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Auteur : Thomas PORCHER
Titre : LE VACATAIRE. Expérience vécue de la précarité à l’université
Éditeur : STOCK
Date de parution : avril 2025
 
De 2006 à 2011, Thomas PORCHER raconte ses vacations dans plusieurs universités. Le vacataire, enseignant non fonctionnaire, perçoit une rémunération à l’heure de cours, touche son salaire tous les semestres. Il ne bénéficie d’aucun congé payé ni allocation chômage. Ce statut d’une extrême précarité concerne, aujourd’hui, deux tiers du personnel enseignant sans qui les universités ne pourraient fonctionner. Dans cet ouvrage, l’auteur retrace une journée de sa vie d’alors. Il y évoque les difficultés quotidiennes, les souffrances et les répercussions de la précarité au travail sur la santé physique, mentale et les autres sphères de la vie.
 
Il s’interroge, plus profondément, sur les choix politiques qui amènent à précariser, dans l’indifférence quasi-générale, les services publics et leurs personnels depuis plus de trente ans. Economiste et essayiste, Thomas PORCHER a écrit plusieurs livres à succès sur l’économie : Traité d’économie Hérétique (Fayard, 2018) et l’Economie pour les 99% (Stock, 2024). Chroniqueur sur France Inter, il intervient également dans « L’Instant Porcher », une excellente émission hebdomadaire sur Le Média.
 
Louons tout d’abord la pertinente initiative d’une collection nommée « Immersions » (dirigée par Julie Davidoux et Sandra Monroy) qui propose à des auteurs et autrices de divers horizons académiques d’écrire à partir de leur expérience d’un lieu en mêlant le questionnement théorique au reportage sensible. Cette série d’essais donne à penser le quotidien. En l’occurrence, l’économiste hétérodoxe place d’emblée son ouvrage dans une perspective marxienne en rappelant, à juste titre, que les hommes naissent dans un monde qu’ils n’ont pas créé ni choisi car elles se révèlent données et héritées du passé.
 
Une deuxième perspective originale circonscrit le livre a une journée de vacation. Ce faisant, le lecteur perçoit l’intensité du rythme, les angoisses récurrentes du retard fatidique, les effets sur le corps et sur la vie privée de l’état de précariat à l’Université en tant que laboratoire in fine de l’ubérisation de toutes tâches et de toutes fonctions de la société. Le préambule évoque les revendications des vacataires en 2023, jamais considérées par les présidents d’Université : « mensualisation des salaires, augmentation du taux horaire des cours fixé en 1987 » (p.13).
 
Les chiffres tétanisent : « ces enseignants sont plus de 160 000 en France et assurent 5,6 millions d’heures de cours. Sans les vacataires, les universités ne fonctionneraient plus » (p.14). La troisième strate d’analyse documente la précarité dans le secteur public lors même qu’elle a souvent fait l’objet d’une abondante littérature dans le privé. Thomas PORCHER pointe, contre toute attente, la même logique qui prévaut : une externalisation des fonctions qui diminuent les droits des salariés.
 
Au recrutement sur des postes fixes salariés, les universités privilégient une « main d’œuvre dont les contrats précaires n’incluent pas les droits sociaux associés à un emploi classique » (p.15). Face à l’afflux massifs d’étudiants dans les années 2000, préexiste une silenciation de la précarisation par la peur dans un ensemble très hétérogène, du professeur de lycée qui améliore ses fins de mois, aux ATER (Attachés temporaires d’enseignements et de recherche), doctorants et docteurs en attente de postes. 
 
 
Cet ouvrage très intime dans la production de l’économiste aujourd’hui bien connu des médias diffère. Il retrace cinq années de vacatariat entre 2006 et 2011, loin des théories économiques, une « confrontation directe avec le vécu » (p.20), dans l’épaisseur ténue du réel. Ce beau témoignage personnel nous rappelle que des vies de terrain, des personnes incarnées, des destins et des destinées existent sous la canopée des masses monétaires et des objectifs budgétaires. Il met en lumière l’importance du service public, « seul patrimoine du pauvre » (p.23).
 
Le chroniqueur du 7/10 sur France Inter qui joute avec Dominique Seux précise humblement son objet : « raconter le quotidien d’un vacataire, décrire les répercussions de la précarité au travail sur les autres sphères de la vie, exprimer mon ressenti » (p.24). Dans son introduction assez fournie, il explicite son sentiment de « bouche-cours professionnel » (p.25). Une position provisoire qui perdurera cinq ans d’éternité car celui qui tombe dans la « trappe à vacation » (p.27) risque de ne jamais en sortir. Thomas PORCHER analyse les traumas : rémunération horaire très faibles (35€ net de l’heure), paiement à la fin du semestre, adaptabilité constante, volume horaire délirant (40h par semaine).
 
En outre, le micro entrepreneur au CDD annuel subit la nuisance sonore du bruit de fond de classe, bien connue de tous les professeurs actuels : « un brouhaha, comme un bourdonnement qui ne me quittait plus, il m’arrivait de l’entendre la nuit » (p.30). Sur cette ubérisation des facultés, administratifs compris, l’auteur rejoint de nombreux témoignages et articles mais les personnages et les situations décrits touchent et émeuvent par le vécu dans son fourmillement de détails infrangibles et pourtant intangibles : la directrice de la « boîte à bac » privée hors-contrat du 16ème qui surveille davantage les retards des enseignants que les arrivées des élèves, les retards liés aux emplois du temps impossibles, les corrections de copies dans le métro en utilisant sa sacoche comme support (p.69). La précarité crée « un présent empreint de coups de théâtre quasi permanents » (p.60).
 
Thomas PORCHER, avec une grande sensibilité et parfois beaucoup d’humour, dessine les oasis de douceur, - le sandwich amélioré ou le luxe du dessert -, « les choses simples qui donne une autre dimension à une journée banale » (p.64). L’amour de l’enseignement affleure, néanmoins. Le professeur apprend et comprend en profondeur l’économie dans la noblesse de l’Université, Tolbiac en l’occurrence : « elle enseigne des savoirs…délivre des connaissances…développe la capacité d’abstraction et aide à mieux comprendre le monde » (p.92).
 
Le chargé de TD à Tolbiac décrit la joie d’enseigner qui procure un sentiment de fierté de la transmission, de jouer un rôle dans la société, de se sentir utile, d’obtenir la reconnaissance de ses élèves (p.101) mais il insiste, ailleurs, sur le mandarinat : « le professeur Trubert avait le droit de vie ou de mort sur tout le monde » (p.105). Non sans humour et ironie, Thomas PORCHER a des pages cinglantes sur ces universitaires que personne ne connaît en dehors de leur faculté et qui rêvent, sans jamais l’avouer, de passer « trente minutes au 20h » (p.111).
 
