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A la découverte des vins géorgiens

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Christophe LAVELLE
Titre : A la découverte des vins géorgiens. Un regard culturel et scientifique.
Collection : Le savoir boire.
Editeur : APOGÉE, Rennes.
Date de parution : 25 octobre 2023.

 
Entre l’Europe et l’Asie, la Géorgie attire chaque année plusieurs millions de visiteurs, non seulement pour ses paysages magnifiques et l’hospitalité légendaire de ses habitants, mais aussi pour ses vins dont la réputation dépasse largement les frontières. Avec huit mille ans d’histoire, cinq cent cépages autochtones et une méthode de vinification originale en kvevri (jarre enterrée), inscrite en 2013 par l’Unesco sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, la Géorgie se présente souvent comme le berceau du vin.
 
Le fait est que la vigne, qui envahit aussi bien les vastes plateaux de Kakhétie que les devantures des maisons à Tbilissi, et son jus fermenté font partie du quotidien des Georgiens. Et pourtant, les vins géorgiens ne figurent pas dans la plupart des livres sur le vin et les cartes de nos restaurants. Le livre vise à corriger ce manque, à mieux faire connaître ces vins originaux tant par leurs cépages que par leur vinification. Christophe Lavelle, chercheur au CNRS et au Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris, spécialiste de l’alimentation, enseigne au sein de nombreuses universités et écoles, donne régulièrement des conférences auprès du grand public et des professionnels (chefs, formateurs, ingénieurs).
 
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages universitaires et récemment de De l’assiette au cerveau, la Cuisine neurogastronomique, Les Ateliers d’Argol, Paris, 2023. D’emblée, l’auteur rend hommage à son interprète, « toujours enthousiaste et enthousiasmante » à laquelle il a voulu « transmettre le goût des bonnes choses et du bon vin » (p.10). On peut finalement en écrire autant sur ce livre dans son ensemble, passionnant à bien des égards et écrit par un passionné qui nous donne à chaque instant le désir non seulement des vins, de la gastronomie et de la culture géorgiennes mais surtout la curiosité d’y voyager même si nous reviendrons sur des limites de format et des limitations d’édition.
 
Dans sa préface élogieuse, Gocha JAVAKHISHVILI, Ambassadeur de Géorgie en France et à Monaco, loue le voyage initiatique de Christophe LAVELLE, depuis 2017, dans la gastronomie liquide et solide de Géorgie. Il est vrai que le présent ouvrage rare, écrit par un microbiologiste des boissons fermentées, propose un guide unique de la vigne et du vin pour la reconstruction de l’identité culturelle géorgienne. Au-delà  de toutes les formes d’œnotourisme, ce livre rapproche les deux pays au travers de la convivialité de la table et de la célébration des produits de la terre, si belle et si fragile (p.15).
 
Dans l’introduction, l’éloge de la Géorgie se poursuit : paysages magnifiques, hospitalité légendaire, vins, méthode de fermentation originale en jarre enterrée (kvevri), berceau du vin. Bien plus encore, le vin fait partie intégrante du quotidien des Géorgiens, dans les repas extravagants et interminables. Dans ce pays de quatre millions d’habitants, le vin se domestique dans tous les foyers (p.18). Pourtant, l’auteur souligne, à juste titre, l’étonnante méconnaissance du sujet et l’absence de ces vins dans nos verres. Ce livre vise à rectifier ce manque injuste pour éclairer sur ces vins originaux par leurs cépages, leurs méthodes de vinification.
 
En toute humilité confuse, Christophe Lavelle essaie, d’entrée de jeu, de positionner son essai : ni guide touristique, ni traité d’œnologie savant mais invitation à découvrir des vins parfois étonnants, souvent réjouissants (p.18). Malgré tous ses efforts et les qualités indéniables de sa production associées à un sens de l’humour incontestable, il peine parfois à demeurer centrer sur son sujet. Nous ne résisterons pas à la tentation de citer le fameux dicton géorgien : « Mieux vaut être battu par le bâton que par le vin » (p.19).
 
Le premier chapitre s’étale sur la géographie à bon escient. Un pays formé de 80% de montagnes qui présente plusieurs difficultés strictement indépendantes du vin. La langue tout d’abord, à l’écrit et à l’oral. Autre singularité : la Géorgie a la chance et le malheur de se trouver au carrefour du monde, entre Europe et Asie, Occident et l’Orient. Son histoire s’inscrit dans une longue succession d’invasions et de reconquêtes. On appréciera tout au long du texte un humour pince sans rire revigorant et souvent hilarant. A preuve : « 1879 : naissance à Gori de Staline, sans doute le Géorgien le plus (tristement) célèbre » (p.24).
 
Les paysages (stations thermales et balnéaires, stations de ski, parcs naturels, montagnes grandioses), l’histoire (monastères, musique, chants, danses), les chiffres touristiques défilent mais encore une fois le sujet essentiel tarde. Il faut attendre la page 29 pour enfin parler vin géorgien. Christophe LAVELLE liste à dessein les livres des sommeliers qui ne mentionnent pas les vins géorgiens dans leurs miscellanées malencontreuses : Philippe Faure-Brac (2020), Antoine Petrus (2018). L’auteur s’interroge sur ces oublis français par chauvinisme qui auraient tendance à bouder un pays « inventeur du vin », trop proche de notre fierté nationale (p.31).
 
Sur le versant de la littérature internationale, l’anglaise de référence Jancis Robinson dans son fameux The Oxford Companion to Wine ne consacre que deux pages sur neuf cents aux vins géorgiens (p.32). Loin du redresseur de torts, nous apprécions moins les pages d’apologie de l’œnotourisme en Géorgie vantant la diversité des cépages endémiques ainsi que la méthode de vinification aussi originale qu’ancestrale (p.33). Le Chapitre 2 aborde le berceau du vin. L’histoire du Caucase semble liée à la vigne et sa domestication par l’homme au néolithique. Deux types d’argumentations étaient cette assertion : la génétique montre que la domestication a lieu il y a plus de onze mille ans dans cette région.
 
L’archéologie montre également, avec les travaux de l’anthropologue américain, que des résidus de raisin fermenté ont été découvert dans la Caucase, datant de huit mille ans (p.37). D’autre part, l’auteur insiste bien sur la distinction entre une large production domestique familiale et une production commerciale. Il revient également sur le passage entre un mode de culture extensif avec des vignes sauvages entraînées à pousser autour de grands arbres à une monoculture intensive bien connue aujourd’hui (p.39).
 
Concernant les origines prouvées de la domestication de la vigne, des études récentes ont montré qu’elle a bien eu lieu il y a environ onze mille ans dans le Caucase et le Proche-Orient, dans deux régions distantes de plus de mille kilomètres (p.39). On déplorera au passage la faiblesse des photographies proposées par l’auteur improvisé photographe aux pages 42, 43, 52, 77, 86, 89. Dans les pages suivantes, le chercheur au CNRS s’adonne à une brève investigation ampélographique et détaille les principaux cépages géorgiens parmi les 6000 connus à ce jour dans le monde (p.45).
 
Le chapitre 3 aborde les mutations de la production dans le pays. La Géorgie occupe actuellement la vingtième place dans la production mondiale avec moins d’un pour cent de la production globale. Christophe Lavelle présente les trois typologies du modèle géorgien page 59 : la propriété familiale qui s’est professionnalisée produisant entre 1000 et 20 000 bouteilles ; la propriété commerciale qui nécessite des employés pour sortir entre 20 000 et 200 000 bouteilles ; la grosse entreprise qui produit entre 200 000 et 20 millions de bouteilles (!) avec un dispositif logistique et un accueil touristique de masse.
 
Les grandes tendances actuelles et futures du paysage vitivinicole géorgien font l’objet d’une étude précise : retour à la biodiversité avec plantation et valorisation de cépages oubliés ; attention particulière apportée au raisin avec des des modes de culture respectueux de l’environnement ; volonté d’expérimenter sans barrières ; contrôles accrus ; moins de vins sucrés, plus de vins secs et de macération ; explosion des cavistes et des bars à vins.
 
