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Constitution

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteure : Eugénie MÉRIEAU
Titre : Constitution
Collection : le mot est faible
Editeur : ANAMOSA
Date de parution : 7 mai 2025


A la faveur de la séquence que nous vivons depuis la dissolution surprise du 9 juin 2024, la Constitution réapparaît comme un enjeu central de luttes politique et sémantique. Si la Constitution peut signifier dépossession et impuissance, elle peut également servir de véhicule à une formidable force d’émancipation collective. Tout ce qui est constitutionnel est-il démocratique, comme le déclarait Élisabeth Borne, alors Première ministre, dans un journal à l’occasion de l’adoption de la réforme des retraites via l’article 49 alinéa 3 ?
 
Tout ce qui est inscrit dans la Constitution – y compris les pleins pouvoirs de l’article 16 – a-t-il vocation à être utilisé ? Surtout, la Vème République clôt-elle la quête du bon gouvernement, comme déclarait Emmanuel Macron, en 2023, à l’occasion du 65ème anniversaire de notre Constitution devant le Conseil constitutionnel ? Autant de questions soulevées brillamment et de manière vivante par la constitutionnaliste, politiste et juriste Eugénie Mérieau, dans ce nouveau titre important de la collection « Le mot est faible ».
 
En effet, depuis la dissolution du 9 juin 2024, la Constitution ressurgit comme une participation à la lutte – le droit figurant un champ de bataille par excellence portant sur le sens des mots, dont les conséquences s’avèrent des questions de vie et de mort : pour le droit constitutionnel, de vie et de mort de la démocratie. Comment dès lors déconstruire, peut-être, la Constitution sans tout détruire et faire le jeu des autoritarismes prêts à s’en saisir : voilà l’enjeu des éléments, si ce n’est de réponse, du moins de compréhension qu’apporte ce petit ouvrage passionnant dans sa configuration et son audace.
 
Eugénie MERIEAU, maîtresse de conférences en droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est notamment l’autrice de Géopolitique de l’État d’exception. Lees mondialisations de l’état d’urgence (Le Cavalier bleu, 2024).
 
L’introduction de ce petit livre subversif et décapant se place sous les auspices d’Homère pour poser, in fine, la question qui tue : comment déconstruire la Constitution sans tout détruire et faire le jeu des autoritarismes prêts à s’en saisir ? (p.8) L’auteure répond avec brio sans abandonner toute espérance à travers sept cours et conférences donnés à travers le monde qui visent à apporter des éléments non conclusifs de réflexion et à ébaucher quelques pistes pour se réapproprier collectivement la force de l’idée derrière le mot qu’on dit faible.
 
De manière très originale, l’auteure ouvre son premier chapitre sur sa première audition pour le poste de maître de conférences en droit public comparé. La question de la plus haute importance se condense ainsi : le Président peut-il violer la Constitution impunément ? Dans cette partie, Eugénie MERIEAU établit la filiation entre le bonapartisme, le gaullisme et le macronisme dans leur rapport instrumental et à tendance autoritaire, parfois pervers narcissique, de sujet à objet (p.11). Constitution et domination masculine sur les femmes, la nature et les choses ne font alors qu’un.
 
La politiste et juriste nous démontre les points de jonction entre le bonapartisme, le gaullisme et le macronisme : « appel direct au peuple via la dissolution et le référendum, obsession des pleins pouvoirs, refus de l’existence d’un Premier ministre, son sabotage même, mépris pour le Parlement, tentation permanente du coup d’État, arrogance de croire le cas échéant, en raison d’une destinée providentielle, le Grand Homme absous par le suffrage universel et l’Histoire » (p.12).
 
L’acte de naissance de la Vème République réside dans une inconstitutionnalité qui donne aujourd’hui à notre Constitution une présidence bonapartiste synthèse entre monarchie et république (p.14). L’article 16, cœur de notre Constitution libérale, permet au Président jupitérien de s’octroyer les pleins pouvoirs pour une durée illimitée et sans véritable garde-fou (p.15). On perçoit alors l’aporie paradoxale du droit constitutionnel qui a ceci de spécifique que son principal interprète en est aussi son principal destinataire. Juge et partie (p.16).
 
