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L'Archipel du goût

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Jacques Perrin
Titre : L’Archipel du goût. Le grand récit du vin. Une invitation au voyage à travers le monde sensoriel.
Préface : Antoine Pétrus.
Editeur : Editions ALPAGA, Jussy, Suisse.
Date de parution : juillet 2024.

 
Existe-t-il un lien entre sagesse et saveur ? Peut-on être ivre avec sobriété ? Quelle est l’origine du vin ? Un champagne peut-il nous restituer la mémoire de la mer ? Est-il possible de faire le tour du monde des meilleurs restaurants en 68 jours ? Peut-on cuisiner sa vie ? Comment le faux et le vrai s’entrelacent-ils parfois dans le vin ? L’éternité a-t-elle un parfum ?
 
Le vin est une aventure. Ce récit passionnant nous emmène à la rencontre de personnages fascinants qui ont choisi de vivre à la hauteur de leur vision : des vignerons, des cuisiniers, des esthètes, des arpenteurs du goût. Sur les fleuves, les mers, les rivages, les côteaux abrupts, dans la caverne originelle, près des glaciers où murissent des crus mystérieux, ce livre nous convie à un voyage initiatique dans l’univers des parfums et des saveurs.
 
Le goût est une extase, une navigation, une quête. Sur cet archipel, chacun cherche sa trajectoire, son île- une vérité en partage. L’archipel du goût retrace sciemment et passionnément l’œuvre d’une vie. A travers cet ouvrage, nous sommes invités à une odyssée littéraire ou la découverte de soi-même est aussi importante que la découverte des autres. C’est un voyage qui élargit les horizons de l’esprit, qui nourrit l’âme et qui, à la fin, laisse une empreinte indélébile dans le cœur de ceux qui ont eu la chance de s’y aventurer.
 
Jacques Perrin, personnage hors norme, être rare de finesse et de discernement, né dans le Valais, en Suisse, a bien plus de vies qu’un chat : alpiniste, éleveur de vaches d’Hérens, professeur de philosophie, poète, romancier, chef à ses heures intimes, créateur du premier bar à vin nature à Genève dans les années 80, dirigeant d’un des meilleurs Clubs de vins au monde, le CAVE (Club des Amateurs de Vins Exquis), membre permanent du Grand Jury Européen. Le rédacteur en chef de la revue Vinifera sur l’Everest des meilleurs dégustateurs de la planète, a fait l’objet d’un portrait dans nos colonnes : /decouvrir/portraits-autres/jacques-perrin-pdg-du-cave.  
 
En phénoménologue de la perception, l’homme des forêts helvètes nous emporte à un rythme endiablé dans un voyage infini, visite de son Archipel du goût, rivages d’un gai savoir aux succulences inouïes. Dans cette manière impatiente d’un train que personne ne peut suivre, dans cet amour des sucs d’un présent vital et dans un bain d’éternité de la présence éclairée, Jacques PERRIN nous conte le grand récit du vin, invitation au voyage à travers le monde sensoriel.
 
La juste préface d’Antoine Petrus, d’une admirative pudeur, d’une secrète élégance (p.5) traduit la rencontre avec un ascète du savoir boire qui descend loin dans la profondeur et la forme de la structure gustative mais s’élève également dans l’adéquate herméneutique de l’écriture du vin. Apex, littéralement sommet qui se distingue des autres, exprime alors le mot exact pour définir la trajectoire fulgurante qui perdure et la grâce d’une vie telle une œuvre d’art nouées dans la personnalité nietzschéenne de Jacques PERRIN : « une empreinte indélébile dans le cœur de ceux qui ont eu la chance de s’y aventurer » (p.6).
 
Dès les premières pages, « l’amour de la saveur intense du monde » se déploie dans un texte à la beauté poétique et littéraire qui alterne les modalités de narration : quasi aphorismes, nouvelles, mini roman, chronique ironique, penchant pour les mots rares et les métaphores vives où les « formes traduisent des forces qui les traversent » (p.13). Il y va de l’éblouissement des montagnes et des cieux, des vignes et des sources. Au fond, ces paysages intérieurs ou ces visions sensitives métaphysiques nous portent toujours vers les notes « balsamiques » (p.14) de la mémoire. Le vin semble préexister au langage.
 
Il apprend la patience des siècles et la gorgée d’une époque où vous n’existiez pas. Le temps et l’espace dans une « incroyable machine à remonter le temps » (p.15). Chaque page nous émeut dans une « célébration gourmande de la vie » (p.18). Tôt dans l’enfance, vers l’âge de huit ans, Jacques Perrin hume les parfums des crus et décrit la sensation physique de la dégustation dans le corps : « un courant souterrain irrésistible » (id.).
 
Cette fascination familiale pour le goût tient en une profonde stylisation de la vie : « se nourrir est une exigence et un art. Et ce dernier est sans compromis » (p.19). L’auteur, par la philosophie de Merleau-Ponty, nous engage dans l’énigme ou le secret ignoré, notre relation charnelle au monde, l’intelligence de la pensée corporelle. Avec rigueur et sensibilité, Jacques Perrin explore ce « goût du lieu » qui se nomme cru. Moine solitaire de la traversée, il s’exerce à déchiffrer « le vitrail des vignes » (p.25).
 
Le passager clandestin nous berce de ses nuits sur terre dans les caves desquelles émane « un parfum de ferment, de cendre et d’éternité » (p.26). Au vrai, avec la légèreté solaire d’un funambule, avec la silenciation affirmative sans mélancolie d’un maître zen, l’écrivain nous montre les stases d’une méditation wittgensteinienne des formes de vie, éveil et décollement. Le texte marque sans cesse par sa capacité au clair découpage entre le divin et dieu, le sublime et le sacré, la trace et l’empreinte (p. 27). Par où le vin forme un « voyage de soi » (A.Petrus) et une cheminement d’appréhension des altérités mais surtout une écriture, des « livres d’heures… esquisses de poèmes, pensées nébuleuses » (id).
 