Le chapitre IV décrit les huit régions viticoles dont la célèbre KAKHETIE qui fournit 95% de la production commerciale du pays (p.71). Le chapitre V traite des appellations. Depuis 2005, la Géorgie a enregistré des appellations d’origine ou PDO (Protected Designations of Origin). Le Chapitre VI (p.103), l’un des plus intéressant, se différenciant des listes précédentes à la Prévert qui témoignent tout de même d’un véritable travail de documentation et de terrain de l’auteur, nous apprend bien des détails parfois sidérants sur les fameux kvevris (prononcez kouevri) : « Même si les kvevris sont avant tout des jarres vinaires, ils servaient aussi historiquement à stocker des aliments tels que beurre, céréales, légumes marinés quand ce n’était pas à enterrer les morts ! » (p.106).
 
Les pages sur la fabrication ovoïde montrent un art de la patience toujours de mise à chaque étape du processus. Installés dans de bonnes conditions et bien entretenus, les kvevris peuvent servir des décennies voire des siècles (p.108). Ingénieux outil qui permet la fermentation, la macération, l’élevage, le vieillissement et le stockage, le kvevri représente, depuis huit mille ans, la meilleure manière de faire du vin (p.113).
 
Christophe LAVELLE vient à la délicate et épineuse question de savoir si les vins en kvevri peuvent rentrer véritablement dans la catégorie « nature ». Il commence par nommer les caractéristiques d’un vin nature : issu de raisins cultivés en agriculture biologique, ferments (levures, bactéries) uniquement indigènes, aucun intrant ni sulfites. Or, en Géorgie, aujourd’hui, très peu de vignes sont certifiées bio. Ajouter des levures commerciales sélectionnés demeure totalement étranger à la tradition du kvevri mais c’est de plus en plus le cas.
 
Le point crucial nous semble que « par leur forte concentration en composés polyphénoliques contenus dans les rafles et les pépins et par la régulation naturelle de la température effectuée par le kvevri, les vins de macération s’en sortent plutôt bien sans sulfites ajoutés, dont l’absence facilite en outre le départ de la fermentation malolactique sous l’action des bactéries indigènes » (p.115). On notera l’humour provocateur de la note 63 sur « le mal de crâne » provoqué par certains vins nature.
 
A l’instar du label français Vin Méthode Nature, seule la nouvelle Natural Wine Association structurera la filière. Le Chapitre VII, stimulant, étudie le goût du vin géorgien qui possède une typicité particulière. Non seulement une signature aromatique caractérise les différents cépages autochtones mais deux différences majeures apparaissent pour les palais français : des vins rouges sucrés et des vins blancs de macération. La macération pelliculaire apporte un caractère tannique et riche en divers composés phénoliques.
 
Enfin, il faut distinguer les vins de familles des vins commercialisés. On appréciera les pages éclairantes sur le vin improprement qualifié d’orange qui trouvera, loin des modes et des clichés, une définition plus précise dans le terme de « vin blanc avec macération » (p.121). L’OIV met spécifiquement en avant la méthode géorgienne de vinification en kvevri. On goutera avec délice et amusement les pages sur les bulles et le conflit autour de l’appellation Champagne avec la Russie et la Géorgie qui produisit dans les années 1840 des vins mousseux.

Saluons le mérite du commissaire de l’exposition « Je mange donc je suis » (2019-2020) pour éduquer à ces vins différents à la fois le grand public et les professionnels. Le Chapitre VIII, un peu hors sujet mais connexe (p.125), se concentre sur la cuisine géorgienne. Il nous surprend à chaque page en nous montrant les classiques ravioles fourrées et la « pizza géorgienne » mais bien plus encore, le goût spécifique de cette gastronomie variée, végétale et animale. On apprend même dans la note 78 fournie de la page 127 que la Géorgie pourrait être le berceau du fromage.
 
Le chauvinisme français (pléonasme dixit l’auteur) a du plomb dans l’aile. Encore plus étonnant, le goût des tomates et une recette de poisson-chat de la rivière Alazani note 79. Les pages suivantes alertes et passionnées décrivent le supra, sorte de banquet durant lequel on mange, boit, chante et danse (p.131). La partie dévolue à l’eau, le cognac, la bière ou le thé ne manque pas de surprendre et de nous apprendre bien des aspects inconnus de la culture géorgienne. Le chapitre IX conseille des lieux où acheter et boire des vins géorgiens dans le monde. Le chapitre X présente une riche bibliographie commentée en anglais et en français des ouvrages à lire sur le sujet.
 
Pascal REIGNIEZ et Alice FEIRING figurent en bonne place page 146. Où l’on perçoit la sérieuse et monumentale recherche accomplie par Christophe LAVELLE sans prétendre à l’exhaustivité. On regrettera parfois, çà et là, le côté trop laudatif de certains passages conclusifs (p.158). On déplorera également la construction et le format du livre pas toujours centré sur les vins géorgiens mais on pardonnera dans la foulée l’enthousiasme apporté à mettre en lumière la globalité des attraits de la culture d’un pays dont on tombe facilement amoureux.  
 

Mes Epices en cuisine

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Gérard VIVES.
Titre : MES ÉPICES EN CUISINE. Plus de 45 épices et mélanges.
Editeur : Editions de La Martinière.
Date de parution : 27 octobre 2023.

 
Derrière la forme oblongue des graines d’anis vert, la rugosité du bâton de cannelle, la forme d’étoile de la badiane et la rondeur de la noix de muscade se cache un monde, souvent méconnu, riche en couleurs et en saveurs : l’univers des épices. Qu’elles soient fraîches et mentholées ou plus chaleureuses, qu’elles soient douces ou puissantes, voire parfois piquantes, les épices sont souvent les plus grandes oubliées de nos placards. Si poivrer un magret de canard ou apporter une touche de cannelle à une compote de pomme font partie des gestes du quotidien, nous sommes souvent intimidés face à des épices comme la maniguette, le macis ou le sumac.
 
Pour y remédier, Gérard VIVES, sans doute la sommité mondiale des poivres, vous ouvre les portes de cet univers aux couleurs chatoyantes et aux parfums entêtants. Il vous guide sur la route des épices et mélanges pour vous en faire découvrir 45, de leurs origines à leurs caractéristiques organoleptiques en passant par leurs nombreuses vertus. Chacune d’elles est associée à une recette gourmande et accessible : de quoi relever vos plats et épicer votre vie.
 
Cuisinier et épicier, Gérard Vives maîtrise les épices de la plante jusqu’à l’assiette. Venu à la cuisine par passion, il crée plusieurs restaurants dans le Sud de France puis quitte momentanément les fourneaux pour partir sur la route des épices. Il acquiert ainsi une certaine expertise qui lui permet d’intervenir dans les plantations pour améliorer la qualité des épices, qu’il intègre alors dans sa cuisine. Il continue de transmettre son savoir lors d’ateliers et de conférences.
 
Voyons, de prime abord, que le très beau livre de 60 recettes gourmandes et accessibles de Gérard VIVES, fruit d’une vie d’expérimentations de chef, de voyages savants pour chasser la première des épices, le poivre, diffère par la pertinence de sa mise en page, sa simplicité d’usage, les magnifiques photos de Louis Laurent GRANDADAM qui nous plongent dans le vif coloré de la matière épicée, dans un rêve de badiane, une rêverie de cannelle ou une méditation sur le safran. De la noix de muscade à la moutarde, des poivres sauvages envoûtants aux mélanges classiques dans le monde -colombo, zaatar et autres tandoori-, le photographe n’oublie pas de nous mettre l’eau à la bouche avec ses images de recettes.
 
Dans son introduction, le cuisinier-épicier témoigne du long cheminement qui aboutira à « sa cuisine aux épices » et à sa maîtrise de la plante à l’assiette (p.5). Depuis plus de vingt-cinq ans, Gérard VIVES part sur la route des épices. Ce provençal fervent intervient dans les plantations afin d’améliorer leurs qualités. Inventeur du poivre malgache « Voatsiperifery », auteur du renouveau du poivre cambodgien de Kâmpôt, créateur des plus gros grains de l’histoire baptisés Kappad en Inde, enseignant dans plusieurs universités et instituts français et internationaux, celui qui inaugura son premier restaurant, en 1982, à Manosque, nommé Le Café de l’Aubette, poursuit son œuvre de transmission d’un savoir par l’écriture de livres rares.   
 