A la théorie kelsenienne de la pyramide des normes s’oppose la position réaliste de Karl Loewestein qui distingue des constitutions « normatives » et « nominales ». Face à la ténuité de cette partition, la seule question cruciale se formule ainsi : « que faire des multiples violations, bien souvent fondatrices de tout ordre constitutionnel positif ? » (p.21). La constitutionnaliste comparatiste avance que pour maintenir la distinction entre démocratie et dictature, on ne parle pas de violation mais d’interprétation controversée (p.22).
 
La théorie décisionniste de Carl Schmitt, fervent détracteur de Kelsen, tranche : la norme juridique se fonde toujours sur une décision politique, qui, elle, ne répond à aucune norme, pur rapport de force (id). Est souverain celui qui décide de l’exception. Dans sa deuxième conférence en forme de syllabus, Eugénie MERIEAU s’interroge sur la Constitution en tant que personnification d’un peuple et véhicule de la fin de l’histoire dans la triangulation entre l’État, Hegel et nous. Elle pointe d’emblée la boucle ou le cercle du paradoxe souligné par Bourdieu : nous n’avons pour penser l’Etat qu’une pensée d’Etat. Nous pensons avec des images et leurs imaginaires.
 
Dans une analyse pertinente des idéaux de la Révolution française et du contrat rousseauiste, l’auteure de 20 idées reçues sur les régimes autoritaires démontre que l’État et le droit s’identifient dans la Constitution, norme suprême (p.28). La contradiction apparait au grand jour : « la constitution institue le pouvoir, elle l’écrit, l’organise et le met en scène ; mais elle le limite, le contraint, le destitue et le ridiculise dans un même geste » (id). La troisième leçon du livre traite d’histoire constitutionnelle et de droit comparé.
 
Soulignons le grand mérite de l’exposé qui fait preuve d’une clarté remarquable et d’un suspens digne d’un polar sur des sujets souvent obscurs ou rogues. Le présidentialisme résulte de deux innovations majeures de la Vème République. Les « pouvoirs propres » du chef de l’État, dispensés de contreseing ministériel, à rebours de toute la doctrine et la théorie du régime parlementaire, défini justement par un bicéphalisme au profit du Premier ministre. Deuxièmement, l’octroi de la présidence du Conseil des ministres au chef de l’État, ici aussi à rebours de tout parlementarisme (p.40).
 
La motion de censure ne s’exerçant que contre le Premier ministre, le Président s’avère donc inatteignable, irresponsable politiquement. On lira attentivement les pages 53 et 54 sur l’amour français du binarisme mais surtout sur l’opacité concernant la répartition des compétences entre le Premier ministre et le Président. Exemple troublant : « En vertu de l’article 15, le président de la République est le chef des armées. En vertu de l’article 20, le Premier ministre dispose des forces armées ».
 
Le chapitre suivant se penche sur la Constitution, état d’urgence et continuum colonial à travers Tocqueville, l’Algérie et nous. La Vème République, selon la chercheuse, naquit de l’état d’urgence colonial algérien (p.61). Plus loin, Eugénie MERIEAU expose que le juge constitutionnel ne fait pas rempart à l’état d’urgence (p.64). Bien au contraire, la théorie des circonstances exceptionnelles permettant au gouvernement de s’affranchir de la loi en dehors même des périodes de déclaration de l’état d’urgence, demeure une création prétorienne du juge administratif.
 
Les conclusions de ce petit ouvrage majeur sur la constitution sémantique ou les modalités d’extraction de la pensée théologique du politique dans laquelle la Constitution a pour objet la constitutionnalisation de la position d’un chef, « souverain parce qu’il décide de l’exception », méritent lecture tant leur actualité sur l’interrogation démocratique nous brûle.      

 

Boire du vin ?

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Titre : BOIRE DU VIN ? Histoires de complicité entre l’homme et le vin.
Auteurs : Collectif BE FORT !
Editeur : TRABUCAIRE.
Date de parution : Mars 2025.

 
Le vin a 6.000 ans. Bien culturel, universel et pluriel, qu’est-il possible d’en dire aujourd’hui ? Pourquoi boit-on du vin et pourquoi demain continuera-ton d’en boire ? Parce que le vin, fruit de la vigne et du travail de l’homme, ne saurait être considéré comme un simple produit de consommation. Le vin, c’est bien plus que le vin. A partir d’une approche multidisciplinaire, des viticulteurs et des vignerons de la Côte Vermeille en Pays catalan vous invitent à découvrir et partager cette démarche réflexive pour ne pas réduire le vin à ce qu’il n’est pas.