On lira avec gaieté explosive les rencontres de vignerons, de chefs ou de personnalités exceptionnelles (Angelo Gaja, Marcel Lapierre, Jules Chauvet, René Rostaing, Gérard Chave, Régis Marcon, Michel Bras, Pierre Gagnaire, Toru Okada, Jiro Ono, Lydia et Claude Bourguignon, le Père Épifanios) tel ce portrait musical aux tempi ancrés et fluides de Frédy Girardet, célèbre chef visionnaire du restaurant de l’Hôtel de Ville, à Crissier, qui rendit « le fugace inoubliable » (p.31). On se délectera de la généalogie italienne du CAVE, « sanctuaire profane » (p.35). Avec un sens de l’impeccabilité inoubliable de la formule ciselée, « jamais l’existence ne ressemblera à une suite de Fibonacci » (p.66 », le dégustateur hors-pair nous entraîne dans la magie d’une Romanée Saint-Vivant 1928, « sillage de l’infini » (p.86).
 
La troisième partie traite des voyages de l’odyssée (p.97). Le texte bondit et rebondit sans cesse dans une fluidité lumineuse digne d’un périple leibnizien. Alors qu’on se croit parvenu au port, on se retrouve soudain jeté en pleine mer : « le goût est une navigation infinie dont la destination se dérobe constamment » (p.99). Ce grand livre de montagnes intérieures, de paysages extimes, de gestes invisibles, de jouissance ascétique du présent de la présence, mieux, de la présentification de la transcendance d’une immanence, du maintenant au sens du ma japonais (p.110) nous invite à « danser quelques instants » (p.111) sur le fil léger et éphémère d’une existence.
 
Jacques Perrin nous enchante, tout au long du récit, par ses expériences sensorielles « de joie organique et de clarté » en sol majeur notamment en Grèce. Lire et méditer la page 115 avec le moine Epifanios : « Le moine a ouvert un magnum d’Épifanis 2010. Le bouquet est fin, précis, avec des notes fruitées, mentholées et balsamiques qui associent maturité et fraîcheur végétale… une gorgée, une seule. Le précieux liquide prend forme dans le palais, s’évase, dessine une courbe allongée avec, en son centre, une chair, une pulpe sensuelle qui enrobe sa trame, la dérobe presque ». Un brûlant désir nous étreint soudain, fouler la roche de Santorin caressée par les bruines iodées où les assyrtico du Clos Stegasta nous regardent.
 
L’éleveur de vaches d’Hérens de combat dont il sait les prénoms par cœur évoque un autre berceau de la viticulture : l’Arménie (pp.125-136) et les origines mystérieuses du vin. L’odyssée gnoséologique se prolonge dans le Priorat (p.138) qui fascine l’auteur jusqu’à une forme de dangerosité. Bien des pages touchantes de l’ouvrage nous émeuvent à la fois par leur sens de l’éloge qui exige un effacement, une grandeur de l’humilité mais également par une invocation inspirée des grands disparus : « Chaque pierre est un songe » (p.142).
 
On se concentrera lentement sur les solaires pages outrenoires (p.157) consacrées à Laurent Vaillé, créateur de la Grange des Pères, passé dans le monde invisible le 30 avril 2021. La quatrième partie intitulée « Ombres et lumières » nous gratifie des talents de nouvelliste policier de Jacques PERRIN dans un brillant et hilarantinal sur l’affaire Rudy Kurniawan, nom d’emprunt du fameux faussaire Zhen Wang Huang (p.164). Où l’alpiniste suisse nous administre une ultime leçon philosophique sur la puissance du faux et les égratignures du vrai (p.171).   
 
Ce très beau livre riche de miroitements de surface et de miroirs profondeur, à conserver par devers soi, en poche, se termine avec l’élégance verticale de l’énergie et de la minéralité des grands crus, génies d’un lieu, goût d’un paysage. Avec Lalou BIZE-LEROY, « la dégustation est une forme de méditation… une sensation pure, attention intérieure » (p.175). Avec l’éternité d’un Margaux 1900, « par petites gorgées, accrochés au-dessus de mille mètres de vide… personne n’est maître de son destin… les forces qui nous gouvernent, tantôt en s’opposant, tantôt en s’unissant, n’ont d’autre but que de nous aider à vivre » (p.181).                           
 
 

Le retour du monde magique. Magnétisme et paradoxes de la modernité.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Fanny CHARRASSE
Titre : Le retour du monde magique. Magnétisme et paradoxes de la modernité.
Editeur : Les empêcheurs de penser en rond/Les éditions de la découverte.
Date de parution : septembre 2023.

 
Comment un commandant de police, une responsable qualité et un éducateur sportif en viennent-ils à quitter leur emploi pour devenir magnétiseurs ? Pourquoi le magnétisme, assimilé à une « vieille erreur » par les scientifiques désignés par Louis XVI pour en faire l’examen à la veille de la Révolution, est-il de mieux en mieux toléré aujourd’hui ? L’ambition de ce livre est de comprendre et d’expliquer sociologiquement ce phénomène. Pour ce faire, il présente les histoires de vie de personnes devenues magnétiseuses. Il décrit concrètement leur pratique qui mobilise de l’énergie et parfois des esprits.
 