Avec humour et malice, l’ex chef du « Lapin tant pis », à Forcalquier, cite d’emblée James Joyce : « Dieu a fait l’aliment, le diable l’assaisonnement ». En diablotin, l’ancien restaurateur aixois, avec un style affirmé et original, nous familiarise avec un univers si méconnu, nous guide dans un monde végétal qui égaiera nos vies. Le fondateur de l’importateur « Le Comptoir des poivres » qui a offert aux grands chefs et aux enseignes de luxe des poivres exceptionnels, répond également aux questions pratiques sur les épices (pp.6-9).
 
Autre grande trouvaille de cet ouvrage à mettre sous le sapin mais à acquérir aussi toute l’année : le classement judicieux par évocation de leur rendu olfactif et gustatif, de leur tonalité, de leur puissance (p.9). La première partie évoque les épices fraîches aux notes végétales très marquées, mentholées, anisées, réglissées évoquant la fraîcheur. On repèrera une constante : les vertus et les usages thérapeutiques de presque tous les aromates présentés dans cette somme de presque 200 pages qui charmera tous ceux qui désirent s’initier simplement, à la maison, à l’art de la cuisine aux épices.
 
Chaque présentation d’une épice nous enseigne, sur une page, sa définition scientifique, son origine, sa description visuelle, aromatique et gustative mais également son mode d’utilisation et ses accords avec les produits pour introduire la recette associée toujours originale. La partie suivante prend pour objet les épices douces (p.33), celles qui appellent la subtilité, l’harmonie, sans choquer, sans agresser, en toute discrétion malgré une vraie présence aromatique qui marque un plat.
 
Dans la troisième partie, on monte d’un cran ou d’un degré d’être, on accroît notre puissance d’exister au sens philosophique avec les épices chaleureuses, aux parfums chauds, capiteux et souvent envoûtants (p.55). Le chapitre suivant nous emporte dans les épices puissantes, au parfum omniprésent, tenace et marqué. En l’occurrence, la prudence du dosage s’impose car elles dominent ou gâchent parfois le plat. Le genièvre ou le clou de girofle, la noix de muscade exigent le domptage.
 
Rien que pour la quatrième catégorie intitulée « Les épices piquantes », celle qui titillent la langue et les papilles, jusqu’à l’embrasement du palais et notamment toutes les pages sur les poivres (le pluriel est de mise insiste l’auteur amoureux du point d’exclamation par enthousiasme, p.104 : vert, noir, blanc, rouge, long, à queue, sauvages, faux), il faut se procurer le présent volume. On se penchera avec le plus grand intérêt sur la dernière partie instructive et limpide consacrée aux mélanges d’épices, voyages souvent iliens avec le colombo, le massalé doux ou les fameux ras el-hanout originaire du Maghreb (p.153) et le tendance zaatar (p.158).
 
En conclusion de ce livre solaire et joyeux sur les merveilleuses épices qui parfument, révèlent et relèvent notre cuisine (p.184), on réalisera des boissons épicées, grog, rhum arrangé ou autre champagne au sorbet d’agrume et poivre sauvage.
 

Laïcité

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Stéphanie HENNETTE VAUCHEZ
Titre : Laïcité
Editeur : ANAMOSA, Collection « Le mot est faible ».
Date de parution : 5 octobre 2023


Dans la France du XXIème siècle, on attend beaucoup de la laïcité, devenue injonction, au risque de devenir discriminatoire dans le discours juridique et politique. Laïcité, donc, un mot « fort » aux enjeux de taille pour notre société, décrypté de manière limpide par la professeure de droit Stéphanie Hennette Vauchez. Insistons une fois de plus sans ratiociner sur la qualité éditoriale de la collection « Le mot est faible ». Comment lutter dans un monde -le nôtre- qui n’aime rien tant que décréter le bouleversement de tout ? Même les mots paraissent devoir perdre leur sens.
 
La « révolution » est devenue l’étendard des conservateurs, la régression se présente sous les atours du « progrès », les progressistes sont les nouveaux « réactionnaires », le salaire est un coût, le salariat une entrave, la justice une négociation et le marché une morale. Tout ce détournement n’est pas le travail secret d’une propagande. Il appartient à la dérégulation générale qui fait l’ordre d’aujourd’hui, vidant les mots de leur sens, les euphémisant et prenant appui sur l’ombre creuse qu’il met à leur place.
 
Pour aller contre ce monde, il n’est alors peut-être pas de meilleur moyen que de la prendre aux mots, que de refuser, comme disait Orwell, de capituler devant eux. C’est toute l’ambition de cette série d’ouvrages cours et incisifs, animés d’un souffle décapant : chaque fois, il s’agit de s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pouvoir, de l’arracher à l’idéologie qu’il sert et à la soumission qu’il commande pour le rendre à ce qu’il veut dire. Une collection majeure d’Anamosa dirigée par Christophe Granger.
 
Parangon des valeurs républicaines qui connaissent un regain d’exaltation dans le discours juridique et politique, la laïcité se fait métonymie de la République. On lui demande alors de trancher une multitude de questions. A-t-on le droit de porter des tenues religieuses- à l’école, au travail ou à la piscine ? Comment lutter contre le « communautarisme » ou le « séparatisme » ? Ne faudrait-il pas accroître les limites à la liberté d’expression ?
 
Face à cette hypertrophie du champ et de la portée souvent conférée dans le débat public à la « laïcité », l’autrice propose ici une analyse juridique du principe. Le propos poursuit deux objectifs principaux. Le premier est de rappeler que la laïcité est d’abord un principe visant à organiser les rapports entre l’État et les cultes- et non un principe censé réguler les conduites individuelles ou collectives.
 
Est restituée l’histoire moderne du principe (XIXème-XXème) et mes trois principes dans lesquels se décline alors la laïcité sont présentés : séparation (des Églises et de l’Etat), garantie (de la liberté de culte) et neutralité (des autorités publiques).
 
Dans un second temps, l’ouvrage documente et analyse les multiples bouleversements de ce régime républicain et libéral de la laïcité. Il s’agit en particulier de revenir sur les multiples réformes qui, depuis le début du XXIème siècle, tendent à en faire un principe qui met l’accent sur les restrictions davantage que sur la garantie de liberté religieuse, via, notamment, des obligations multipliées de discrétion sinon de neutralité religieuse qui pèsent désormais sur les personnes privées.
 
L’analyse de ces mutations est critique, tant du point de vue de la non-neutralité de cette nouvelle laïcité qui s’érige en authentique injonction que du point de vue de son potentiel discriminatoire (vis-à-vis, en particulier, de l’islam).

Stéphanie Hennette Vauchez, professeure de droit public à l’Université Paris Nanterre, dirige le CREDOF (Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux). Depuis 2019, membre senior de l’Institut, la question des droits et libertés constitue le fil rouge de son travail de recherche. Elle s’intéresse plus particulièrement aux questions de laïcité et de liberté religieuse depuis quinze ans. Elle est l’autrice de nombreux articles et ouvrages, parmi lesquels La Démocratie en état d’urgence. Quand l’exception devient permanente (Seuil, 2022).
 
Dans ce petit ouvrage limpide, la chercheuse en droit commence par remarquer, page 5, que bien des sujets font l’objet d’une problématisation régulière sous l’angle de la laïcité : « Ab initio, le mot n’est pas faible -mais il le devient : tordu en tous sens ». Face au caractère tout terrain du principe, Stéphanie Hennette Vauchez rappelle, sur l’école, la circulaire Jospin du 12 décembre 1989 : « le port de signes religieux par les élèves n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il relève de la liberté d’expression » (p.9).
 