Au-delà des difficultés liées à son abus – parce que boire du vin n’est pas forcément synonyme d’excès – et qu’il revêt bien d’autres dimensions (partage, convivialité, tradition, culture, symbolique, spirituelle), ce livre propose un autre regard sur sa consommation, sa fonction et sa personnalité. Saluons d’emblée le remarquable travail de ce « petit » éditeur perpignanais qui traite de grands sujets depuis longtemps. Dans leur courte préface, à l’heure où la consommation de vin en France décroît de manière substantielle et s’inscrit dans une tendance séculaire de fond, les auteurs cite Charles Baudelaire : « le vin joue un rôle intime dans la vie de l’humanité, si intime que je ne serais pas étonné que, séduits par une idée panthéistique, quelques esprits raisonnables lui attribuassent une espèce de personnalité » (p.4 in Du vin et du haschich, comparés comme moyens de multiplication de l’individualité (1851), Gallimard, La Pléiade, 1961).

Dans leur bref prologue, les auteurs Christophe CZEKAJ, Bernard PECH, Alain POTTIER, Laurent DAL ZOVO, Olivier RAYNAL, Stéphanie SAURA précise les enjeux de ce petit livre stimulant. S’inscrivant dans la perspective d’une mémoire vivante, ils écartent l’ode au nectar sacré et l’érudition d’un traité de viticulture pour insister sur une réflexion sur le statut culturel du vin pour une nouvelle étape qui interroge nos rapports au vin, à ses mythes et à sa vérité (p.7). Les auteurs, vigneron, poète, géographe, explorateur des territoires, unissent leurs voix pour articuler passé, présent et avenir dans un contexte de défis climatiques qui redessinent les cartes du vignoble et où les nouvelles générations réinventent la manière de cultiver, de boire et de penser le vin.

Ce livre engagé questionne ontologiquement l’acte de boire du vin. En effet, le vin a besoin d’une nouvelle image et sans doute d’une image neuve. Les auteurs pointent un angle mort peu souvent abordé : « si le vin est largement présenté comme un produit culturel, il n’en a en France ni la reconnaissance no le statut juridique (légal, réglementaire, administratif) » (p.8). En tant qu’acte de communication, il a des droits et appelle des devoirs car ses codes évoluent. Ce bref ouvrage énergique en forme de manifeste nous enjoint à repenser le vin au-delà d’un produit de consommation pour construire une culture du vin.

Le présent livre propose une évolution de ce bien culturel jamais défini pour envisager un véritable statut culturel du vin (p.11). Il en découle, si l’on ose écrire, une distinction toutefois discutable entre « boissons agricoles » et « boissons distillés » afin de réconcilier le grand public et la filière dans un esprit communautaire et participatif (p.12). L’introduction aborde, de manière classique, le vin des religions : « la chaleur du vin exprime celle de la vie tant psychique que spirituelle » (p.15).

S’appuyant sur les travaux de Maria DARAKI, philosophe, anthropologue et historienne trop tôt disparue en 2012, spécialiste de Dionysos et des religiosités sans Dieu, les auteurs opèrent une réflexion sur le vin, sans du ciel et sans de la terre. Ils montrent que dans sa dimension culturelle, historique et patrimoniale, le vin ne constitue en aucun cas un « produit » (p.28), un simple bien de consommation. Le savoir boire, en l’espèce, consiste à comprendre les conditions de l’acte de boire avec raison et non pas sans raison.

Le vin, « autre mot de l’amitié » selon Erik Orsenna, incarne une valeur nationale, élément majeur du patrimoine français (p. 35). Chaque bouteille porte en elle un paysage, révèle un nombre infini d’histoires mystérieuses (Jean-Claude Pirotte). Univers de mots, le vin, selon Jules Chauvet, de la vinification à la dégustation, signe une transmutation troublante puisque l’homme transforme presque instantanément une matière liquide d’apparence inerte en éléments immatériels dont se nourrit la pensée (p.38). On lira donc avec le plus grand intérêt les pages sur la distinction entre l’acte de boire, le buveur et l’ivresse (p.58) qui ouvrent des perspectives sur la transcendance de la condition de l’homme par le vin (p.61).