Grâce à une plongée dans cinquante ans d’archives, il revient ensuite sur les poursuites qu’ont subies les magnétiseurs jusque dans les années 1980 pour exercice illégal de la médecine, et sur la façon dont ils y ont répondu. Enfin, à travers des entretiens avec des médecins, des membres du ministère de la Santé et des observations en oncologie-radiothérapie, il analyse la place que tient aujourd’hui le magnétisme dans la société française. Revenant sur une autre enquête, réalisée auprès de chamanes de la côte nord péruvienne, la fin de l’ouvrage montre que s’intéresser à des pratiques magiques suppose d’étudier leur conversion (partielle) au « naturalisme », cette ontologie des « Modernes » dont l’avènement a donné lieu à l’émergence de l’opposition entre la nature et la culture.
 
Cela oblige à en décrire la métamorphose : la manière dont le naturalisme est en train de devenir plus « réflexif », c’est-à-dire conscient de lui-même et ouvert à d’autres ontologies.
Fanny CHARASSE est sociologue (EHESS, LIER-FYT). Elle est post-doctorante à l’université Saint-Louis à Bruxelles. Le présent ouvrage résulte de tout ou partie d’une thèse de doctorat en sociologie à l’EHESS intitulée : « Magies de la modernité. Illégitimité et légitimation du magnétisme en France et du chamanisme au Pérou », soutenue à Paris en 2021. Cette étude croisée France-Pérou fait écho à l’épigraphe subversive d’Ernesto DE MARTINO.
 
La réalité magique se produit et se reproduit chez l’occidental cultivé car la présence fonde un acquis historique mais révocable sous certaines conditions. On voit dès l’entame comment la jeune sociologue renvoie dos à dos la science et la magie tout en réintroduisant une réversibilité de l’épistémologie hypothético-déductive. Le prélude, page 9, descriptif et littéraire, nous jette dans « l’éternelle présence des huacas, ces pyramides préhispaniques ». L’auteure, en sociologue immersive étudiante en master en 2013, nous décrit sa rencontre avec des chamanes de la côte nord péruvienne. Dans l’interaction, la chercheuse se positionne davantage en anthropologue (p.13).
 
L’introduction (p.15) expose la magie dans la modernité, l’intérêt croissant de nos sociétés industrielles pour les pratiques « magico-traditionnelles » : chamanisme, voyance, hypnose, magnétisme. Le chamanisme semble à la mode depuis les années 80. Fanny Charasse pose la thèse paradoxale de son enquête (p.16) : alors que les sociétés occidentales se donnaient pour ambition d’éradiquer les pratiques magico-traditionnelles, comment peuvent-elles connaître un regain d’activité depuis des décennies au point d’être parfois légitimées par les institutions modernes ?
 
Changement culturel dans le postmodernisme ? Symptômes du capitalisme tardif qui produiraient l’émergence d’une nouvelle demande en biens spirituels qui engendrerait une offre d’ampleur inédite de pratiques indigènes désormais recyclées en produits (p.17) ? Le deuxième angle de la thèse du livre de la chercheuse à l’EHESS s’inscrit à rebours de ces hypothèses. Il postule que critiquer a priori un phénomène équivaut à s’interdire de le décrire et donc de le comprendre. Un changement culturel général ne peut être appréhendé sans un examen des transformations qui affectent en profondeur l’organisation sociale.
 
Ce livre propose donc une réponse sociologique au retour de la magie. Par-là, la sociologie se définit comme la volonté d’analyser les sociétés humaines du point de vue des changements qui affectent tant leur organisation interne que leurs cadres de pensée (p.18). Ceci implique une perspective holistique, dénaturalisante et scientifique qui pose plusieurs prédicats :
- 1. Aucune action n’est individuelle. La société fournit aux individus le cadre mental et normatif sans lequel il leur serait impossible d’agir ou de penser.
- 2. Le monde est un monde d’évènements. On ne peut rabattre les pratiques humaines sur une stricte causalité efficiente.
- 3. L’enquête empirique est nécessaire à toute œuvre de connaissance sociologique ou anthropologique.
 
Il s’agira de décrire et de comprendre le phénomène par une analyse symétrique qui observe des épreuves qui créent des asymétries expliquées par l’histoire (p.19). Pour ce, il s’agira d’enquêter sur tous les processus qui participent de l’intégration et l’admission voire le soutien des pratiques magiques dans les institutions modernes. La première partie étudie empiriquement le cas du magnétisme en France sous la forme d’histoires de vies d’individus devenus magnétiseurs. La seconde partie, mobilisant des observations, décrira la pratique de soin faisant intervenir l’énergie et les esprits et en quoi elle éprouve le cadre normatif de la modernité.

La troisième partie rend compte des poursuites dont les magnétiseurs ont été l’objet jusqu’en 1980. La dernière partie analyse la place que tient aujourd’hui le magnétisme dans l’organisation du travail française. A travers une enquête réalisée auprès des chamanes de la côte nord péruvienne, l’auteure élargira la focale pour tenter d’élucider certains paradoxes actuels par le rôle majeur des sciences sociales afin qu’elles assument pleinement leur tâche politique (p.20).
 
Fanny Charrasse, revient d’emblée, entre fascination et méthode, sur l’ailleurs mythifié des anthropologues : « Le véritable travail anthropologique commence lorsque le banal se fond avec l’extraordinaire et que l’Autre ne s’érige plus en Altérité » (p.23). L’entrée sur le terrain souvent aisée n’évite pas les obstacles épistémologiques. A l’aide des travaux de Bruno Latour, la sociologue bruxelloise repère l’asymétrie préjugeant de la séparation de la croyance et du savoir. La symétrie coûte et éprouve l’enquêtrice compréhensive. La suspension du jugement critique s’impose alors.
 