Par ce fil sensible, l’auteure introduit, de façon originale, la laïcité dans la longue période et montre que la question laïque s’incarne sur deux terrains : la « guerre des deux France » et « la guerre scolaire » (p.10). En 1905, liberté de conscience et liberté de culture. Sur la période récente, les néo républicains ont « reformaté » la laïcité très loin des questions originaires pour la placer en clef de voûte du vivre ensemble (p.19), notion récente. La laïcité, via l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, dans les années 2020, devient une sorte de couteau suisse du projet républicain (p.24). La chercheuse note le basculement profond de la laïcité.
 
Page 26 et sqq, le livre revient avec pertinence sur la laïcité comme triangle de sens. Mieux, il déploie l’historicité conceptuelle de la loi dans sa richesse et sa noblesse. La Révolution par l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme la liberté de conscience et de religion. Elle dispose d’autre part du primat de la loi civile sur la loi religieuse. Le paradoxe, en tout premier lieu, tient dans la normativité ancrée dans la philosophie des Lumières qui à la fois protège la critique de la religion et protège le croyant même minoritaire (p.26).
 
La IIIème République déploie d’emblée un programme laïc qui ignore pourtant le mot avec la loi du 9 décembre 1905. Bien plus tard, en 2013, le Conseil constitutionnel en essayant de préciser la définition du principe de laïcité pose une pluralité de principes : neutralité de l’État, non-reconnaissance des cultes, respect de toutes les croyances, égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion, garantie du libre exercice des cultes et interdiction de salarier les cultes. En conséquence, la laïcité ne se conçoit que dans la pluralité et territorialement, il existe des régimes de laïcité (p.28).
 
Or, la loi de 1905 n’a jamais été appliquée ni dans les colonies ni aujourd’hui dans les territoires ultramarins. Cette « exception impériale de la laïcité » (Raberh Achi) souligne ce paradoxe. Cette pluralité conceptuelle réfère à deux autres concepts capitaux mis en évidence par Stéphanie HENNETTE VAUCHEZ : garantie du libre exercice du culte, exigence de neutralité religieuse (p.32). De facto, l’analyse du principe français de laïcité dégage trois axes fondamentaux : séparation, garantie, neutralité.
 
Ils forment un triangle de sens qui définit, dans la plasticité de leur conciliation et leur interprétation holistique, une difficulté sur des notions « âprement discutées et débattues » (p.33). La laïcité sent la poudre (Jean Rivero). Dans les années 1950, la conception libérale de la laïcité prime mais elle se déplace du terrain du droit aux terrains de la nouvelle laïcité des années 80 : écrasement du sens de la laïcité sur la neutralité religieuse, apparition de l’obligation de neutralité religieuse pesant non seulement sur les personnes publiques mais aussi privées.
 
Ce faisant, la chercheuse de l’exception permanente remarque l’hypertrophie de la composante de neutralité au détriment des autres principes. L’équilibre dynamique qui caractérisait la loi de 1905 se voit remis en cause par des tensions et des torsions majeures. La singularité nationale associe alors l’exigence de neutralité religieuse au régime de la laïcité. A l’école, par exemple, depuis la loi du 15 mars 2004, le port de signes religieux par les élèves est proscrit (p.40) sauf s’ils demeurent discrets.
 
Le modèle néo républicain articule donc la thèse d’une spécificité de l’espace social de l’école dans son rôle de formation et d’éducation à la citoyenneté, et en fait un lieu métonymique de la République (p.44). Les salariés ont également vu leur liberté d’exprimer leurs croyances religieuses restreinte par l’hypertrophie des exigences de neutralité. Malgré sa technicité toujours claire, ce titre fort de la collection « le mot est faible » montre les mouvements contradictoires et souvent paradoxaux du concept de laïcité : « l’idée même que des tenues puissent être laïques (ou, a contrario, contraires au principe de laïcité) est emblématique de cette hypertrophie de l’exigence de neutralité religieuse comme composante de la laïcité » (p.55).
 
Face à la complexité de la neutralité religieuse, redoutable question transposée à l’action publique, par exemple, l’auteure distingue pertinemment une neutralité du régulateur (l’État) d’une neutralité du régulé (la société). Elle oppose une neutralité de positionnement à une neutralité de résultat (p.60). Ailleurs, le coauteur de Thomas PIKETTY (Pour un traité de démocratisation de l’Europe, Seuil, 2016) ne craint pas d’affronter des questions encore plus épineuses : « comme pour toute liberté fondamentale, une restriction de la liberté religieuse n’est admissible que pour autant qu’elle est justifiée ; elle doit par ailleurs être proportionnée aux risques qu’elle entend prévenir » (p.58).
 
Le régime de séparation du spirituel et du temporel étant aujourd’hui altéré ou transformé par sa dynamique propre, d’un côté, l’État assouplit le principe de l’absence de financement public des cultes, d’un autre, il place ces derniers sous une surveillance accrue (p.65). L’ouvrage s’appliquer à dégager d’une façon limpide les difficultés qui émergent sans cesse. L’État a beau ne reconnaître aucun culte en vertu du principe de séparation, il n’en reste pas moins obligé de les connaître tous : « La loi de 1905 sépare les Églises et l’État, mais ne met pas fin à leurs relations » (p.70).
 
Ce remarquable essai nuancé et critique se clôt sur une réflexion fertile afférente à un autre triangle : laïcité, égalité, pluralisme. Sans nier la richesse et l’importance du projet républicain, il revient de manière incisive sur l’application décontextualisée de normes abstraites au nom de l’universalisme républicain (p.98) en ouvrant des perspectives sur la tradition juridique française jamais opposée à la prise en compte ou à l’aménagement des différences et spécificités fussent-elles religieuses (p.104).
 
On ne peut que saluer l’effort entrepris pour penser une voie sans doute plus instable mais plus riche impliquant des variations et des adaptations qui éloigneraient certaines itérations manichéennes du discours de la nouvelle laïcité laquelle oppose hâtivement sphère privée et sphère publique lors même qu’il existe une sphère sociale (p.107). 

Le Livre des Calvados

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Christian DROUIN.
Titre : Le livre des CALVADOS. Des racines normandes, une ambition mondiale.
Editeur : Charles CORLET, Condé en Normandie. 
Date de parution : 2020.


Sur toute la planète, on reconnaît volontiers aujourd’hui la place éminente de l’esprit par excellence de la Normandie, le Calvados, l’une des grandes eaux-de-vie, l’une des plus subtiles et des plus complexes du terroir français, une eau-de-vie naturellement élégante, délicatement parfumée, qui se prête à de multiples usages. Sous couvert de ne pas verser dans les excès, le calvados donne du plaisir, contribue à l’harmonisation des rapports humains, à la convivialité. Bien que le calvados ait acquis cette flatteuse réputation d’excellence, il demeure moins connu que d’autres spiritueux auxquels il n’a rien à envier.
 
Le Livre des calvados ambitionne de contribuer à une meilleure connaissance de l’eau-de-vie normande en tentant de répondre aux questions récurrentes que se posent professionnels et amateurs : Qu’est-ce que le calvados ? En quoi est-il unique ? Où et comment est-il produit ? Quelle est son histoire ? D’où vient le nom de Calvados ? Qui sont ses producteurs ? Quand et comment le consomme-t-on ? Comment le choisir ? Quel rôle a-t-il joué dans la vie sociale, politique et économique depuis son apparition à la fin du Moyen Âge ? 
 
L’auteur consacre un développement tout particulier aux divers modes de consommation, ceux de la tradition allant du café-calva au digestif en passant par le trou normand et son utilisation dans les préparations culinaires, ceux issus des nouvelles tendances, les associations mets-calvados et surtout le grand retour du calvados dans les cocktails, évoquant au passage d’histoire bicentenaire de l’eau-de-vie de cidre. Il nous livre quelques secrets d’une cuisine raffinée, facile à réaliser, et propose une sélection de recette de cocktails allant des grands classiques à celles de la mixologie contemporaine.
 