Tout en insistant, bien entendu, sur la consommation d’alcool comme risque sanitaire réel, ce livre permet d’élargir la pensée du lien entre l’homme et l’alcool, non pas une simple évasion de la réalité mais l’esquisse qui s’arrête hélas brutalement page 65, d’une exploration des contrées irrationnelles mais fécondes que cristallise par son essence même l’être-éthylique, comprises comme un « appel » (p. 64). Cet être qui traverse un miroir où les règles s’inversent « au profit d’une pensée, d’un langage et d’une corporéité remodelés, réorganisés en des termes libres, plus immanents, émancipés des carcans de l’hygiène morale animée d’une idée du bien, qui parce qu’elle est finalement impensée, déconsidère ceux qui s’extirpent volontairement des rets psychiques qu’elle édicte implicitement » (id.).     

Progrès

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Wolf FEUERHAHN
Titre : Progrès
Editeur : Anamosa
Collection : « Le mot est faible »
Date de parution : 27 mars 2025.

 
Le mot « progrès » ne laisse pas indifférent. Certains l’adulent parce qu’il dessinerait un avenir meilleur à l’humanité. D’autres, bien au contraire, dénoncent un idéal qui rendrait aveugle à ses effets collatéraux, sociaux comme environnementaux. Terrain de lutte, le mot offre une clé de lecture des trois derniers siècles et des conflits sociaux et de valeurs. « Progrès » fait partie de ces mots, qui, de nos jours, suscitent l’enthousiasme mais aussi la méfiance, et ce à droite comme à gauche du spectre politique.
 
Comment en est-on arrivé là ? Quelles valeurs lui sont attachées ? Ce fait est-il nouveau ? Ceux et celles qui voient dans la technologie l’avenir de l’humanité font du « progrès » un étendard. Mais beaucoup en sont convaincus : à un temps où il faudrait se méfier de la foi dans le progrès aurait succédé une époque où il faudrait se méfier de la foi dans le progrès. A gauche, nombreux sont ceux qui considèrent encore le progrès social comme un idéal.
 
Mais comment l’atteindre sans prendre en compte des objectifs économiques (la croissance, la plus-value) dont les conséquences sociales, géopolitiques et écologiques s’avèrent désastreuses ? Ceux qui, à droite, le pourfendent y voient un primat du matérialisme, de l’individualisme et du consumérisme auxquels il faudrait opposer l’importance des traditions. Pour y voir plus clair et ne pas être victime des usages polémiques du terme, il appert crucial de saisir combien depuis le XVIIIème siècle, « progrès » n’a cessé d’être un mot débattu.
 
Pour comprendre ces controverses, il faut retraverser ses usages et ses adjectivations : progrès scientifique, technologique, économique, industriel, social voire écologique. Il faut également s’arrêter sur son substantif associé « progressisme ». Wolf FEUERHAHN est historien des sciences, directeur de recherches au CNRS (Centre Alexandre-Koyré). Il enseigne les humanités environnementales à l’École polytechnique (Paris).
 
Dans son introduction, l’universitaire analyse l’étrange distinction opérée par Emmanuel Macron le 9 juillet 2018 entre les progressistes et les nationalistes. Se revendiquer du progressisme et l’opposer au nationalisme voire au populisme, autre notion très lâche, le plus souvent connotée péjorativement, revient à imposer une nouvelle valeur au « progressisme » (p.6). L’auteur du présent opuscule, précis et limpide dans sa tentative de faire l’histoire du concept de progrès en le différenciant bien du progressisme, défend une thèse forte : « la pensée politique collective mérite mieux que des catégories tellement larges et/ou stigmatisantes qu’elles ne permettent pas d’analyser avec finesse la complexité des positions adoptées » (p.7).
 
Afin de ménager des instruments d’analyse et de mettre à distance certaines catégories conceptuelles, la méthode dissocie les locuteurs auto-étiquetés et ceux qui qualifient les positions de leurs interlocuteurs ou adversaires (hétéro-étiquetages) pour dégager des variations historiques des usages du mot. L’enquête portera sur l’histoire passionnante des usages en tant que clé de lecture des trois derniers siècles de conflits sociaux comme de heurts de principes (p.9). Le progrès désigne un mouvement vers l’avant pour l’Académie française en 1694.
 