Un autre danger réside dans le fait de se faire prendre sans retour par son objet (p.31). La tentation du devenir indigène menace toujours l’ethnographe qui ne sort jamais indemne d’une expérience de terrain. La réflexion sociologique exige une plasticité entre l’anthropologie rationaliste et l’enquête relativiste. Par une méthode interactionniste inspirée notamment des travaux sur les carrières d’Everett C. Hugues puis d’Howard Becker et Erving Goffman, Fanny Charasse distingue l’explication de la compréhension. Avec les concepts de tendance à agir toujours contradictoires et l’histoire des dispositifs matériels, organisationnels, l’évolution de la division du travail explique les changements observés.
 
Selon cette perspective, comprendre comment on devient magnétiseur c’est avant tout comprendre comment on résiste aux processus contraires à le devenir. L’introduction des expériences énigmatiques qui mettent à l’épreuve la conception de la réalité puis des conflits d’ontologisations portant sur la définition d’une entité, permettent de sociologiser l’analyse c’est-à-dire de dénaturaliser les ontologies en focalisant le regard sur les acteurs engagés dans une lutte pour définir le réel (p.42). Les conflits d’ontologisations apparaissent alors comme une lutte entre des agents activateurs et des agents inhibiteurs. Idem concernant les conflits d’étiquetages.
 
Inspiré largement de Bruno Latour, la théorie des alliés se définit comme des individus qui en aident d’autres à refonder le lien social pour y inclure l’action de certains non-humains. Ici, de l’énergie et des esprits (p.49). Les tendances à agir au sens de Cyril Lemieux produisent des évènements déclencheurs. On regrettera ici un modèle théorique orienté sur l’invisibilisation des rapports de force ou de classes au sein d’une historicité située et les longues insertions de témoignages, d’interviews parfois totalement inutiles qui auraient permis de diviser par deux la pagination de l’ouvrage.
 
Dans une approche délibérément éloignée de « l’illusion biographique » bourdieusienne, Fanny Charasse fait prévaloir la construction narrative comme performance plutôt que comme artefact. Elle décrit et analyse des épreuves et des bifurcations. La succession d’expériences énigmatiques et d’agents activateurs ne suffit pas pour une entrée dans un métier ou une carrière. « Est réel ce qui résiste dans l’épreuve » selon la définition de Latour. Il faudra contracter des alliances avec des agents activateurs pour la création d’un collectif (p.75) et remporter le conflit d’étiquetages. Les analyses de l’ethnographe montrent de manière très fine le devenir-magnétiseur dans sa fragilité, mirage, but fluctuant qui s’évanouit quand il ne s’épanouit pas (p.88).
 
A la suite de Everett Hugues, l’auteure étudie, chapitre 5, les changements intergénérationnels des carrières en tant que processus. La lente transformation du magnétisme, au sens du changement social, advient : « défini autrefois comme un don obtenu par la transmission familiale de prières et de secrets, il est considéré aujourd’hui comme une aptitude. On peut parler d’une sécularisation de la pratique et d’une essentialisation du don » (p.97). S’appuyant sur la théorie de Philippe Descola dans « Par-delà nature et culture », pour établir un naturalisme réflexif contemporain, la post-doctorante prend au sérieux l’ensemble des acteurs. La manière dont s’incarne la lutte pour la définition de la réalité équivaut à définir l’ontologisation comme performance collective.
 
En d’autres termes, Fanny Charrasse s’intéressant à la définition de l’être en tant qu’être et non de l’être en tant qu’autre (p.105), articule ontologisations et ontologies pour démontrer le paradoxe de la modernité dans la deuxième partie de son opus. Il s’agira donc de rendre compte d’une dynamique interactionnelle, décrire et comprendre la pratique dans sa pluralité dans les fluctuations des régimes d’actions (p.109). La troisième partie traite de la dimension processuelle de la conversion au naturalisme (p.183).
 
Dans une démarche eliasienne, le regard se porte sur l’organisation sociale française et la description de l’évolution du magnétisme de façon compréhensive. La naturalisation du monde -distinction de ce qui relève de la physicalité universelle et de ce qui relève de l’intériorité singulière- au sens de Descola s’accompagne d’une modernisation simple. Face à l’ordre des médecins, des paradoxes émergent. Ils s’opposent à l’usage du magnétisme comme moyen thérapeutique mais le définissent comme acte médical. Les tribunaux n’affirment jamais son efficacité.
 
La médecine, profession par excellence, sert de modèle à l’analyse fonctionnaliste de la professionnalisation (p.213). La création d’un territoire professionnel du magnétiseur n’entre plus en conflit avec les médecins et permet une complémentarité (p.256). La distinction des « vrais » magnétiseurs et des charlatans, la scientifisation du magnétisme forment les éléments centraux de sa professionnalisation. La quatrième partie se consacre à la métamorphose du naturalisme (p.279) par l’ouverture de l’institution médicale à une pratique analogique partiellement naturalisée (p.280).
 
Fanny Charasse tente, en vain, d’élaborer un constructiviste non relativiste et total en s’éloignant de l’hégémonie de l’ontologie des Modernes. Elle n’y parvient pas tout à fait en écartant, elle-même, certains griefs majeurs qu’on pourrait adresser à son étude notamment la déréalisation : « cette dérive du constructivisme se montre oublieuse de l’organisation sociale et des pratiques à l’origine des phénomènes étudiés, c’est-à-dire qu’elle refuse de prend au sérieux le fondement matériel des croyances, des savoirs… » (p.285).
 
Au risque d’un interlude chamanique, appendice curieusement rapporté à son ouvrage, dans les magies de la modernité qui correspondent mal à l’émergence d’un naturalisme réflexif non réductionniste (p.376). S’il s’agit d’appeler à une attitude réflexive consistant à encourager une articulation des ontologisations, elle fonctionnera au grain magique (p.383).