Christian DROUIN, auteur dans le domaine des spiritueux, producteur de calvados à la réputation internationale, souvent présenté comme l’Ambassadeur ou le « missionnaire du Calvados », a conduit des centaines de séminaires dans de nombreux pays et publié plusieurs ouvrages en France, au Canada et au Japon. Fort d’une connaissance théorique et pratique acquise au cours d’années d’expérience et de voyages autour du monde, il a éprouvé le désir de publier une somme de ses connaissances sur le sujet. On mentionnera, parmi une dizaine de livres, un focus sur la cuisine normande, l’art des cocktails à base de Calvados mais également une étude sur le Pommeau ou les liqueurs.
 
A n’en pas douter, le présent ouvrage intitulé « LE LIVRE DES CALVADOS » apparaît telle une somme sur le sujet, qui prétend à la complétude sans se targuer d’atteindre l’exhaustivité, bien illustré par des photos et des documents ou des formes de bouteilles anciennes peu montrées, conte également la prodigieuse histoire d’un petit morceau de terroir qui ne produit pas un grand volume, esprit de la Normandie, devenu aujourd’hui mondialement célèbre.
 
Pénétrons maintenant plus avant dans la matière livresque de cet opus à la gloire de la fameuse eau-de-vie normande et par là en hommage à ces producteurs cidricoles. D’emblée, l’interrogation sur le titre s’impose par la tentation quasi biblique mais se comprend peut-être dans le prolongement plus circonscrit du « Grand livre des calvados » publié en 1987 en compagnie de Jacques BILLY. Charles CORLET, éditeur normand qui, de coutume, ne ménage pas ses efforts de clarté des intitulés surprend par un sous-titre étrangement ponctué : « Des racines normandes, une ambition mondiale ».
 
Peu nous chaut. Saluons le sensible incipit de Christian DROUIN en guise de propédeutique affable et reconnaissante à Jean PINCHON et Alain LECORNU, deux anciens présidents du BNICE ( Bureau National Interprofessionnel du Calvados, du Pommeau et des Eaux de vie de Cidre et de Poiré). Depuis janvier 2002, cette structure se nomme l’IDAC (Interprofession Des Appellations Cidricoles). La préface de l’ancienne ministre, Nicole AMELINE, bien que touchante dans certaines de ses formulations, présente un en-tête indigne des pires poncifs savamment éculés jamais commis par une cartomancienne en mal d’inspiration depuis des lustres : « Le Calvados : Instant d’éternité ».
 
Ce sublime élixir de méditation métaphysique, ce noble spiritueux agricole transcendant à la délicatesse et à la complexité infinie, ce compagnon aristocratique des cocktails ou des vitoles méritait un oxymoron un tantinet plus inventif. Dont acte. L’experte internationale auprès de l’ONU défend une marque mondiale, quintessence d’une terre qui conquiert tous les territoires.
 
Dans une préface dense, lumineuse mais toujours claire, l’auteur, en poète parfois enfiévré et partial : « C’est peut-être la plus belle eau-de-vie du monde ! » (p.7) ; nous raconte tout de même le miracle de la pomme à cidre, petite taille et grande intensité aromatique, âme polychrome (jaune, rouge, vert, roux, argile grise, frequin, binet, duret, joly, mulot, folie, cheval, doux-évêque, belle cauchoise, cuisse-madame !) de la Normandie. Le producteur PDG, jovial et drôle, fervent et métaphorique, décrit tout de go le cidre, « cette boisson née d’une lente fermentation durant l’hiver du jus de la pomme à cidre, saine et joyeuse, qui danse et pétille » (ibid.) qui se transmue en calvados, quintessence issue de la magie de l’alambic.
 
Christian DROUIN nous « ensorcèle » avec allant sans prendre aucun élan dans une dégustation historique, géographique, culturelle, de l’alcool maudit frappé par un décret inique de Louis XIV en 1713 aux chemins de la gloire planétaire, des pommes sauvages de l’antique forêt normande à la mixologie contemporaine. Dans cette histoire plurimillénaire, chaque page nous enseigne le monde de la distillation : « art d’extraire les esprits des corps » (p.8). En alchimiste du monde mystérieux des « alambics et des cornues », le distillateur livre le cidre aux flammes ou aux colonnes, « coupe les têtes et les queues pour ne conserver que le cœur, le cœur de chauffe, une eau-de-vie incolore, ardente et parfumée, la blanche, destinée à un séjour prolongé en fûts de chêne » (id.).
 
Bien au-delà de la beauté, de l’élégance, et du sens de la métaphore du style d’un des pères de l’internationalisation du Calvados, nous fascine l’entrée dans un labyrinthe énigmatique : la « discrète complicité du bois, de l’air, du temps et des anges qui prélèvent leur part, l’eau-de-vie acquiert couleur, bouquet et corps » (id.). On notera, par ailleurs, un travail remarquable tout au long du livre sur les mots d’autrefois et d’aujourd’hui, dans la généalogie et l’archéologie d’un paysage. Ainsi du verbe « serfouir » qui signifie « sarcler ou biner avec une serfouette, outil de jardinage qui sert à arracher les mauvaises herbes et à ameublir le sol » (Littré).
 
Autre mot aux mille nuances qui prête parfois le flanc à une certaine gauloiserie (p.9) : le calvados digestif ou « pousse-café, goutte, rincette, surrincette, gloria, déchirante, consolante, trou normand, coup de pied au cul, cul sec ». Concernant le calvados au sens de feu ardent qui embrase les sens, philtre ou « boire d’amour », nous laisserons le lecteur élaborer sa propre construction mentale ou poursuivre les légendes.
 
Le chapitre 1 insiste, à juste titre, sur le calvados en tant qu’âme de la Normandie. En effet, la pomme occupe une place sacrée depuis longtemps dans la civilisation normande : « L’odeur de mon pays était dans une pomme » (Lucie DELARUE-MARDRUS, FERVEUR, citée p.11). Christian DROUIN signe de très belles pages sur l’image des paysages en amoureux de sa terre, des prairies, des collines mais aussi des embruns de la mer proche qui forgent un ancrage profond et un goût de l’aventure, un esprit de conquérants ouverts sur le monde.
 
Voilà pourquoi le Calvados, « viril, solide, aristocratique, délicatement parfumé » reflète aussi dans la discrétion, des activités traditionnelles connues dans le monde entier : « culture des pommiers et des poiriers » (p.12), élevages bovin et équin, 4 AOP de fromages (Camembert, Pont-l’évêque, Livarot, Neuchâtel). Le chapitre 2 (pp.15-38) se concentre sur l’histoire du Calvados avec force détails et fourmille de savoir, de connaissances bien établies mais également d’anecdotes souvent drôles parfois cocasses. En effet, dès l’Antiquité, le Calvados résulte d’une eau-de-vie de cidre et de poiré élaborée avec des fruits sauvages récoltés dans les forêts (p.15).
 
Au XIIème, les qualités gustatives prennent le pas sur les atouts hygiéniques grâce notamment aux premières greffes de pommiers. L’auteur de l’ouvrage en profite pour casser le mythe commode et rassurant des origines de la distillation du cidre par Pierre de Gouberville et nous apprend, qu’au Moyen Âge, la Normandie produisait de la cervoise, bière d’orge : « Nulle part dans le journal de Gilles de Gouberville il n’est dit qu’il distille du cidre » (p.16). Le Calvados, contre toute attente, devient vraiment un alcool de bouche au XVIème.
 
Victime de son succès lors de son premier âge d’or jusqu’au milieu XVIIIème, rival redoutable des eaux de vie de vins, l’infatigable et intarissable ambassadeur du Calvados dans le monde expose tous les enjeux en évoquant un élément historique fondamental hallucinant et peu connu : « Sous la pression des producteurs du Midi de la France, le roi Louis XIV prit en 1713 une ordonnance royale interdisant l’exportation d’eaux-de-vie de cidre, non seulement dans les pays étrangers, mais même à l’intérieur du royaume » (p.17).
 