Toujours assorti d’un complément et souvent d’une majuscule, il est un emploi absolu (p.10). Evolution vers un état meilleur, indissociable d’un jugement de valeur, il évoque un mouvement graduel (p.12). Les progrès des sciences et des arts, débat savant qui commence en 1605 (Francis Bacon) et s’achève fin XVIIIème avec Rousseau, place l’ambivalence au centre du concept, évolution vers le meilleur comme vers le pire (p.18). L’ombre portée de la Révolution française le rend révolutionnaire (p.36). Dans les années 1830, il se fait singulier, absolu, majuscule, tel un nom propre. Il se transforme en idée qui s’inscrit dans une réflexion historique et philosophique (p.39).
 
En 1949, Karl Löwith alimente le débat décisif sur le progrès dans son essai « Histoire et Salut » : « que peut encore signifier le progrès après la barbarie nazie, les crimes de Staline et la bombe atomique ? » (p.82). Le dernier chapitre de ce petit livre vif et décapant comme toute la collection « Le mot est faible » analyse l’espoir, pour reprendre le mot de Borges, que notre avenir, bien qu’inéluctable, n’ait pas lieu, et appelle à « la tâche immense mais cruciale de résister, faire preuve d’esprit critique, rappeler l’importance d’une réflexion nuancée (nous dirions plutôt subtile afin d’éviter toute pleutrerie du concept) qui requiert du temps et suppose un espace public de délibération démocratique » (p.99). 
 
Avril 2025

On ne peut plus rien dire

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Thomas HOCHMANN
Titre : « On ne peut plus rien dire… ». Liberté d’expression : le grand détournement.
Editeur : ANAMOSA.
Date de parution : 13 mars 2025.

 
« On ne peut plus rien dire… ». La complainte de celles et ceux qui dénoncent la « censure » s’étire à longueur de journée sur les plateaux télévisés. Il semblerait que la réaction se soit approprié la liberté d’expression pour mieux la dévoyer. Comment en est-on arrivé là ? Comment récupérer cette liberté fondamentale en démocratie ? Voilà l’enjeu de ce texte incisif. A entendre la plupart des responsables politiques, pour faire refluer l’extrême droite, il suffirait de prendre de bonnes mesures, d’améliorer la vie des gens. Ils se trompent lourdement.
 
Bien qu’essentiel et nécessaire, le contenu des politiques menées semble importer bien moins que la manière dont elles sont présentées et commentées; la meilleure politique du monde ne pèse pas lourd face à la large diffusion de propos qui manipulent les faits, qui sèment la division et encouragent à la discrimination. L’urgence est donc de protéger, enfin, la condition essentielle de toute démocratie : la libre discussion des affaires publiques dans le respect d’autrui, et sur une base factuelle partagée.
 
Par un incroyable retournement en effet, tout effort de protéger le débat démocratique est aujourd’hui brocardé comme une atteinte à la « liberté d’expression ». Dès qu’un chantre du camp « national » fait l’objet d’une sanction, ou même qu’il est simplement contredit un peu vivement, il se lamente : « On ne peut plus rien dire… ». Cette complainte des nouveaux censurés s’étire à longueur de journée sur les plateaux télévisés. Toute contradiction est dénoncée comme une agression, la lutte contre le racisme est présentée comme marque d’intolérance « woke ».
 
Qu’un juge ose timidement rappeler qu’une chaîne d’information ne peut consacrer exclusivement son antenne à la propagande d’extrême droite, et une vague d’indignation déferle aussitôt contre la censure, cette « guillotine symbolique ». Pourtant, la haine et le mensonge nuisent gravement à la délibération démocratique. C’est pourquoi, les restrictions de l’expression publique, loin d’être en contradiction avec la liberté d’expression, lui sont consubstantielles. La « liberté d’expression » brandie par les courants réactionnaires, qui couvre toutes les manipulations et toutes les agressions, est un piège.
 