Plus loin, la page 117 condense à elle seule ce microcosme féodal, ses vicissitudes, sa violence euphémisée. Cette petite sociologie lucide des vies cabossées qui s’incarne dans la figure du vacataire n’omet pas les conséquences sur la vie privée où les couples chavirent (pp.137, 144). Plus généralement, ce livre souvent combatif soulève des questions politiques cruciales : pourquoi les faibles ne parviennent-ils pas à s’unir ? « Pourquoi l’absence de volonté de changer les règles du jeu, surtout lorsque l’on fait partie des victimes du système, est la preuve d’une soumission quasi-totale au système et donc le garant de sa continuité » (p.176).
 
Les pages conclusives sur la généralisation du précariat à l’université appellent à réfléchir sur la maladie des sociétés qui maltraitent leurs enseignants et leurs chercheurs. Bien plus encore, elles soulignent les conséquences des choix politiques qui ont conduit à la souffrance de 160 000 personnes en France : « le corps précaire à l’université est avant tout une création du politique » (p. 193).            
							
 
										 
								Par Fabien Nègre
Auteure : Laure GASPAROTTO
Titre : LE VIN. Un peu, beaucoup, passionnément…
Editeur : LE ROBERT
Date de parution : 16 octobre 2025
 
Dans cette captivante histoire du vin racontée en trente dates clés, Laure GASPAOTTO, journaliste au Monde et historienne, grande spécialiste du vin depuis plus de vingt ans, dégustatrice hors-pair, auteure d’une quinzaine d’ouvrages sur le vin, nous plonge dans la grande odyssée du vin en trente épisodes décisifs. Ce voyage spatio-temporel à travers le monde démarre avec la naissance du vin il y a 11 500 ans dans le Caucase, se poursuit dans l’Antiquité et au Moyen Age et se termine à notre époque. Chaque chapitre ciselé fait revivre un événement majeur de cette grande saga, de manière érudite et envoûtante.
On comprendra la puissante dimension symbolique que la religion attribua au vin, la manière dont l’invention de la bouteille amplifia sa diffusion, on assistera au début du classement des viens en 1855, à l’impact dramatique du phylloxéra qui faillit anéantir la viticulture en 1868, on apprendra au passage mille et une choses sur les cépages, les couleurs du vin, le lien intime entre art et vin et ce, jusqu’aux phénomènes qui marquent notre époque actuelle : changement climatique, œnotourisme, biodynamie.
Cette approche unique de l’histoire du vin touche à l’histoire de notre civilisation toute entière. Louons, d’entrée de jeu, la présente Collection « un peu, beaucoup, passionnément » aux éditions LE ROBERT, qui ont eu la judicieuse idée de demander à des experts passionnés de nous plonger dans de grands sujets de culture générale traités comme un roman, de nous entraîner dans un récit immersif, riche en rebondissements et en révélations.
Pénétrons, dès lors, dans l’ouvrage foisonnant qui relève du tour de force en moins de 250 pages. L’incipit ne trompe pas. La renommée journaliste du quotidien du soir dédie son livre à son père, Jacques Gasparotto, militaire puis employé d’Arianespace sur la base de Kourou, grand amateur de vins. La brève introduction entame la topique franchement par le milieu : « œuvre pacifique, la vigne symbolise de manière unique la transmission d’une génération à l’autre. Suivons ses sarments comme un relais de connaissances » (p.7). Abasourdis par le talent infrangible de Laure GASPAROTTO qui nous emporte dans les « pampres de la vigne qui s’entrelacent à la chronologie humaine avec une telle intimité que raconter le vin, c’est relater l’homme » (Salvador Dali, p.6), nous embarquons dans la naissance du vin.
Depuis 2023, on sait, contre toute attente, avec les travaux de Patrick McGovern, que le vin serait né de deux foyers indépendants et concomitants de domestication de la liane sauvage et forestière portant de petites baies noires, acides et peu sucrées (ie. lambrusque) ; Caucase (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) et Proche-Orient/Moyen-Orient, il y a 7000 ans avant Jésus-Christ (p.14). Durant tout son récit qui se lit comme un roman historique d’une étonnante fluidité, Laure GASPAROTTO emploie la méthodologie moderne des nouveaux historiens (Patrick Boucheron, François-Xavier Fauvel, Hervé Mazurel, Yann Potin, Raphaël Galien entre autres).
Ses courts chapitres concis et précis, petits concentrés de savoir accessible, font mouche et merveille dans un murmure souverain à la Chopin des Mazurkas. Le vin dans l’Antiquité, par exemple, nous surprend car on y apprend que dans l’Empire perse, Chiraz (d’où le cépage syrah ne provient pas contrairement à une tenace idée reçue !) est déjà reconnue pour son vignoble (p.20). A noter que la journaliste distinguée du Monde publiera, chez Grasset, le 5 novembre 2025, un essai original : « Quand l'Orient inventait le vin. L'histoire méconnue des collines de Perse et de France ».
L’écrivaine rochefortaise souligne le paradoxe persan : « pourtant, aujourd’hui, c’est bien dans cette région que le vin n’a plus droit de cité depuis longtemps » (p.24). Dans son chapitre sur le vin dans la chrétienté, elle nous éclaire sur les ecclésiastiques, grands propriétaires viticoles. Ainsi, l’évêque de Cahors, qui en 655, possède, à lui seul 88 propriétés viticoles (p.31). En spécialiste de la Bourgogne (Cf. notamment ses travaux intitulés « En Bourgogne depuis 1797 : Maison Louis Latour, 1997 »), la journaliste à la plume gracieuse et rigoureuse nous rappelle le rôle central des moines cisterciens, aux méthodes rationnelles issues d’observations scrupuleuses dans la haute viticulture du Moyen Âge.
L’auteure du récent essai remarqué « Si tu veux la paix, prépare le vin : Eloge de la Bourgogne, Grasset, 2023 », nous instruit sur ce vignoble d’exception qui a inventé, par le génie de Philippe le Hardi, le vin en objet esthétique et philosophique au même titre que la musique, la sculpture ou l’architecture (pp.50-57).   
Dans cet ouvrage complet, les mythes fondateurs des vignerons figurent en bonne place notamment Saint-Martin : « autour du saint et du geste si symbolique de la taille, cœur de son métier et de son savoir-faire, le peuple vigneron reste soudé à travers les âges » (p.49). L’ex-propriétaire du Domaine héraultais des Gentillières ne fait pas non plus l’impasse sur les innovations qui révolutionnèrent le transport et l’histoire des crus telle la bouteille créée en 1662 par le londonien Sir Digby (pp.59-64), le rôle majeur des cavistes parisiens dans la mise en bouteille : « jusque dans les années 1970, la majeure partie du vin circule en tonneaux depuis ses lieux de naissance et arrive toujours à Bercy » (p.72). Plus avant, les pages fouillées sur l’invention du verre Riedel qui bouleverse l’art de la dégustation (p.131) captivent.
Ailleurs, on s’instruira avec stupéfaction des grandes maladies et crise qui ont failli provoquer la disparition de rien moins que tout le vignoble européen (oïdium, mildiou, phylloxéra : p.83). Ce qui nous fait souvenir de la fragilité intrinsèque de la vigne. L’une des grandes qualités du présent ouvrage jamais technique ni jargonneux qui mérite de trôner dans toute bibliothèque réside dans ses apports autant destinés aux initiés qu’au grand public des profanes. Le chapitre sur le premier inventaire des cépages s’avère, à cet égard, saisissant (p.99).
Laure GASPAROTTO nous conte avec un minutieux talent, dès 1909, la constitution des sept volumes du Viala-et-Vermorel, qui recense quasiment tous les cépages dans le monde bien longtemps avant l’enseignant-chercheur montpelliérain Pierre GALET et son Dictionnaire encyclopédique des cépages et de leurs synonymes (2000). Que ce soit sur la naissance de la biodynamie (p.107), l’apparition des AOC (p.115), les étiquettes (p.235), l’influence du critique Robert Parker (p.155) ou le scandale de l’affaire Rudy Kurniawan de son vrai nom Zhen Wang Huang (p.204) jusqu’aux nouveaux territoires du vin (p.211) et pour finir sur un portrait de l’extra-terrestre Raimonds Tomsons, dernier meilleur sommelier du monde le 12 février 2023, tout curieux ou passionné de la vitis vinifera fera son miel de cet opus magnum.
							