Ironie de la raison dans l’histoire, les ravages du phylloxera dans le vignoble dans la seconde moitié du XIXème, privera les français de vins et de cognac. Ils se replient massivement sur le cidre, le poiré et les eaux-de-vie de cidre. C’est le second âge d’or du Calvados jusqu’aux années folles (p.18). Avant la seconde guerre mondiale, le cidre représente la deuxième boisson nationale après le vin (id.). Toutes les élites normandes se mobilisent dans des sociétés d’agriculture parmi lesquelles l’Association Normande pour les progrès de l’agriculture et de l’industrie fondée en 1832 se distingue par ses recherches sur les variétés de fruits à cidre, la conduite du verger entre autres (p.20). Les sociétés de pomologie fleurissent.
 
A chaque page, on bondit dans une mise en perspective qui se mue parfois en sidérant abîme : « La France se dote d’un maillage serré de débits de boissons : ils passent de 290 000 en 1885 à plus de 500 000 en 1937, soit un pour 80 habitants ! » (p.21). Une folie alcoolique s’empare de la Normandie avec ceux qui en vivent et ceux qui en meurent (p.23). Christian DROUIN rivalise d’anecdotes inouïes en poussant le bouchon notamment page 24 où on apprend qu’« être conservée dans du calvados pour l’éternité, tel a été le vœu d’une normande du village de Camembert !! Ceux qui ont visité le cimetière du village ont pu voir la tombe d’Elsa Dornois dont l’époux Jérôme respecta scrupuleusement les dernières volontés en faisant fabriquer un cercueil plombé comportant une ouverture pour y glisser un tuyau » (p.24).
 
L’exode rural poussé par l’industrialisation invente le café-calva non loin des entrepositaires de Bercy qui font rentrer des énormes foudres de calvados destinés aux cabarets parisiens. La fameuse bouteille étoilée d’un litre de « la terrible eau de vie normande » (Zola) forme un théâtre familier du zinc avec bien d’autres esprits qui inspirent les peintres (Manet, Degas, Van Gogh, Picasso) : absinthe, prune, rhum et autres vins fortifiés. On soulignera le talent de l’archiviste historien qui ranime devant nos yeux ébahis un pan entier de notre histoire qui paraît aujourd’hui si lointain.
 
Le Calvados accélère sa notoriété grâce au « bidon des poilus » (p.25) mais surtout avec, peu le savent, la production industrielle d’alcool neutre de pommes pour la fabrication des explosifs dès 1915 (p.26). Les stations balnéaires de la côte normande, dans l’entre-deux-guerres, accueillent les élites internationales. A la Belle époque, le Calvados se fête en cocktail à Deauville. On lira également, avec grand intérêt, en arrière-fond, toute l’histoire conflictuelle entre les agents des contributions indirectes surnommés « rats de cave » qui veillent à la bonne perception des droits et taxes qui pèsent lourdement sur les eaux de vie et les bouilleurs de cru.
 
La seconde guerre mondiale conférera au calvados « le statut d’un produit de notoriété internationale » (p.27). 1960 met fin au privilège des bouilleurs de cru et acte de facto la disparition de la production fermière. Un pan de l’histoire de France s’effondre. Les pages 31 à 38 expliquent clairement non seulement la différence entre bouilleur de cru et bouilleur ambulant mais soulève la question de la fiscalité suscitant depuis des siècles de fortes tensions entre l’État et les producteurs d’eaux-de-vie, cet « interminable jeu de cache-cache entre les agents du fisc et les bouilleurs de cru » (p.34).
 
On appréciera l’excellente synthèse courroucée qui met en lumière les contradictions et les paradoxes étatiques dans la même page : « Monarchique ou républicain, l’État est toujours à la recherche de nouvelles recettes fiscales et voit dans la taxation de l’eau-de-vie la possibilité d’accroître ses revenus sous couvert de grands principes : la lutte contre l’alcoolisme ! Le consommateur ne peut rien dire : c’est pour sa santé et d’ailleurs personne ne l’oblige à consommer de l’alcool. On décide donc de taxer l’alcool. Il s’ensuit la mise en place d’une bureaucratie et de contrôles » (id.).
 
Le Chapitre 3 traite de l’Art du Calvados. Une grande eau-de-vie équivaut à une véritable œuvre d’art. Le livre déploie avec alacrité de très beaux passages sur les terroirs, les paysages du bocage normand, les fruits, vergers haute et basse tige, pommes de table et pommes à cidre, la distillation, les fûts, les chais qui offrent des possibilités expressives infinies à la recherche d’une authenticité et d’une vérité. On sent l’émotion à évoquer l’orgueil des paysans et parfois une certaine nostalgie : « les paysages ne sont plus ce qu’ils étaient » (p.43).
 
L’élève et disciple du mentor Pierre PIVET, en fin connaisseur, opère une distinction subtile : « Le calvados est une eau de vie de cidre et non une eau-de-vie de pomme. Il faut donc transformer les pommes en cidre » (p.46). Au-delà de la description méticuleuse classique de l’intégralité du processus de fabrication (extraction des jus, broyage des pommes, cuvage de la pulpe fraîche, pressurage, fermentation, distillation du cidre, types d’alambics), des chiffres utiles et souvent surprenants nous guident vers la magie du tonneau et l’art complexe (p.60) de l’élevage (p.61) : « il faut 21 kilos de pommes pour produire un litre de calvados à 70% ! » (p.57).
 
Le propriétaire aux 258 médailles balaie toujours tous les truismes sur son passage : « A chaque âge, le calvados peut séduire : un jeune calvados sera apprécié pour ses arômes de fruit, sa fraîcheur, plus tard on aimera l’équilibre subtil entre fruit et boisé, mais ce n’est qu’à maturité qu’il peut devenir un chef d’œuvre d’harmonie, de complexité et de fondu » (p.61). Le Chapitre 4 se penche sur les réglementations INAO et la carte diversifiée des Calvados. Captivant une fois de plus.
 
Au-delà de la tripartition administrative bien connue des AOC Pays d’Auge, Domfrontais (depuis 1997) et Calvados, apparaît la nature des sols : argile, silex, granit, schiste. Repérons que le père du succès mondial du Calvados s’auto-cite, comme dans un geste franc d’humilité, dans la grande thèse sur la question : Charles NEAL, Calvados, The Spirit of Normandy, Flame Grape Press, 2011. Le Chapitre 5 aborde, de façon originale, les autres produits issus des fruits à cidre (p.77). Avec beaucoup de rigueur et de poésie, Christian DROUIN raconte le cidre, « la plus désaltérante des boissons fermentées, faiblement alcoolisé, laisse la bouche fraîche, le cerveau libre et l’estomac léger » (p.77). Il nous conte aussi le poiré, ce « champagne de Normandie, sec, aux bulles fines » reconnu AOP Domfront en 2006, le pommeau sacré AOC en 1991.
 
La Blanche (eau-de-vie de l’année), la pomme prisonnière (emprisonnée dans une carafe, conservée dans du calvados), le gin de pomme lancé en 2015 par son fils Guillaume DROUIN, crèmes et liqueurs forment autant de provenances normandes classiques ou inventives. Le Chapitre 6 couvre les instants Calvados à la fois traditionnels et dans les nouvelles tendances. Du Café-calva tombé en désuétude au trou normand, « fête, joie de vivre, grand moment de convivialité » (p.91), l’auteur nous enjoint à l’art du splendide digestif et de ses compagnons (chocolat noir, cigare) avec un brin de fierté bien située ou de lyrisme emphatique pardonné : « l’eau de vie la plus complexe, celle qui offre la palette aromatique le plus riche, réalise un équilibre entre l’alcool, le fruité et le boisé » (p.92).
 
Cette ode à un sommet de l’art des eaux-de-vie, cette leçon de civilisation touche juste car elle met en lumière le savoir-faire séculaire des hommes, une capacité d’expression des terroirs, le plaisir de la commensalité, une vénération pour un vénérable spiritueux qui relève d’un cérémonial réglé par une liturgie. Lire, à dessein, la page 95 sur le parfum d’un Calvados en tant que succession de moments olfactifs. Le chapitre 6 comprend toutes les recettes à base de calvados qui définissent les fondements de l’art de vivre à la normande et finalement à la française : poulet, faisan, côte de veau, tripes à la mode de Caen, soufflé, mousse de foies de volaille et enfin, last but not least, crevettes géantes flambées au Calvados.
 