La véritable liberté d’expression s’exerce dans un cadre qui exclut notamment tout discours de haine, sans jamais gêner le débat public. Dans un style alerte et accessible à tous, ce livre révèle la manière dont l’extrême droite a accaparé la liberté d’expression pour mieux la dévoyer. Face à la montagne d’ouvrages qui dénoncent le wokisme et la censure, il montre comment se réapproprier cette liberté fondamentale, après avoir rappelé et défendu, exemples à l’appui, les lois qui interdisent les discours de haine et les campagnes de désinformation car leur mise en œuvre constitue désormais notre seule et dernière chance de repousser l’extrême droite.
 
Thomas HOCHMANN enseigne le droit public à l’Université Paris Nanterre. Membre de l’Institut Universitaire de France, sa thèse, soutenue par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, couronnée du prix René Cassin, portait sur « le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression ». Lauréat de l’agrégation de droit public, il est titulaire de la chaire France-Québec sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression, membre des comités de rédaction de la revue Pouvoirs et de la Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger.

Dans son introduction, il rappelle (p.5), que le RN a attiré plus de 10 millions de voix aux élections législatives de juillet 2024 et l’urgence de protéger enfin la condition essentielle de toute démocratie : la libre discussion des affaires publiques dans le respect d’autrui sur une base factuelle partagée. Le ciblage des décisions des juges ou des autres autorités chargées d’appliquer les règles juridiques mais également des phénomènes plus ou moins fantasmés aux noms exotiques comme « wokisme » ou « cancel culture » doit faire l’objet d’un combat sans relâche (p.6).
 
Cette liberté déformée relève d’une contradiction performative : une affirmation dont le contenu est démenti par le fait même de son énonciation (p.9). Le problème touche à la civilité, la patience, la décence de la controverse sauf à confondre interdiction et contradiction (p.10). L’auteur montre que la vive contradiction ne s’identifie en aucun cas à un dévoiement de la liberté d’expression mais constitue son fondement, la raison même pour laquelle l’État doit être tenu à l’écart des débats (p.11). Toute garantie de la liberté d’expression accepte une certaine dose de dissuasion, d’autocensure et la contradiction argumentée diffère de l’avalanche d’injures.
 
Le chercheur recontextualise juridiquement : « en droit français, il est interdit de porter atteinte à l’honneur ou à la considération d’un individu, de l’injurier, de le menacer de mort, de provoquer la haine, la violence ou la discrimination » (p.13) mais pas de décourager autrui de s’exprimer en critiquant, même durement, ses prises de position. Le Rubicon se franchit lorsqu’il s’agit d’empêcher un locuteur de parler (id.). L’article 431-1 du Code pénal prévoit ce délit d’entrave. Le fantasme d’un mouvement « woke » qui dominerait les universités et une partie de la société en fait partie.
 
Cette dénonciation forme une redoutable stratégie d’inversion des rôles qui permet aux agresseurs de se présenter comme des victimes, aux dominants de rechercher la sympathie qu’inspire une position minoritaire persécutée, aux intolérants d’accuser ceux qui les combattent (p.20). Cette liberté abusée concerne tout particulièrement les discours de haine : « injure, diffamation, provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence contre une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance à un groupe défini par certains critères tels que l’ethnie, la nation, la religion ou l’orientation sexuelle » (p.23 : articles 24, 32, 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse).
 
Provoquer désigne une conséquence et un message. L’exemple du problème posé par C8 et CNews s’analyse ainsi justement par le professeur de droit public : « le danger que représente ces chaînes ne tient pas tant au manque de pluralisme qu’à la diffusion intensive de discours violents, haineux et mensongers » (p.39). Dans un chapitre sur la liberté expliquée, Thomas HOCHMANN distingue bien le modèle américain du modèle français et européen : « la Cour européenne des droits de l’homme assure une protection importante à la discussion politique, aux propos qui touchent à des débats d’intérêt général. Mais elle est intraitable à l’égard du racisme et de l’intolérance. Face aux discours de haine, elle n’exige aucune neutralité. Elle n’accepte ni l’apologie du nazisme ni la propagande homophobe » (p.47).
 