Monsieur Louis. Souverain majordome.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Louis VILLENEUVE
Titre : Monsieur Louis. Souverain majordome.
Editeur : Les Editions Noir sur Blanc, Lausanne.
Date de parution : 6 juin 2024.


A l’Hôtel de Ville de Crissier, près de Lausanne, l’excellence gastronomique attire le beau et le grand monde - têtes couronnées, vedettes de cinéma, artistes, politiciens-, et Monsieur Louis, tout sourire, vigilant comme Argus, n’a pas eu son pareil pour enchanter le service. Dans ces pages, Louis Villeneuve se remémore l’étonnante trajectoire qui, de la ferme de ses parents, en Bretagne, où il est né en 1948, l’a conduit jusqu’aux sommets de la gastronomie mondiale. Ce jeune breton a connu, dans l’après-guerre, une enfance et une adolescence, qui nous rappellent les livres photographiques de Raymond DEPARDON : les premiers tracteurs, le lycée agricole, le service militaire dans la Marine, et une jeunesse qui a soif de changement. Louis tournera le dos à la ferme pour se lancer dans la restauration. Des Suisses de passage en Bretagne, une invitation acceptée et la grande aventure commençait.
 
Né à Cesson-Sévigné en 1948, dans une famille d’agriculteurs bretons, Louis Villeneuve a accompli une carrière exceptionnelle dans la haute gastronomie, jusqu’à se voir désigné « meilleur directeur de salle du monde » (Prix Mauviel 1830) en 2017 à New-York. Remarquons que quelques happy few ont été récipiendaires de cette prestigieuse distinction : Denis COURTIADE, Esteban VALLE, François PIPALA ou Éric BEAUMARD. Désormais à la retraite, après plus de quarante ans à l’Hôtel de Ville de Crissier, il vit dans la région de Lausanne.
 
Louis Villeneuve, dit « Monsieur Louis », dit « l’Amiral », a officié très longtemps dans le temple suisse de la gastronomie, L’Hôtel de Ville de Crissier, élu en 2015, « meilleur restaurant du monde ». Chef de salle hors norme, il a mis son savoir-faire au service de quatre chefs parmi les plus remarquables de notre temps : Frédy GIRARDET, élu « Cuisinier du Siècle » par le Gault & Millau, puis Philippe ROCHAT, Benoît VIOLIER et Franck GIOVANNINI, chacun triple étoilé au Guide MICHELIN. Dans ces pages passionnante, Louis Villeneuve se remémore son étonnante trajectoire, de la ferme bretonne parentale aux sommets de la gastronomie mondiale.

Précisons-le sans ambages et d’emblée, le présent ouvrage, grand livre hors de sa catégorie, excède largement le classique et basique livre de souvenirs souvent ennuyeux et soporifique d’un maître d’hôtel de restaurant au firmament de la planète étoilée pour moultes raisons dont nous n’évoquerons que trois axes. En effet, il montre, tout d’abord, une écriture remarquable, fluide, drôle qui se lit presque d’une traite tel un roman policier jamais policé. Ensuite, il expose une exemplarité professionnelle au plus haut niveau mondial, à la longévité tout aussi inhabituelle.

Enfin, à la fois singulière et universelle, émouvante et belle, cette trajectoire de vie affirmative et solaire traversée de tragédies intimes et de drames professionnels, nous prodigue une leçon de valeurs, courage, volonté, abnégation, élégance, probité, classe pour des générations entières de futurs directeurs culinaires mais aussi pour tous les entrepreneurs, les créateurs et enfin, pour nous tous, tout simplement, nous redonnant goût à la solarité de la vie et nous réconciliant avec son jaillissement.

Scindé en 75 courts chapitres correspondant sans doute à l’âge de départ à la retraite de Louis VILLENEUVE, le livre, comme il se doit, commence par une scène incroyable de nativité (p.5). Dans un hiver de sécheresse insensée, à Cesson-Sévigné, non loin de Rennes, presque devant la chaleur d’une cheminée, le petit Louis prénommé comme son père, ouvre ses grands yeux bleus (id). C’est encore l’époque des propriétaires fermiers auxquels on doit démontrer sa servilité, ce qui révolte encore aujourd’hui celui qui fût l’immense directeur du meilleur restaurant du monde sous la houlette du génial Frédy GIRARDET, 87 ans aujourd’hui. Les anecdotes plus drôles les unes que les autres fusent à chaque page (p.9).

C’est du « nanan », selon l’expression un peu vieillie validée par l’Académie Française. En 1966, année charnière, tous les prénoms proviennent du calendrier, une épreuve de l’enfance réside dans l’absorption impossible d’une cuillère d’huile de foie de morue au réveil, des petits riens amusent les enfants notamment les étourdis qui oublient leur voiture dans la baie du Mont-Saint-Michel (p.9). Vêtu de chaussettes mouillées et de godillots embourbés, à 7 ans, le gamin s’attèle aux terribles labeurs des champs : « la pluie vient avec le jour gris, sur les pas de mon père, à travers les champs marécageux du domaine, je ramasse des brassées de trèfle, je pousse la brouette, je soulève la fourche, elle pèse son poids » (p.12).

Le jeune paysan aux vêtements dont la coupe façonne le corps, robinson des étangs, pêcheurs de carrelets, d’anguilles et de brochets apprend tout avec son père : « ce touche-à-tout à qui rien ne résiste » (p.12). Il hérite, au passage, d’une éthique d’existence : l’enthousiasme et la curiosité viennent à bout du moindre obstacle. A 5 ans, il monte sur un tracteur, à 6, la préparation des repas le fascine. Il annonce déjà le menu à son paternel (p.14). La campagne et ses charges lui enseigne bien des éléments, bagages pour toute une vie : chasser les champignons, traire les vaches, adorer les légumes, savoir griller des poissons, des cuisses de grenouilles, sacrifier le cochon (p.15).