Mieux, les accords gastronomiques mets-calvados, calvados-fromages (p.111) dès les années 2000 (p.109) démontrent l’incroyable énergie et l’adaptabilité géographique (Chine, Japon, Maroc) de l’élixir issu de la distillation du cidre. Pour l’experte bien connue Martine NOUET : « Il n’est pas de vin qui puisse dialoguer avec les fromages normands alors qu’un calvados constituera la plus parfaite des alliances » (p.112). Christian DROUIN s’essaie à une petite histoire fort réussie du cocktail à base de calvados et d’eaux-de-vie de cidre (pp.114-122).
 
Le chapitre 7 fournit de nombreuses recettes traditionnelles du spiritueux en cocktails jusqu’à la mixologie contemporaine qui recherche une créativité pour des nouvelles sensations (p.129). Le Chapitre 8 qui traite des professionnels du Calvados classés en trois catégories (agricole, artisanal, industriel) s’avère richement illustrés de photos et détails sur toutes les grandes marques et familles. Mention spéciale pour le page 143 qui nous instruit précisément sur la saga des DROUIN qui réussit à la fois son orientation internationale et la spécialisation dans les vieux et rares millésimes.  
 
L’étonnant Chapitre 9 aborde l’artisanat et les industries au service du Calvados (p.154). Des heures de gloire de la tonnellerie normande à la faïence rouennaise des gourdes plates et des bouteilles, en passant par la poterie normande en terres cuites glaçurées et en grès, aux carafes piriformes des maisons aristocratiques, le voyage historique mené tambour battant par Christian DROUIN nous ravit d’autant qu’au détour de la page 164, on apprend que le Groupe normand SAVERGLASS, leader mondial de la bouteille de luxe (spiritueux, champagnes, parfumerie) fournit la quasi-totalité des bouteilles utilisées pour la commercialisation du cidre et du calvados.
 
Le Chapitre 10 insiste sur la pomme à cidre, le cidre et le calvados dans l’art. Des peintres (Poussin, Géricault, Boudin) aux céramistes d’art (Pissaret, Desmant, Brenner) ou encore aux romanciers (D’Aurevilly, Flaubert, Maupassant) et poètes (Bernard Coulon), de nombreux artistes chantèrent les pommiers et l’eau-de-vie normande (p.169). Le chapitre 11, « bois peu, mais bon » fait l’éloge de la modération et des plaisirs de la vie. Le calvados, devenu aujourd’hui une grande eau-de-vie noble et aristocratique participe du bon usage de l’harmonisation des rapports humains (p.176).
 
Dans les envolées lyriques conclusives de ce beau livre de référence qui mérite de trôner dans toute bibliothèque garnie d’un honnête homme de notre temps, on pardonnera alors volontiers les digressions hasardeuses sur le « désir dans les poitrines » (p.177), le « filtre d’amour » qui porte à « l’incandescence » (id). Un Normand reste un Gaulois. Le mot de la fin témoigne d’un souffle pour la tâche immense qui fera, du calvados, partout sur la planète, une eau-de-vie de légende (p.181).    
  
 

MILLE VIGNES penser le vin de demain.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteure : Pascaline LEPELTIER
Titre : MILLE VIGNES penser le vin de demain.
Editeur : HACHETTE VINS.
Date de parution : octobre 2022.


Après une maîtrise en philosophie sur Henri Bergson, Pascaline LEPELTIER décide de se consacrer au vin. Angevine, elle apprend des vignerons visionnaires de sa région l’importance du respect du vivant. Formée à l’école de la gastronomie et des accords auprès de Jacques THOREL**, elle découvre l’héritage des icones classiques. Cette double formation la conduit aux États-Unis où elle crée, pour des restaurants étoilés, des cartes des vins engagées pour « mieux boire ». Master Sommelier, Meilleure Sommelière de France et Un des Meilleurs Ouvriers de France 2018, elle dirige les boissons de Chambers, depuis 2022, un restaurant farm-to-table du quartier de TriBeCa, à New-York, qui compte plus de 3000 références de vin majoritairement biologiques, biodynamiques et naturelles. Sélectionnée pour représenter la France au concours de Meilleur Sommelier du monde, à Paris, en 2023, elle se classe 4ème.
 
Cet ouvrage total dont on a le sentiment, peut-être à tort, qu’il se veut ultime comptant 333 pages et en conséquence très ambitieux qui souhaite décrypter la vigne pour comprendre l’évolution du vin et les codes pour bien le déguster, sous le titre métaphorique et poétique de « MILLE VIGNES. Penser le vin de demain », prétend aborder toutes les problématiques du champ : la vigne meurt-elle d’être cultivée ? les terroirs existent-ils ? le vin n’est-il que du jus de raisin fermenté ? les accords mets et vins ont-ils une réalité historique ? la dégustation n’a-t-elle pas standardisée le vin ? n’est-il pas paradoxal de parler de vins naturels ?
 
Des angles différents émergent dans une approche holistique : le décryptage de la triangulation vigne-paysages-vin ou encore de la complexe concaténation bouteille-dégustation-hommes-terroirs-vignobles. L’un des principaux mérites de cette somme ouverte non exhaustive, livre fleuve qui court des connaissances scientifiques les plus actuelles en botanique, géographie, climatologie, anthropologie ou encore neuro-physiologie aux expériences contemporaines dans les vignobles du monde entier, revient à dépoussiérer nos prénotions sur la vigne en nous invitant à déguster le vin de demain.
 
Une interrogation perdure cependant tout au long de sa lecture : cette somme issue en quelque sorte d’un cerveau collectif lors même que nous escomptions la vision profondément singulière d’une auteure si brillante et si aguerrie sur le sujet parviendra-t-elle à faire date, autorité ou référence ?
 
Tentons maintenant d’appréhender cette montagne qui présente trois lectures ontologiques au sens proprement philosophique en l’occurrence : la vigne, les paysages et le vin. Les deux liminaires hommages émanant d’un scientifique, Marc-André Selosse, et d’un célèbre journaliste gastronomique, François-Régis Gaudry, avancent l’un, « le talent à conter l’improbable chemin qui mène de la vigne au verre » (p.6), l’autre « le coup de tonnerre sur la scène du vin et de la gastronomie… un livre de référence sur le vin… une auteure accomplie » (p.7).
 
Dans une préface au titre évocateur de l’œuvre de Simone de Beauvoir, Pascaline LEPELTIER se confie quelque peu : « Mille vignes est le livre que j’aurais voulu avoir entre les mains en commençant ma vie dans le vin…. » (p.9). Livre initiatique ou livre d’initiation, la question demeure béante. Exposant sa méthode de l’architecture holistique du système, un des points saillants de son tome athéologique, la médiatique sommelière situe d’emblée les enjeux : « Un livre me semblait manquer, celui qui ferait le pont entre les savoirs hyper-spécialisés et des informations vulgarisées » (ibid.).
 
Elle relate avec pudeur sa vocation tardive, le goût familial pour les aliments naturels dont elle hérita très tôt « goût juste » des choses selon l’expression de Jacques PUISAIS. La jeune étudiante en philosophie avoue une « curiosité insatiable » pour Tout l’Univers afin de « connecter les champs du savoir » (p.10). La passion vire à l’obsession. Contrainte à une pause dans le rythme effréné de ses études, l’agrégative suit le conseil presque thérapeutique d’un professeur admiré : « pourquoi ne pas essayer de travailler quelques mois en cave » (ibid.)
 
Mordue, elle enchaîne avec un magistère d’Hôtellerie-Restauration. Un maître d’hôtel bouleverse la stagiaire chez Potel & Chabot avec un Château d’Yquem 1937. « La dégustation s’avéra littéralement transcendante » (p.11). L’émerveillée au sens platonicien comprend alors que le vin transcende l’espace et le temps mais actualise des mondes disparus. Le vin, pour Pascaline LEPELTIER, actualise ses expériences philosophiques restées abstraites (idid.). La sommelière de Chambers (NYC) définit son rapport au vin : « ce vivant était bien plus que la seule vigne, il englobait des communautés visibles et invisibles, présentes, disparues ou à venir, humaines, végétales ou microbiennes. Que tout était connecté dans une dynamique vitale incroyable » (ibid.).    
 