 
										 
								Par Fabien Nègre
Auteur : Frédéric REVOL
Titre : WHISKY DE MONTAGNE. LA TERRE, LA GRAINE ET LE GOÛT
Editeur : TERRE VIVANTE, 38710 MENS
Date de parution : octobre 2024
 
A travers le récit de la création du Domaine des Hautes Glaces – première ferme-distillerie de whisky biologique au monde -, Frédéric Revol replace la production de whisky au cœur des enjeux environnementaux et sociaux actuels.  Il nous parle de l’histoire de cette boisson spiritueuse, de son évolution technique et industrielle à travers les siècles, mais aussi des semences paysannes, d’agriculture régénératrice, d’alternatives et de combat pour la transition. Dans cet ouvrage, à la fois érudit et intime, se dessine chapitre après chapitre une quête esthétique où les contraintes et les limites naturelles d’un territoire deviennent sources de créativité et d’innovation, où le lien à la terre et le plaisir du travail collectif forgent un itinéraire de goûts.
 
Paysan-agronome, fondateur du Domaine des Hautes Glaces, Frédéric Revol vit et travaille à Cornillon-en-Trièves, en Isère.
 
Distinguons, dès l’abord, dans ce beau livre, les photographies pensées et ancrées de Céline Clanet ainsi que les illustrations, presque aquarelles, de Maëlle Le Toquin. En outre, accostons un instant sur Terre vivante, éditeur engagé du présent livre saisissant pour tous les fervents du génie d’un lieu et du goût d’un paysage. En effet, le papier de l’ouvrage ci-après recensé provient de d’une pâte vierge produite écologiquement à partir de forêts gérées durablement.
 
Dans son introduction, Frédéric Revol nous donne une autre histoire du whisky, entremêlant subtilement considérations personnelles et histoire mondiale du dram. Il y a une génération, le créateur des Hautes Glaces et un ami proche s’exercent à la dégustation, dans le seul bar à whiskies lyonnais : le Wallace (p.6) : « Flight après flight, nous découvrons l’ivresse d’un monde immense dans lequel je vais bientôt tout entier chavirer ». Emporté par le feu de la passion, happé par la braise de l’érudition de Gabriel Tissandier, propriétaire du Whisky Lodge, l’auteur collectionne ensuite les bouteilles de Single Malt écossais et la littérature russe.
 
La Maison du Whisky, inaugurée rue d’Anjou en 1968, ouvrira de nouveaux horizons au paysan entrepreneur de la vallée du Trièves : « je mets le pied (le nez, la bouche) dans un univers d’une richesse et d’une diversité folle : je découvre que le monde est plus vaste encore » (p.7). L’auteur distingue très vite l’alcool, synonyme d’instant présent, du whisky, qui « s’anoblit dans le temps long » (id.). Avec l’eau-de-vie de céréales cultivées jadis, les arts de la distillation et l’élevage sous bois, le whisky diffère en tant qu’expérience radicalement autre, avec des émotions et des sensations nouvelles : « en buvant du whisky, nous faisons plus que l’expérience de la nostalgie, nous goûtons un instant d’éternité » (id.).
 
En poète et philosophe, Frédéric REVOL nous touche par ses « supernovas d’arômes » et nous invite dans « le mystère des goûts ». Toujours dans sa belle introduction propédeutique destinée aux amateurs, amoureux et professionnels fascinés par l’Uisce beatha (littéralement eau de vie), il revient sur l’âge d’or musulman et ses deux termes essentiels d’alcool et alambic (p.8). A l’apogée de l’art roman, entre Bologne et Salerne, on trouve le moyen de concentrer l’alcool par distillation. Une date cruciale : le spiritueux à savoir l’eau ardente voit le jour (p.10).
 
Le créateur des Hautes Glaces nous enroule dans sa vision de l’histoire des alcools par un gai savoir éclairant sur le monde du whisky. Il remarque l’opposition, dès le XVIIème siècle, entre les distilleries officielles situées à proximité des villes et des réseaux de communication, et les distilleries de campagne, rurales qui fonctionnent au rythme agricole (p.13). A partir du XIXème, l’esprit du capitalisme écossais produit des volumes importants : 12 millions de gallons (id). Les grands noms apparaissent : Auchentoshan, Mortlach, Glenlivet, Macallan, Edradour, Springbank (p.7 l’auteur avoue sa dilection pour le 12 ans).
 