Mais le vent tourne avec l’exode rural vers les villes et l’entrée à l’internat des frères laïcs qui produira, chez lui, une répugnance totale pour les religions en général (p.20). Le clan Villeneuve vit dans la bonne humeur constante. Dans leur Traction Citroën 11 les parents vont à la découverte des bonnes auberges : « pas question de laisser deviner notre provenance. Nous sommes bien mis : habits propres et repassés, souliers cirés, sans oublier la goutte de « sent-bon » comme dit maman. Je ne perds rien du spectacle, l’univers de la restauration me fascine » (p.23)         

Ces escapades gourmandes fleurent le kig ha farz, un pot-au-feu de farine de blé noir, ou la cotriade, fameuse marmite de poissons où nagent des rougets, du lieu jaune, de la dorade ou du congre, des moules et des pommes de terre revenues à l’ail et à l’échalote. En 1959, le papa qui rêvait de piloter des avions survole les départementales avec un carrosse mythique : une Citroën DS. A noter que de très belles photos en noir et blanc illustrent ce beau livre mené à un rythme joyeux et endiablé. En outre, toute l’histoire de la France des années 50 à 2000 défile devant nos yeux écarquillés, de la rigolade à la régalade.

Chez les scouts, Louis Villeneuve joue en plein air. Sa dilection se dévoile : « J’aime le contact avec les gens, la vie en société me remplit d’aise » (p.26). En 1962, certificat d’études empoché, il reprend les travaux du domaine : moissons, traite, foins, fourrage, mais il ressent bien que son destin vibrera ailleurs. Pourtant, il intègre une école d’agriculture puis une MFR (Maison Familiale et Rurale) où il prend goût au sport. Peu avant sa majorité, le garçon débrouillard choisit la restauration pour toujours (p.30) avec le soutien et la confiance indéfectible de ses parents.

Par l’intercession de son oncle, il prend son premier poste à l’Hôtel de Combourg, lieu d’enfance de Chateaubriand, non loin de Saint-Malo : « le baptême professionnel est sans appel. Je suis dans mon élément…Mon zèle et mon entregent ne passent pas inaperçus » (id). L’ambitieux, avec ses rudiments d’anglais acquis sur l’île de Jersey lors d’un voyage avec son père et son intérêt pour les traditions culinaires, rentre en stage au Comptoir des Colonies à Vannes où le majordome, un ancien boxeur, l’initie, sans coup férir, aux gestes du service à table (p.31). Le hasard et par conséquent la chance participe parfois aux magnifiques bifurcations de vie.

Son père, en discutant à la pompe à essence, lui trouve un poste en 1966, année bénie, à Gstaad, au prestigieux Hôtel Alpenrose, chez Fredy von Siebenthal. Se familiarisant avec les sports d’hiver, le jeune homme apprend l’allemand mais le transport et la présentation des plats ne font pas de soi : « gestes, attitudes, tenue, le service est un art et je suis à bonne école. L’élégance s’apprend » (p.38). Le débutant couvert de compliments fréquente les belles tables suisses notamment celle de Jacques LACOMBE au Lion D’Or, à Colony. Avec ses économies, il s’envole au Canada pour encore se dépayser et conquérir les grands espaces (p.39).

Las, il revient à Saint-Malo, au restaurant de l’Univers. On remarquera le rôle essentiel de l’amour et du soutien des parents dans une carrière : « toujours là pour moi…ni réprimandes, ni sarcasmes » (p.41). Autre hasard heureux : il revoit Fredy et Monika von Siebenthal, qui le placent dans un poste à la hauteur de ses ambitions : le prestigieux Bernerhof de Gstaad. L’incollable sur les marques de luxe peaufine ses connaissances à l’Hôtel Carlton de Lausanne : service au guéridon, découpages, flambages, apprêts divers, « une école de précision, de rapidité et d’agilité » (p.44).

En 1972, une rencontre changera radicalement le cours de la vie du cycliste aguerri : le charismatique Frédy GIRARDET (p.46). En filigrane, en toute discrétion, Louis Villeneuve montre les qualités singulières et finalement objectives qu’un grand directeur de restaurant se doit de posséder en homme de civilité : « le lis et parfait mes connaissances sur l’actualité et les grands de ce monde. Je suis curieux de tout et j’aime comprendre l’ordre des choses sur la scène internationale » (p.47). En 1975, c’est la consécration pour le jeune marié. Il se présente à l’Hôtel de Ville de Crissier pour prendre son poste le jour où Frédy Girardet reçoit la distinction très convoitée de la Clef D’or Gault & Millau (p.48).

La maison attend l’excellence en tous domaines : « je suis sur un ring. Çà peut cogner. Mais je ne tomberai jamais » (p.51). Préparé au feu, le jeune père, en 1976, poursuit son exploration du calvinisme vaudois : « Le rythme de travail est tel qu’on pourrait y laisser sa santé tant physique que mentale si l’on n’y prenait pas garde » (p.55). Au fil de temps, dans une quête monomaniaque de l’excellence, Louis Villeneuve affinera « sa perception de la joie éphémère » qu’il lui incombe de « transformer en souvenir chez le client ».

Les entrées en scène s’effectuent dans une partition théâtrale, une « véritable chorégraphie ». On lira avec malice la page 59 sur le pourboire ou « bonne main » en suisse romande. Se déploie toute une philosophie morale emplie de nuances et de discernement. Dans un restaurant à l’aura internationale, tout le gotha des célébrités et les gastronomes anonymes se disputent une table. Humainement, le maestro de l’Hôtel de Ville ne retient pourtant que trois personnalités : Jacques BREL, Lino VENTURA et Frédéric DARD (p.65).