En conséquence, les discours de haine œuvrent à la destruction des libertés et de la démocratie : leur répression n’est pas seulement admise mais exigée, tel est le cœur de la conception européenne de la liberté d’expression. Où l’on perçoit bien que pour protéger la liberté d’expression, il faut donc parfois la limiter (p.51). Dans une dernière partie percutante, claire et éclairante sur la liberté respectée, le juriste à l’Université de Nanterre revient sur l’antisémitisme page 60 : « l’injure, la diffamation ou la provocation à la haine contre les juifs sont interdites tandis que la critique du gouvernement israélien est évidemment permise. Ce qui vient d’être dit à propos de la critique de l’islam et du discours de haine contre les musulmans s’applique en tout point à la critique d’Israël et à l’antisémitisme. L’antisémitisme se cache parfois derrière la critique d’Israël mais toute critique d’Israël ne saurait être perçu comme une attaque contre les juifs ».

Avril 2025
 

Les goûts du café

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteurs : Christophe SERVELL et Pierre DE Chantérac
Titre :  Les goûts du café. Cultiver ses sens. Comprendre et apprendre le café de spécialité.
Editeur : Apogée, Rennes.
Collection : Le Savoir boire.
Date de parution : 16 avril 2025.


Amer, doux ou fort… Voilà comment neuf personnes sur dix caractérisent le goût du café. Quel contraste avec des centaines d’arômes que peut exprimer une tasse de bon café ! Quelle image mentale avons-nous réellement du café ? Est-ce un goût délicat, une sensation sucrée et persistante en bouche, différente à chaque tasse ? Une boisson puissante aux atouts stimulants mais à légère persistance brûlée et amère ? Aussi, quelle est la relation entre le terroir et les goûts du café ?
 
L’offre quasi hégémonique des cafés industriels ferme d’emblée les portes de l’éveil des sens et de la joie d’apprécier le goût véritable d’une bonne tasse de café. A tel point que nous ne sommes même plus capables, malgré notre plaisir à le consommer, de reconnaître le bon grain de l’ivraie. Cet ouvrage ambitionne d’aider le lecteur à se faire une idée neuve du café, à changer la représentation qu’il peut en avoir, de sa production à sa consommation. Comprendre pour mieux goûter, se défaire des idées reçues et profiter pleinement des plaisirs que procure la dégustation d’un café de spécialité.
 
Fondateur de TERRES DE CAFÉ, meilleur torréfacteur de France en 2015, Christophe Servell parcourt le monde, à la recherche des meilleurs cafés et contribue à la structuration d’une nouvelle filière caféicole, humaniste et écologique. Il a reçu le prix « Outstanding Achievement Award » à l’European Coffee Symposium de 2024. Pierre de Chantérac est Q-grader, cinq fois champion de France et champion du monde d’Ibrik 2023. Animé par le goût et en quête constante d’excellence, il fait infuser son savoir-faire à Terres de café avec ambition, passion et pédagogie.
 
Le présent livre de l’auteur d’un des livres de référence sur le café de spécialité, « A l’origine. Rencontres en terres de café, Apogée, 2023 », et son coauteur, commence par une préface singulière de Mathilde Laurent, la parfumeuse maison de Cartier. Elle aborde le café telle une composition, beauté, olfaction, chimie et transcendance (p.13). Comme le parfum, il élève ceux qui le font et ceux qui le reçoivent. Une belle préface en forme d’ode au café de spécialité qui nous rappelle la beauté originelle et la sidération de ce nez devant des notes d’Osmanthus, cette petite fleur asiatique, qui sent le lilas et l’abricot (p.15), aux accents de mangue, de noisette, de caramel, une émotion à la fois viscérale, esthétique et intellectuelle (p.16). 
 
Dans leur avant-propos, les deux spécialistes s’emploient à situer le goût comme construction et le café de spécialité à l’image d’une communauté de valeur à l’échelle internationale qui augure de l’avenir du café de qualité en tant qu’expression unique d’un terroir singulier (p.19). La première partie écrite par Christophe SERVELL traite de la construction des goûts du café en dégageant plusieurs vagues (p.28) : de la première éthiopienne, terroir originel de l’arabica, à l’arabe du XVème qui diffuse le café à l’ensemble du monde arabo-musulman, à la troisième européenne au XVI au succès fulgurant, à la quatrième avec la massification de la consommation et des échanges entre métropoles et colonies au XIXème, puis la cinquième au XXème qui industrialise la production et perd la notion de terroir, à la sixième avec des lieux expérientiels jusqu’à la septième, sensorielle avec la diffusion à petite échelle des cafés de spécialité.
 