L’industrie se concentre alors au XXème siècle sur quatre pays : Ecosse, Irlande, Etats-Unis, Canada. La France demeurant, justement souligné par l’agronome, le premier pays consommateur mondial (p.14). Frédéric REVOL, focalisé sur la relation entre l’économique et le vivant, sur une agriculture écologique et vivante, s’éloigne du paradigme dominant pour inventer le whisky biologique en 2006. Il définit la question qui l’obsède et, se faisant, dessine le paysage d’un défi : « quel serait le goût d’un whisky qui emprunterait d’autres chemins de production, qui remettrait les céréales et le lien à la terre au cœur des processus d’élaboration qui ne considérerait pas les contraintes environnementales comme un trouble-fête à annihiler, mais au contraire comme une source d’inspiration, de créativité, d’innovation, de diversité de plaisir ? » (p.15).
 
Cet horizon cosmogonique et philosophique imposera une quête de terre et d’esprit, la place du terroir, pour la première fois, dans le monde du whisky. Le deuxième portfolio du présent ouvrage expose le génie du lieu ou plutôt le génie d’un lieu en tant que lien, identité propre et remarquable (p.33). Ce genius loci romain possède une intégrité et une singularité. Dans son retour à la terre, le fondateur du Domaine des Hautes Glaces recherche un terroir, l’âme d’un territoire.
 
Il ambitionne de créer des whiskies paysans inspirés par le génie d’un lieu, à sa gloire. Ce chemin du bout de terre se nomme le Trièves, « petite région de montagne située au cœur méridional des Alpes Françaises » (p.34) L’ancien étudiant grenoblois avait déjà aperçu ce lieu qu’il décrit magnifiquement : « une mosaïque multicolore de parcelles agricoles et forestières griffée de cours d’eaux sauvages et de torrents turbulents » (ibid.).
 
Or, pour lire un territoire et l’embrasser, il faut en tomber presque amoureux, changer de perspective : « ne pas le regarder de loin, mais en son sein, se mettre à la hauteur des vivants, emprunter les chemins de passage et, au détour d’un col ou en enjambant un précipice, pénétrer ce qui ressemble peut-être à la vallée perdue ou au paradis perdu » (id.). Où l’on perçoit la profondeur sensible et pratique de l’étreinte d’un paysage doux, un théâtre de montagne avec ses immenses arbres (frênes, tilleuls, cormiers) et la joie de ses stabulations : « Le Trièves semble s’être tenu à l’écart » (p.37).
 
Pourtant, cet équilibre résulte de forces vives et rudes, de labeur montagnard, de vies de luttes, d’empreintes humaines contenues. On poursuivra, avec le plus haut intérêt, la lecture des pages sur la taille modeste des fermes, l’élevage et la polyculture dans cette rudesse montagnarde (p.40). L’agriculture en Trièves, comme le montre bien, Frédéric REVOL, procède d’une construction sociale et historique, « un refuge, un nid d’aigle lové au cœur du sillon alpin » (id.). Bastion protestant au XVIème siècle, lieu de la pionnière maison d’édition « Terre vivante » installée à Mens en 1992, une des régions agricoles les plus bio d’Europe, le Trièves réinvente l’agriculture sans chimie.
 
Dans le chapitre suivant sur l’invention des Hautes Glaces, le paysan-agronome conte avec moult détails la naissance du projet de whisky fermier et biologique qui renoue avec la notion de terroir dans le monde des spiritueux (p.62). Rien ne fût évident ni aisé : « je ne trouvais pas de lieu. Et n’ayant pas de terre, je n’avais pas de nom » (id.). Plus loin : « je n’étais pas le candidat idéal, celui qu’on attendait » (p.64). La recherche d’un lieu oscille entre l’enquête policière et la quête du Graal : « l’exercice demandait une certaine souplesse, une bonne résilience face à l’échec » (p.65).  
 
En 2008, le révolutionnaire du premier whisky de montagne trouve « un lieu où tout semble s’agencer à merveille pour produire du whisky » (p.68) mais il n’a ni les compétences ni l’expérience du maniement de la herse ou de la botteleuse (p.69). Il va devoir mettre en valeur un espace de 53 hectares, avec ses coins froids et humides, ses pentes traîtresses et ses contrepentes (p.70) : « je suis sur ma ferme un être humain parmi des milliers d’espèces, un individu parmi des milliards de milliards. Toute une communauté biotique m’accompagne ainsi alors je trace mes premiers sillons dans l’épaisseur de ce nouveau monde, microscopique et immense, à la lisière de l’infini » (id).
 
Appuyons, ici, sur la qualité d’écriture qui parcourt tout le présent livre. Nous suivons aussi les périls agrestes du conducteur de machines parfois dangereuses : « Le tracteur est enfin calé, immobile. J’écoute mon cœur frapper mes tempes humides. Quelques secondes passent. Je ne suis pas passé loin de la banqueroute » (p.71). Le chapitre suivant aborde le précis technique de la graine au whisky (p.74) en réussissant la prouesse de demeurer limpide nonobstant une certaine technicité notamment botanique (p.75).
 
L’auteur réinscrit le whisky dans la longue histoire des hommes et des grains (blé tendre, riz, maïs, orge, sorgho, p.77). Il traite de toutes les étapes essentielles de l’élaboration de l’eau-de-vie (maltage, brassage, fermentation, distillation) ainsi que du vieillissement en tonneaux et de la maturation en chais tout en les commentant avec sa propre interprétation très enrichissante : « basée sur de simples principes physico-chimiques, la distillation discontinue peut ainsi devenir un art complexe et mystérieux. Le distillateur, par les choix qu’il opère, dans ses coupes, dans la manière dont il conduit sa chauffe et les condensations, est en mesure de façonner le wash, tel un sculpteur creusant une matière brute pour laisser apparaître l’œuvre qu’elle contient, une eau-de-vie de céréales » (p.92).
 
Le chapitre intitulé « Veiller aux grains » présente l’approche holistique d’une ferme qui rejette la chimie et ses grands principes d’action : « favoriser la diversité des cultures, prendre soin des bordures et auxiliaires, encourager le vivant et sa capacité à s’autoréguler, observer les cycles de la matière et penser l’utilisation des ressources et la réutilisation des déchets » (p.106). Plus loin, le fermier de Cornillon-en-Trièves, à partir de 2013-14, devient un agriculteur qui reprend confiance : « mais mon envie est aussi de laisser un peu plus de place au sauvage, de pouvoir sentir qu’il se passe là des choses qui m’échappent et m’émerveillent » (p.113).
 