Louis VILLENEUVE comprend sa chance mais saisit également que « le monde de la restauration est impitoyable, il faut des trésors d’endurance pour tenir le coup » (p.67). Plus loin, il témoigne sincèrement de la dureté du métier : « Travailler sous les ordres du grand chef Frédy GIRARDET est un honneur mais il y a un prix à payer : savoir encaisser » (p.71). D’une humeur toujours égale, le majestueux Amiral découpe ses volailles avec une adresse de maître danseur (p.75). Le métier de directeur de restaurant maître d’hôtel confine à un art : sourire, discrétion, sens de l’à-propos, protocole ancestral des découpes, apaiser les tensions, « démêler les embrouilles » (id).

L’homme-orchestre de Crissier décrit admirablement de l’intérieur toutes les consécrations inouïes notamment le sacre de Frédy Girardet meilleur cuisinier du siècle en 1989, passage à 3* Michelin directement en 1993 et bien tardivement. Surviennent également des drames successifs qui bouleversent la grande maison qui saura toujours les surmonter et les dépasser, brillant aujourd’hui encore au firmament mondial sous la direction, depuis 2018, de Franck GIOVANNINI. Cette histoire très émouvante, de l’arrivée du prodige Benoît VIOLIER coopté par Joël ROBUCHON à son suicide avec un fusil de chasse, des décès accidentels de Philippe ROCHAT et de son épouse, ne raconte pas des simples souvenirs extraordinaires mais bien la traversée d’une vie et d’une époque voire d’un siècle, les montagnes russes d’une âme empreinte de douceur.

L’homme aux 40 965 canards découpés, frappé également par une tragédie dans sa vie privée, se singularise majestueusement par une affirmation et un enthousiasme à toutes épreuves, nous prodigue une leçon de vie et de joie, un parangon d’élégance et de simplicité : « A mes yeux, le style est autant dans les apparences que dans les gestes et les attitudes…Dans le métier de majordome, les formules de politesse sont creuses dès lors qu’on manque d’empathie et d’authenticité. » (p.96).

Le Guéridon d’Or, meilleur directeur de salle du monde prix Mauviel 1830 en 2017 ne cède nulle part à la nostalgie dans son message profond de lumineuse exemplarité. Au vrai, il faut absolument lire tout ce court livre, immense texte philosophique qui nous arrache des larmes et des fou rires, parcouru par un humour alerte et une réelle gourmandise, lequel aurait pu aisément comporter 300 pages supplémentaires, d’un seul trait, en symbole de la grandeur à hauteur d’homme, de la saisissante humilité de celui qui aiment les gens mais qui ne « saurait sortir de son rang » (p.104).
 
Aujourd’hui, le diplomate au doux sourire et à la gaieté communicative continue de sculpter sa pleine puissance d’exister et, au sortir d’un refuge de haute montagne, il s’émerveille d’un renard en quête de nourriture ou, à la tombée de la nuit, d’un joli faon apeuré qu’il observe de longues minutes (p.124).             

VOIR LE PORTRAIT DE LOUIS VILLENEUVE PAR FABIEN NÈGRE.

Vins, vignes, femmes Une odyssée viticole ?

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteure : Florence Tilkens Zotiades
Titre : Vins, vignes, femmes Une odyssée viticole ?
Editeur : Apogée
Collection : Le savoir boire
Date de parution : 15 mai 2024

 
Vins, Vignes, Femmes explore la mise à l’écart historique des femmes dans l’univers du vin. Après avoir évoqué les hypothèses concernant leur rôle dans la découverte de la vigne et du vin, cette exploration débouche sur les origines de leur discrimination et l’exposé de la longue invisibilisation des femmes, en dépit de leur présence et de leur travail constant dans les vignes depuis l’Antiquité jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle.
 
L’investigation se poursuit par le rappel des raisons de cette discrimination et des moyens, religieux, juridiques et culturels, utilisés pour la consacrer. L’enquête se clôt par le constat que la féminisation récente de l’univers du vin est désormais inéluctable. L’ouvrage est illustré par des portraits de pionnières qui ont joué un rôle essentiel dans l’univers du vin et par les témoignages de professionnelles de la filière qui confirment qu’elles doivent encore faire face, au XXIème siècle, à des comportements discriminatoires.
 
Après une carrière dans le développement international en entreprise et en milieu associatif, Florence Tilkens Zotiades a rejoint l’univers professionnel du vin. Fondatrice de Vins d’Hellène/Danaan Wines à Londres, elle est aussi dégustatrice professionnelle dans de nombreux concours internationaux. Elle est l’auteure de L’Odyssée des vins grecs (Apogée, 2022). Parallèlement à ses activités, elle milite pour l’égalité professionnelle et l’autonomie économique des femmes. Elle est membre de l’association française Led By HER, dont elle est présidente en 2022 et 2023. Led by HER accompagne, dans leur projet de création d’entreprise, les femmes ayant vécu des violences.
 
Rentrons dès lors dans la matière du présent essai qui se place d’emblée sur l’ouverture d’un débat sur la façon dont le sexisme se manifeste dans l’univers du vin et d’autres industries (p.9 : citation d’Alice FEIRING). Dans son avant-propos, Florence TILKENS ZOTIADES délimite bien son objet pour une approche historique et factuelle sur la place des femmes dans l’univers de la viticulture et du vin (p.11). La question qui sous-tend tout l’ouvrage se pose alors ainsi : « pourquoi les femmes, qui, selon les hypothèses historiques en cours, auraient inventé vin et viticulture, furent-elles généralement mises à l’écart de la filière viticole au cours des siècles ? » (id.).
 