Les pages suivantes prennent étrangement le lecteur par les deux mains afin de lui expliciter comment « lire » MILLE VIGNES. Nous regretterons, parfois, dans la formulation, un manque d’humilité lors même que l’auteure fait l’unanimité parmi ses pairs : « Mille Vignes est, je crois, un livre un peu unique en son genre » (p.12). Pourfendeuse des lieux communs et des mythes entretenus, l’ouvrage ne cesse quelquefois de les reconduire : « Il n’y a donc pas un vin mais mille vins, pas une vigne mais mille vignes ».
 
Certes, la volonté de mettre en adéquation le terrain de la sommellerie et la problématisation philosophique diffère autant que la tentative très contemporaine de dépasser la dichotomie occidentale entre nature et culture. Par ailleurs, faire la généalogie des concepts et l’archéologie des pratiques dans un dialogue des disciplines dénote d’une perspective engagée. Cependant, une ambiguïté de positionnement subsiste dans la réception, entre un monde universitaire dont les remarquables travaux n’outrepassent pas le microcosme, un grand public cultivé et un univers professionnel trop technique ou jargonneux.
 
Radicale au sens où elle prend les choses à la racine, Pascaline LEPELTIER excède, malgré cela, le système racinaire pour penser le rhizome en deleuzienne avertie. Un livre labyrinthique où l’on entre par le milieu, la fin ou le début, pour enrichir la multiplicité de lectures possibles qui dessinent autant de tracés originaux (p.13) qui invitent « à vous émerveiller » (idid). La première partie de cet opus (pp.15-96) qui écarte tout encyclopédisme fait fond sur une lecture de la vigne, liane longuement domestiquée mais reconsidère également les biotopes complexes et dynamiques, visibles ou invisibles, dans leur interconnexion.
 
Liane verte, arbustive et pérenne au potentiel adaptatif et agricole unique (p.16), la vigne serait « un fossile vivant des plantes à fleurs » (ibid.). La jeune femme au porte du podium du dernier concours de Meilleur Sommelier du Monde, en 2023, malgré un style dense et un brin technique, s’inspirant des travaux de Patrick McGovern, entre autres, impressionne par ses savoirs accumulés et des encarts toujours précis et stimulants (p.21, sur le marathefliko chypriote). Elle recontextualise le cépage (12 250 dans le monde aujourd’hui !) tel un concept vigneron différent de la réalité botanique.
 
En « philosophe », elle avance avec méthode en problématisant l’ampélographie (p.22). S’appuyant, en l’occurrence, sur les travaux de Pierre GALET (1921-2019), auteur du fameux Dictionnaire encyclopédique des cépages (2000), la chroniqueuse à la Revue du Vin de France essaie, à chaque pas, d’apporter sa contribution en dépit d’une technicité de vocabulaire qui contrevient partiellement à la fluidité de la lecture. Sur la forme, la ténuité de la police de caractère nonobstant la clarté des illustrations, cartes et autres tableaux, pourrait nuire à la concentration du lecteur lors même que chaque page nous fournit des motifs d’étonnement (p.30, histoire du pépin).
 
Les entêtes de chapitre, fort utiles, précisent les enjeux chiffrés de chaque thématique ou sujet abordé. On apprend ainsi que, sur 6000 cépages classés dans le monde une fois les homonymes triés, seulement 10 cépages dominent la production mondiale. De l’étude du système racinaire, au terroir et de façon plus nouvelle aux porte-greffes, les nouveaux paysages viticoles s’articulent sur un penser de la vigne autrement dans l’éthnobotanique (p.70). S’inscrivant dans la lignée des travaux du mycologue Marc-André Selosse sur le sol compris comme un ensemble extrêmement complexe et fragile d’écosystèmes vivants, support de vie et de ressources pour la biosphère (p.76), Pascaline LEPELTIER s’attache au monde souterrain de la vigne à la suite des pionniers Claude et Lidia Bourguignon : symbiose mycorhizienne chère aux trufficulteurs, phytosiologie, plantes compagnes de la vigne (p.88), pastoralisme viticole moderne, agroforesterie viticole.
 
Cette démarche en intelligence avec la vigne déplace notre vision anthropocentrée pour apprendre d’autres façons d’être au monde et réévaluer les hiérarchies du vivant (p.94). La deuxième grande partie de cet ouvrage se nomme « Lire les paysages » (pp.103-198). Largement influencée par l’apport majeur de Roger DION dans sa thèse, Histoire de la vigne et du vin (CNRS, 2010), l’ancienne khâgneuse, dans des pages saisissantes, parcourt l’infinité des sols et des vignobles, « incarnation du génie et de la liberté humains, faits sociaux » (p.103) pour montrer comment l’humanité a sculpté le terroir au fil de ses besoins et de ses rêves.
 
On notera la page 112 sur les vents, souvent oubliés, facteurs prépondérants dans la viticulture de qualité. On remarquera la page 116 sur la viticulture héroïque où la dimension paysagère joue fondamentalement. Le chapitre dévolu à la géologie des vignobles marque une pierre angulaire de l’ouvrage (p.124). Roches magmatiques, sédimentaires et métamorphiques font partie intégrante du goût du vin. Les développements sur le terroir utilisent la méthodologie « dionienne » de géographie historique et ses prolongements actuels dans l’œuvre de Jean-Robert Pitte.
 
La Rochelaise de conclure pertinemment : « Plutôt que de nier le rôle majeur de l’homme dans la création des terroirs viticoles par une approche trop naturaliste de la question, accepter l’anthropisation des terroirs et la part d’ingéniosité humaine dans la culture des vignobles historiques du monde permet d’envisager avec plus de lucidité et de perspective les possibles d’une viticulture de demain » (p.163). Dans sa réflexion sur l’invention des appellations d’origine, l’ancienne stagiaire d’Eric BEAUMARD conteste même l’histoire bourguignonne : « l’invention de la hiérarchie des terroirs est une histoire fantasmée. Ceux qui vont mettre en avant les climats, les distinguer et les valoriser ne sont pas les moines mais les parlementaires, officiers et bourgeois des villes de Beaune et Dijon cinq cent ans plus tard » (p.183).
 
L’ex-sommelière de Jacques THOREL, a contrario, fait « valoir des terroirs et des paysages uniques, porteurs de goût, avec une vision à long terme de préservation des dynamiques entre les pratiques et les environnements, sans muséifier ni artificialiser à l’excès au nom d’intérêts économiques à court terme. Les paysages viticoles sont eux aussi, par nature, des biens communs vivants, et il faut les accompagner comme tels » (p.199).
 
La dernière partie, « Lire le vin » (pp.203-334) se concentre sur la double naissance du vin, dans les chais et dans la tête du dégustateur, phénomène transcendant. Elle insiste sur le vin vivant nous reconnectant avec notre nature, notre liberté et notre futur (p.203). On consultera avec profit et curiosité la roue des arômes à défaut des vins de Jean-Michel Monnier exposé à la page 241. L’approche de la dégustation, exercice de pleine conscience, indique que le vin forme un objet sensoriel total (p.271). On regrettera quelques longueurs finales sur le bouchon, la bouteille de vin ou la mythologie de l’étiquette.
 
Quant à l’analyse de la figure du sommelier, elle arrive bien tard (pp.326-327) avec des sources pas toujours contrôlées rigoureusement (p.327 : Stéphane Olivesi n’est pas philosophe mais professeur en sciences de l’information et de la communication à l’UVSQ) même si la mention des apports de Josep ROCA ou Ferran CENTELLES à la théorie des accords montre un travail conséquent de plusieurs années. La conclusion sur le vin de demain bien trop sommaire voir lapidaire, sans doute rédigée à la hâte, désarçonne par des formules étonnantes du type : « Le vin fait donc toujours sens, mais ce sens est celui que chacun veut donner à son existence » ou « la révolution à venir, tellement nécessaire, ne pourra qu’être une révolution de palais » (p.333).     

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