Dans le chapitre suivant, intitulé « Le goût du terroir » (p.130), l’aventurier des Hautes Glaces prouve, contre tous les experts, que le terroir compte dans le whisky. Il exprime sa conception et le réel de ce qui donne corps à une réalité que les mots nous empêchent de penser : « le « terroir » nous permet d’accéder à une autre perception des choses. Il met en lumière tout un monde qui échappe à ses catégories, un monde fait d’intrications » (p.131).
 
Dépassant radicalement les lacunes conceptuelles souvent présentes dans le monde du vin, le militant Revol vit le terroir comme essence et production d’un même processus dans lequel humains et non-humains s’associent ontologiquement. En artisan producteur humble intégré à une unité qui le traverse et toujours le dépasse, il réfléchit pour épaissir nos sensations, nourrir notre compréhension : « le premier savoir est le savoir de son ignorance » (id.).
 
Dans cette somme séminale sans doute unique en Europe sinon au monde sur le Domaine des Hautes Glaces, collectif profondément résolu à une transformation dans la joie, - « je déguste une salade sauvage que Sabine Perrier a préparée. De jeunes pousses de chénopodes et de bourraches, quelques fleurs de violettes et de primevères, des pétales de roses et de soucis, des feuilles de hêtres taillées en julienne, des câpres de chicorées sauvages… Des fleurs, des feuilles, des fruits… » (p.136)-, on perçoit une vitalité de changement d’échelle qu’apportera l’entrée au capital du groupe COINTREAU.
 
Ainsi, le Domaine des Hautes Glaces, « intelligence collective, conversation éclairée entre les différents lieux de savoir-faire » (p.138), exemplifie un cœur à l’ouvrage : « où tous se soucient de contribuer à quelque chose de plus grand qu’eux : la qualité indéniable du tout » (id). La deuxième partie de ce livre important qui narre une aventure peu ordinaire se concentre sur la volonté de créer une microfilière locale dans un souci d’indépendance et d’autonomie (p.158).
 
Dans un chapitre conclusif, l’auteur évoque l’écologie comme un sport de combat pour paraphraser la célèbre formule de Pierre Bourdieu mais il convoque étonnamment la question esthétique (p.179). L’ambition réside dans la création de whiskys qui goûtent l’âme d’un territoire (p.185). Dans le même esprit, le packaging suivra.
 
La page 187, sur le flaconnage vertueux, mérite vraiment attention car l’intention tient dans l’écriture de nouvelles ontologies : « dessiner le paysage des altérités qui nous entourent et nous traversent, de ces environnements qui nous constituent, de ces milieux qui nous encerclent, esquisser les liens performatifs que nous entretenons avec des entités de nature et d’essence parfois dissemblables, tels sont probablement les premiers pas d’une conscience nouvelle, un chemin pour résoudre localement les contradictions auxquelles font face les producteurs, agriculteurs ou transformateurs » (p.186). Par-delà le lien durable à la terre, dans la clarté des jours et les tourments des saisons, une leçon universelle d’entêtement de civilisation, radicale et intime, empathique et sensible.
 
							
 
										 
								Par Fabien Nègre
Auteurs : Georges BISCHOFF, Hervé LÉVY
Titre : Le vin de Strasbourg. Histoire du vignoble et vignerons d’aujourd’hui.
Editeur : La Nuée Bleue, Strasbourg.
Date de parution : novembre 2024.
 
La riche ville de Strasbourg a été bâtie grâce au commerce du vin. Avec son port sur le Rhin, relié à l’Ill et à la Bruche, elle exportait le vin produit en Alsace vers les gosiers de l’Europe entière. L’historien Georges BISCHOFF nous conte les riches heures de cette capitale historique des vins d’Alsace. Il nous immerge il y a 500 ans, au cœur d’une immense plaque tournante et de ses activités annexes (négoce, tonnellerie, batellerie, auberges…) qui ont permis à la ville de prospérer. Aujourd’hui, le lien entre Strasbourg et son vignoble n’est plus aussi visible mais de nombreux vignerons s’attachent à le perpétuer.
 
Aujourd’hui, le lien entre Strasbourg et son vignoble n’est plus aussi visible mais de nombreux vignerons s’attachent à le perpétuer. Ils ont créé la Tribu des Gourmets, association héritière de la corporation des Weinsticher qui régulait le marché du vin strasbourgeois. Ces vignerons-paysans promeuvent un retour à la terre et aux vins de terroir – s’éloignant des traditionnelles classifications par cépage – et remettent la nature et l’homme au cœur de leur métier. Le journaliste Hervé LÉVY est allé à la rencontre de ces artisans vinificateurs qui sont à l’avant-garde des vins de Strasbourg, tout en minéralité, et qui aiment les partager.
 
Georges BISCHOFF, historien, est professeur émérite à l’Université de Strasbourg. Il n’aime pas l’histoire à la manière des manuels scolaires. Sa curiosité l’invite à l’école buissonnière, bien au-delà des plates-bandes académiques qui sont les siennes. Il est l’auteur de nombreux livres d’histoire, parmi lesquels, à La Nuée Bleue : La guerre des paysans (2010), Le siècle de Gutenberg (2018), Dans le ventre de l’Alsace (2020) et Les ruines fantastiques (2022).
 
Hervé LÉVY, journaliste, est rédacteur en chef du magazine culturel franco-allemand POLY. Il écrit aussi pour les pages Cultures des DNA (Dernières Nouvelles d’Alsace) et pour la revue Les Saisons d’Alsace. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont, à La Nuée Bleue, Balades pour se perdre dans les Vosges (2020).
 
Notons, d’emblée, que le présent ouvrage, édité par la Tribu des Gourmets du vignoble de Strasbourg, rend hommage à Didier BONNET, disparu en 2022 et président cofondateur de l’association. Cette association de vignerons créée en 2012, se réfère à la Weinsticherzunft (traduit en « Tribu des Gourmets ») établie à Strasbourg au Moyen Âge. Experts assermentés, garants de l’authenticité des vins, les Weinsticher étaient chargés par la Ville de déguster les vins provenant des vignobles alentour et d’en vérifier la qualité.
 