Cette reconnexion des producteurs et des consommateurs au terroir milite pour une désindustrialisation de la production, une déstandardisation du goût, une relation de confiance entre les torréfacteurs et leurs clients fondée sur la traçabilité et la vérifiabilité. La huitième vague passe, aujourd’hui, par la valorisation des sols, des variétés, des fermentations, des torréfactions, des méthodes d’extraction (p.29). Le café de spécialité se définit, depuis 1982, comme un café qui a été conçu de manière spéciale (p.31) à savoir d’une succession de choix effectués à chaque étape de la chaîne de valeur pour obtenir une « boisson pure, fine, équilibrée et complexe, parfois si délicieuse qu’elle envoûte notre mémoire sensorielle à tout jamais » (id.)
 
Afin de rentrer dans des subtilités fondatrices, l’expert en théorie et en pratique s’empresse de relativiser l’analogie avec le vin (p.32). Le vigneron conçoit un produit fini. Le caféiculteur livre un produit qui doit encore subir une double transformation. Il y a plus, hormis en Éthiopie, les producteurs ne boivent pas de café et ne connaissent ni la torréfaction, ni l’extraction ni la dégustation : « dans des conditions dictées par l’histoire et le marché, il est difficile de faire corps avec son terroir lorsqu’on ne fait pas corps avec le marché » (id.).
 
Le chapitre 2 explore le terroir dans toute sa richesse, sa diversité intrinsèque, l’expression d’un lieu, d’un être humain et d’une année. La définition précise du goût réside alors dans la vision fine du terroir : le microterroir (p.35). En l’occurrence, on regrettera parfois l’usage de termes au découpage conceptuel mal ciselé : « vibration, bonheur gustatif suspendu, alchimie, énergie » (p.36) ou encore plus ésotériques, « magie, mystères » (p.37) qui ne favorise pas l’effort heuristique et l’herméneutique holistique déployés avec clarté ailleurs.
 
Plus loin, Christophe SERVELL indique, à bon escient, que la France, pays de la conceptualisation de la notion de terroir, concept complexe, fin et sensible, valorise l’identité de ses produits, ses lieux et ses producteurs de manière exemplaire (p.44). La description des geishas du Panama, variétés fragiles et peu productives, illustre bien la typicité et la naissance d’un terroir : « ces notes délicates de jasmin, ce corps soyeux, d’une élégance folle, avec une acidité fine et des notes de citronnelle, de thé, d’abricot, de prune, de pêche et de citron » (p.52).
 
Les pages sur les variétés captivent notamment les heirlooms, landrace ou endémiques éthiopiens, héritages séculaires de la fascinante diversité des rubiacées originaires des forêts montagnardes humides du sud-ouest de l’Éthiopie où se concentre toute la pluralité génétique de l’espèce (p.49). Le chapitre 3 décrit les process du café. La seconde partie rédigée par Pierre DE CHANTERAC présente davantage la compréhension des éléments qui se cachent derrière un bon café (p.83). « L’œnologue du café » présente les divers marqueurs du goût. L’amertume conjugue, par exemple, trois facteurs : la variété, l’altitude et le degré de torréfaction (p.102).
 
L’acidité, en outre, définit la pierre angulaire de l’appréciation sensorielle d’un café de spécialité, colonne vertébrale d’un grand café (p.107). Pierre de Chantérac, en « sommelier-dégustateur des grands cafés » délimite l’intensité et la qualité d’une expression. Concentrons-nous, un instant, sur la page 111 de ce livre complet écrit, avec enthousiasme, par des « sourceurs voyageurs » (p.44) transportés qui s’adresse aussi bien aux béotiens qu’aux professionnels avertis et confirmés : « les mots manquent pour qualifier les sensations tactiles des plus beaux cafés. Quand il est parfait, le corps est la facette qui m’émeut le plus. Il m’est arrivé de goûter des cafés au corps « dynamique », « pétillant », ou encore « multidimensionnel » comme si plusieurs voiles d’étoffe se posaient sur la langue. Cette sensation du corps est comme une fulgurance hors de toute matière café, mettant en lumière tous les goûts et perdurant longtemps, puis s’évanouissant en laissant une bouche si propre qu’elle nous laisse à douter de l’intensité pourtant si vive éprouvée quelques secondes auparavant. La perfection tactile absolue ne touche que quelques tasses dans une vie ».      
 
Avril 2025
 

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