Il leur incombait également d’estimer les prix, de prélever les taxes sur toutes les transactions et manipulations, de surveiller la sincérité des ventes, et d’éviter voire de punir les fraudes. Ils étaient les pivots de l’organisation du commerce des vins dans la cité. Aujourd’hui, la vocation de l’Association consiste à relier Strasbourg à son histoire viticole et aux vignobles qui entourent la ville. Il s’agit aussi de promouvoir la beauté et la grandeur des vins de Strasbourg, de les partager, de les faire déguster, et de redonner aux Strasbourgeois la fierté de leurs vins. Cette double vocation s’incarne dans le fil directeur de ce livre.
 
Soulignons, en outre, la qualité des photos de Stéphane Louis, photographe des ruines et des forêts, ouvrier agricole auprès de vignerons alsaciens. Charles Brand, vigneron à Ergersheim, actuel président de la Tribu des Gourmets signe une préface subtile pour relier Strasbourg à ses vins (p.11). En effet, l’histoire de Strasbourg s’identifie à celle du commerce du vin d’Alsace, autant que son patrimoine architectural et sa cathédrale. Au Moyen Âge, Bourgeois et évêques ont la mainmise sur le vignoble et en tirent des revenus conséquents. La tradition viticole strasbourgeoise consistait à assembler des vins issus de différents cépages pour élaborer une cuvée marquée par son lieu et son sol de naissance (p.12).
 
Les vignerons alsaciens ont fait de ces vins de lieux, de plaines et de coteaux quelque chose de particulier, d’homogène et d’astucieux, tout en minéralité. Ces vins présentent donc une typicité unique et une émotion particulière. Aujourd’hui, les vins du vignoble de Strasbourg, blancs, secs, à forte minéralité, incarnent un retour aux sources, un pont entre l’histoire et l’avenir, une redécouverte des goûts anciens. Le vigneron marque le lien territoire-terre, pays-paysans, vigne-vigneron car la vérité d’un vin s’impose par la terre dans sa sincérité et sa profondeur.
 
Charles Brand centre alors sa présentation sur la minéralité et revient sur la notion de terroir : « ensemble composé de sa géologie, de son environnement géographique et climatique, mais aussi de son contexte culturel, gastronomique voire religieux » (p.14). Les vins blancs du vignoble de Strasbourg expriment une minéralité qui évoque à la fois le sol, les pouvoirs des minéraux et les éléments nourriciers nécessaires à l’organisme. En bouche, la minéralité refuse la facilité, ambitionne un vin inimitable associé à un lieu et à nul autre. Le propriétaire du domaine certifié Demeter depuis 2006 dégage quatre composantes de la minéralité : sapidité, salinité, acidité et amertume.
 
Il va encore plus loin : « Minéral renvoie aussi à des sentiments de pureté, d’éternité, d’humilité » (p.15). Dans cette introduction qui précise le concept de minéralité rarement fouillé, on perçoit l’effort et l’ascèse enfouis dans les strates du temps : « le minéral est pur, inaltérable, il défie le temps… ce sont des vins de la terre et non du fruit » (id.). La première partie de l’ouvrage écrite par Georges BISCHOFF traite non sans brio de Strasbourg, capitale historique du vin d’Alsace. Le 21 juillet 1789, les émeutiers percent les tonneaux de la cave de l’hôtel de ville.
 
Cette « vinondation » (l’historien n’hésite pas à manier les barbarismes avec dextérité) détruit plus de 212 000 litres. Le professeur émérite à l’Université de Strasbourg use également de formulations étrangement journalistiques et attendues : « la cave se rebiffe » (p.19). Bien plus, il nous crédite d’expressions quelque peu surannées : « élémentaire mon Cher Watson… n’en jetez plus » (p.20). Sans doute une volonté humoristique bienveillante d’émailler son récit mais qui finit tout de même par lasser lors même qu’il fait montre d’une érudition certaine sur la voie royale du Rhin. Certaine considération tourne aussi au panégyrique (p.22).
 
On ne voit pas non plus très bien en quel sens « désaltérer » formerait l’antonyme exact « d’aliéner ». Nous manquons sans doute de science historique. Reprenons, en 1600, Strasbourg figure le centre du monde, prospère et cosmopolite. Plus loin, nous nous étonnons encore d’une appréciation pour le moins à l’emporte-pièce : « comme à l’accoutumée, les poètes prennent la relève des historiens quand il s’agit d’imaginer des traditions ou d’écrire n’importe quoi » (p.25). On apprend à chaque page sur les origines du vignoble strasbourgeois mais soudain la plume de l’historien buissonnier déroule le bric-à-brac du dictionnaire des poncifs : « le petit vin blanc qu’on boit sous les tonnelles…le gros rouge de Bercy….Pierre qui roule n’amasse pas mousse » (p.32).
 
Une autre perle du jeu de mot original surgit page 54 : « Pour exporter un liquide aussi précieux que le vin, il faut disposer de contenants ad hoc, comme dirait le capitaine du même nom ». Encore une dernière pour la bonne bouche : « splendeur et misère des courtes tisanes » (p.63). On se penchera sur le savoir-boire strasbourgeois et sa convivialité (p.85). La deuxième partie intitulée « Errance urbaine sur les traces du vin » (p.103), par Hervé LÉVY, un fin connaisseur de la ville, de sa gastronomie et des vins alsaciens, s’inscrit tout de go dans des lieux de mémoire au sens de Pierre Nora : « unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté ». Ce patchwork poétique nous enchante notamment par ses descriptions de winstub comme « Au Pont Corbeau » (p.113) ou de rue telle la rue des tonneliers (p.122).
La troisième partie signée par l’auteur de balades pour se perdre dans les Vosges nous emporte dans le vin de Strasbourg aujourd’hui (p.138) chez des vignerons à l’avant-garde des vins de demain, entre artisanat et grand art (p.140). Loin du catéchisme des cépages, le rédacteur en chef du magazine POLY insiste sur la notion de terroir « marquant la volonté de refléter la signature d’un lieu » (p.148). Au sein de ce territoire de terroirs, on recense 250 lieux-dits qui donnent naissance à des « vins de lieux » (p.150). 
 
Ce nouveau rapport à la vigne produit des vins vivants et vibrants (p.155). La biodynamie implique trois axes : concevoir son exploitation comme un organisme agricole – une entité dont les composantes minérales, végétales, animales et humaines interagissent -, considérer les rythmes cosmiques dans le travail, utiliser des préparations pour vitaliser et régénérer les sols (p.157). Pour reprendre les mots juste du critique musical et lyrique bien connu des strasbourgeois : « une pulsion élémentaire de vie, libre et joyeuse » (p.158).
 
Les nouveaux vins de Christian Binner, Jean-Pierre Frick, Bruno Schueller, Patrick Meyer, Christophe Lindenlaub, Jérémy Fritsch, Nathan Muller, pour ne citer qu’eux, incarnent des personnalités, des individus (p.169), « des vins de temps » (p.178) ou de jardin (p.184). Ainsi, « le vin n’existe pas, il n’y a que des vins. Et il n’y a même que des bouteilles, des instants précis où ces bouteilles sont passionnantes (cela ne veut pas toujours dire « délicieuses ») et, parfois, à pleurer d’émotion, littéralement » (Cf. Pierre-Yves Quiviger, Une philosophie du vin, Paris, Albin Michel, 2023, p.256).          
 
 
							
 
										 
								Par Fabien Nègre
Auteur : Laurent DE SUTTER
Titre : L’art de l’ivresse
Editeur : PUF
Date de parution : 7 mai 2025
Et si l’ivresse faisait révolution ? L’histoire de l’ivresse équivaut à l’histoire d’une fascination oscillant entre exaltation romantique et dénonciation scandalisée, entre esthétisation et moralisation. Pourtant, nombreux sont ceux qui, de tous temps et dans toutes les cultures, refusent cette alternative pour plutôt s’interroger sur ce que l’ivresse fait – sur les puissances insoupçonnées qu’elle recèle. De la Bagdad du IXème au New York du XXème, de la France médiévale au Japon de l’ère Meiji, poètes, philosophes, écrivains, alchimistes ou simples ivrognes ont exploré, de manière souvent vacillante et imbibée, ce que l’ivresse change dans le domaine de l’art comme dans celui de la science, dans celui de la politique comme dans celui de l’éthique – et jusqu’à celui de l’être.
Cheminant en compagnie de Abû Nûwas, Nakae Chômin, Rabelais, Dorothy Parker, Zhang Xu et de nombreux autres, Laurent DE SUTTER offre une fantastique traversée des transformations que l’ivresse présente, à la recherche d’une vérité nouvelle, ne tenant sur ses pieds que de manière hésitante : une vérité ivre, ridiculisant la police millénaire de la sobriété.
 
Laurent DE SUTTER, professeur de théorie du droit à la VUB (Vrije Universiteit Brussel), l’une des éminentes figures de la pensée contemporaine, a publié des ouvrages traduits dans une quinzaine de langues, qui ont reçu de nombreux prix. Au PUF, il est l’auteur, entre autres, de Pour en finir avec soi-même (2021), Éloge du danger (2022) et Décevoir est un plaisir (2024) ou « Superfaible : penser au XXIe siècle » (Flammarion, coll. « Climats », 2023).
 
Suggérons, d’entrée de jeu, au lecteur averti et encore mieux, avisé, de ce bel essai sur l’ivresse telle un art, qu’il faudrait sans doute, comme en miroir ou préambule, fondre sur le colossal « Naturellement Gnôle » (2024), dans ces mêmes colonnes recensé, coécrit avec Theresa M. BULLMANN par l’auteur sus évoqué. L’exergue du présent ouvrage, à lui tout seul cristallise notre miel estival. A l’heure de la police politique des abstèmes, Tao Yuanming fait l’éloge ontologique et éthique du vin. Le prologue annonce un paragraphe zéro mais encore plus surprenant, avec un réel talent d’auteur de romans policiers, le jeune philosophe belge à l’éclatante polyglosssie nous entraîne dans la « douceur fatiguée » (p.11) de la nuit tokyoïte, dans un bar d’Ebisu.
 
Un homme pressé mais concentré, après un virage dans le dédale labyrinthique des yokochos emplies d’izakayas, porte une coupette glacée à ses lèvres : « Une sorte de détente apparut sur son visage. La nuit pouvait vraiment commencer » (p.13). Cette « nuit sans témoin » au sens de Michaël Fœssel, dans la dimension existentielle de l’ivresse, fait l’objet du premier chapitre qui expose la vie éthique du nadîm dans le Bagdad moderne par le truchement d’un poète arabe, Abû Nuwas, qui aimait boire (p.17).
 
En effet, au fondement du khamr, existe une ambivalence. L’ivresse dépose un voile sur le spectacle de la réalité mais la boisson équivaut à une clef qui ouvre à la compréhension de ce que l’art n’avait pas pu voir. L’ivresse nous donne à voir l’invisible. Le khamr constitue un révélateur de la beauté qu’il masque dans le même mouvement. Dans la Badgad du VIIIème siècle, boire ne ressortit pas à l’intime, ne forme pas un voyage de soi mais saisit une modernité de la civilisation. L’auteur du remarqué « Hors-la-loi. Théorie de l’anarchie juridique » (Paris, Les Liens qui libèrent, 2021), dans un style à la formulation toujours juste, claire et lumineuse, de préciser : « Son ivresse n’était pas celle d’un individu qui cherchait à rentrer en soi ; elle était celle de celui qui ne cesse d’en sortir » (p.20).
 
L’ivresse renvoie alors à un art codifié qui exige savoir et culture (p.22). Plus tard, à Alep, l’art de la commensalité s’inscrit dans la science du boire en commun. L’ivresse, selon le pop philosophe, implique une participation à une société structurée d’après des principes de grand raffinement. Elle incarne l’état que provoque le vin « chez ceux pour qui le voile qu’il tisse définit la condition de la civilisation » (p.25). Il y a là un point crucial : l’éthique de l’ivresse outrepasse toute morale. On voit bien alors le mouvement bifide de l’enivrement : soit l’égarement et la perdition soit une forme de sophistication, de subtilité cohérente avec la Révélation : « vivre le khamr, c’était vivre dans un espace qui était déjà intersticiel » (p.30).
 
Le vin représente l’interface de cet interstice comme le surligne si justement l’auteur de « Deleuze-La pratique du droit » (Michalon, 2009). Dès lors, l’ivresse figure l’épreuve de la limite (p.33). Boire revient à tenter le démon en tant qu’il se trouve déjà à l’intérieur de soi. Boire, d’une certaine manière, c’est toujours boire la civilisation dans la mystique syrienne (p.34). Dans d’étincelantes pages sur le vin comme possibilité la plus haute et noble à laquelle peut aspirer l’homme de foi (p.38), l’auteur de « l’Eloge du danger » (2022) montre que le vin, tout entier poison, entraîne au creux de l’oubli de l’oubli (p.41).
 
Laurent de Sutter dont on se souvient du premier essai publié à La Musardine intitulé « Pornostars - Fragments d'une métaphysique du X » (2007) n’établit point une phénoménologie de l’acte de boire mais bien plutôt une archéologie articulée à une généalogie qui structurent une éthique du boire : « les grands buveurs de l’islam des débuts avaient pour souci premier… de déployer des manières de boire, les modalités du rapport à l’ivresse suscitée par le vin » (p.44). Cette approche ouvertement deleuzienne de l’art de la boisson fait fond sur une éthique de l’ivresse en tant qu’elle appelle confusion et obscurité : « boire, c’est plonger dans la nuit du dehors » (p.47).
 
Le §11 examine, dans des pages d’une acuité acérée et d’un style toujours aristocratique, le fou-ivre chinois, le calligraphe Zhang Xu. L’ivresse, en l’occurrence, installe la condition d’un oubli actif qui repousse et excède les limites de la représentation : « avec le vin, ce qui n’était que contemplation esthétique pouvait devenir physique », vécu et plus seulement perçu (p.59). L’autre condition sine qua non de l’ivresse réside dans le « ensemble ». En effet, « l’expérience de l’ivresse, en tant qu’oubli permettant de vivre le réel du monde, était une expérience du partage de ce réel, dès lors qu’il constituait le seul universel, indicible et irreprésentable, par lequel un corps pouvait être affecté » (p.66).
 
Le savoir boire tient donc dans le fait de boire sans mesure mais avec vertu. Le réalisme de l’ivresse consiste bien dans un alignement encore plus près du réel du monde (p.69). Pour les artistes taoïstes, l’éthique sociale de la boisson ne prend sens que rachetée par une esthétique de la vie qui fonde une esthétique du corps. L’ivresse nous rapproche du fond essentiel de la vie. On repense ici, comme un puissant écho, non pas à un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie mais aux pages notables de Yannis Constantinidès, dans son Nietzsche l’éveillé, en 2009, où au prisme du bouddhisme zen, il analyse également l’excession de la vie (p.76). Mieux vaudra la maîtrise dans l’excès que l’excès de maîtrise.
 
Dans la troisième partie, Laurent De Sutter entreprend une captivante analyse de la signification de l’expression « In vino veritas ». Dans le paysage de pensée rabelaisien, boire du vin équivaut à incorporer la vérité sous la forme de l’effet que celui-ci produit sur les sensations de celui qui boit (p.90). Boire revient à incorporer le vrai dans la dimension d’une mystique pratique propre aux alchimistes (p.97). Boire, c’est devenir Dieu (p.103). La quatrième partie définit les principes d’une politique ivrogne (p.118).
 
En dépit d’une légère baisse relative d’intensité à partir de la page 125, l’ouvrage et ses notes de bas de page sur André-Jean Festugière, Nicolas Baumert ou François Jullien témoignent d’une érudition solide et précise en toute occurrence même si parfois, l’auteur ne résiste pas à la petite tentation d’une grande formulation d’essayiste au sens très contemporain : « l’utopie n’est pas une atopie » (p.132). Lors même qu’on peut non plus ne pas partager la conception « debordienne » de l’ivresse comme condition de la révolution (p.136), on appréciera néanmoins grandement de nombreux développements en forme de coups de boutoir qui saccagent les vieux rêves des illusionnistes de l’ascèse hygiéniste : « la sobriété est toujours contre; elle se définit comme un cahier des charges fini, dont chaque stipulation prétend contribuer à l’épuisement du monde, à sa définition comme un espace où seul ce qui en remplit les critères non seulement peut exister, mais à le droit d’exister » (p.139).
 
Le § 39 creuse la pure puissance de l’ivresse au sens de la perspective deleuzienne sur Spinoza. En tant que puissance obscure, « on ne sait pas ce que peut l’ivresse, puisqu’elle peut tout surtout l’impossible…elle peut tout, même être une puissance positive » (p.145). Ecoutons attentivement la magistrale leçon administrée par le jeune philosophe bruxellois dans une rare impeccabilité qui réjouit en nos temps d’abstinence : « Dans l’obscurité de la puissance de l’ivresse, c’est la totalité du régime des possibles qui se trouve enveloppé, des plus nobles aux plus ignobles, des plus grotesques aux plus sublimes et des plus salvateurs aux plus destructeurs, sans que rien ne permette d’en décider d’avance » (p.145).
 
Cette philosophie totale de l’ivresse déploie une politique, une éthique, une esthétique et enfin, une épistémologie en tant que dialectique, passage par son négatif propre. Le chapitre 5 intitulé « Être et highball » propose une envoûtante introspection de l’ivresse de Dorothy Parker, écrivaine new-yorkaise, égérie de la Lost Generation. Là, l’alcool a partie liée avec le rêve, « un lien avec une forme particulière de transcendance, une sorte d’élévation » (p.158). L’auteur du charien « Décevoir est un plaisir » (PUF,2024), nous dévoile l’ivresse comme épreuve d’une altération, contingence de l’absolu, condition toujours singulière de son épreuve, intensification de l’expérience par un sujet de sa singularité (p.171). En cela, l’ivresse diffère de l’extase, elle n’aboutit jamais à une révélation. Loin d’une épiphanie, l’ivresse altère au sens fort, elle forme l’épreuve de l’intensification de l’altération (p.174).
 
Mouvement de la vie, dissolution de l’être, l’ontologie de l’ivresse est forcément celle décevante de l’effondrement (p.181). Dans ses dernières pages enlevées, l’auteur de « Pour en finir avec soi-même » (2021) nous appelle à l’étreinte de l’existence : « embrasser le mouvement, parce que c’est embrasser la vie, conduit aussi à embrasser ce qui, dans la vie, ne se laisse jamais réduire par les proclamations d’impossibilité, par les mesures de police du dicible ou du pensable » (p.182).
 
Le postlude digne d’une fin de polar nous ramène à l’intérieur de ce bar tokyoïte dans lequel il ne restait plus qu’un seul client : « l’homme s’était enivré, profitant de l’espace hors de l’espace et du temps hors du temps qui était celui du bar…la seule constante de la nuit était qu’il y avait toujours un verre devant lui » (p.188). Un livre nécessaire et émouvant jusque dans sa note finale dédiée à la mémoire de l’éditeur italien qui l’avait initié : Gino GIOMETTI. A « l’Âge de l’anesthésie » (2017), où l’auteur explicitait la mise sous contrôle des affects, cet art de l’ivresse nous éveille au savoir et à la compréhension de ce que l’ivresse fait à la pensée (p.191).
 
							
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