L’auteur justifie sa focale sur la France pour trois raisons. D’abord, par la place de la France dans la filière agricole mondiale, l’un des trois pays producteurs de vin dans le monde. Ensuite, en considérant l’importance culturelle du vin, art de vivre et philosophie. Enfin, par la révolution de 1789, évènement majeur français précurseurs de bouleversements politiques et sociaux dans toute l’Europe, qui aurait dû aboutir à la fin de toute discrimination sexuelle (p.12).
 
Dans sa préface, la sommelière Feredica ZANGHIRELLA, insiste sur la mise à l’écart historique des femmes du monde de la vigne et du vin même si les lignes bougent aujourd’hui. Elle constate toutefois un manque de légitimité et des difficultés de reconnaissance en dépit de compétences réelles. Elle prône un changement radical auquel le livre de Florence TILKENS ZOTIADES devrait participer. Elle souligne, à juste titre, l’évènement que constitue le présent ouvrage qui ouvre la voie à une célébration de l’action des femmes dans le monde du vin mais forme aussi un manifeste en faveur d’un changement positif (p.14).
 
L’autre préfacière, universitaire, Andreea GRUEV-VINTILA note le regard nouveau et décapant d’une histoire de la lutte des femmes dans un univers structurellement dominé par les hommes en sériant les idées maîtresses d’un maître-livre. Premièrement, l’univers du vin se constitue comme l’un des domaines de la subordination des femmes. Deuxièmement, certaines femmes réussirent à mobiliser des ressources afin d’y prendre part malgré le contrôle masculin dans toutes ses dimensions, religieuse, sociétale, culturelle (p.16). Bien plus, le présent livre montre la division sexuée du travail et ses conséquences sur la découverte de la vigne et du vin.
 
Il dévoile que le contrôle des femmes dans l’espace social se maintient par une invisibilisation dans l’espace public, une discrimination au nom de préjugés sexistes, une humiliation : « pour les désobéissantes, la punition et même l’exécution : interdiction absolue de consommation de vin pour les femmes de la Rome antique sous peine de mort, un féminicide légal » (id.). En France, jusqu’à 1965, le contexte d’inégalité dans le mariage consacrée par le Code napoléonien (1804) ne permettait qu’aux veuves de récupérer la personnalité juridique requise pour reprendre une entreprise (p.17).
 
A contrario, la Crète minoenne matrilinéaire, Florence TILKENS ZOTIADES retrace le rôle prépondérant des femmes dans la production et le commerce du vin. L’étude « oenopsychologique » éclaire les réseaux féminins, le mentorat, l’éducation féministe, « un peuple en soi », à travers les portraits fascinants de celles qui font exception dans l’histoire. Par-là, l’initiée féministe nous donne une vision joyeuse, authentique et affirmative.
 
L’introduction un peu trop lapidaire expose la féminisation incontestable et inéluctable de l’univers du vin longtemps cloisonnée par des normes sexistes tout en remarquant sa fragilité. Se pencher sur l’évolution de cette boisson hors du commun revient également à comprendre les défis contemporains auxquels elle se confronte car les études de genre s’avèrent quasi absentes de l’histoire vitivinicole. Il s’agit alors d’examiner une contribution féminine quotidienne, silencieuse et officieuse peu mentionnée dans les archives (p.19). En d’autres termes, rechercher les raisons de cette exclusion historique liées aux enjeux socioéconomiques du vin, insigne de pouvoir et prestige accaparé par les hommes (p.20).
 
Le premier chapitre traite du rôle des femmes dans la découverte du vin. Il révèle les hypothèses récentes admises sur les premières tentatives de la culture de la vigne par les femmes. A partir des travaux de Patrick McGovern sur la naissance de la vigne et du vin, toutes les pages captivent (p.23 notamment) sur les vertus de prédigestion de la boisson fermentée qui ralentit le métabolisme des premiers hommes, favorise le stockage des graisses. Véritable lubrifiant social, l’alcool désinfecte, détend, soulage, induisant même le sommeil : « Le tout premier breuvage alcoolisé fut sans doute une sorte d’hydromel naturel issu de miel accumulé dans un tronc et sujet à un début de fermentation » (p.23).
 
Florence TILKENS ZOTIADES, réfutant le simplisme et la nocivité des stéréotypes genrés, croise le comparatisme ethnographique et l’étude des vestiges pour montrer que la division sexuée du travail associée à l’hypothèse paléolithique selon laquelle le vin aurait été découvert par les femmes, nous révèle la contribution significative des femmes aux activités de subsistance du groupe par la collecte (p.26). On découvre alors le rôle central des femmes dans les débuts de l’agriculture et de la viticulture (p.30).

Le chapitre 2 couvre les origines de la discrimination des femmes. Avec la naissance de la civilisation urbaine, le vin passe de médicament à fonction rituelle d’appartenance sociale. L’auteure éclaire la transformation des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes qui ouvre à un ordre social inégalitaire fondé sur la hiérarchisation des genres en faveur du masculin. Fortune, pouvoir, androcentrisme entrent en causalité (p.34). Certaines figures féminines exceptent à cette tendance. C’est l’un des grands mérites du livre que de les exposer.

Témoin cette reine mésopotamienne de plein droit, Kug-Bau, la tavernière ou femme du vin, qui autorisa les femmes à posséder tavernes et débits de boisson (p.37). Autre exception largement commentée : la civilisation minoenne, sur l’Îles de Crète, environ 3000 à 1200 av.J.-C. (p.38 et sq.), qui atteste de la puissance des femmes dans une société matrilinéaire et matristique. Les Égyptiennes, autre exception, achètent et cultivent la terre mais boivent du vin (p.42). Rénénoutet, par exemple, non seulement représente la Déesse de la Végétation mais aussi celle de la transformation du raisin en vin.
 
Mais dès lors que le dieu mâle, Dionysos apparaît, les femmes disparaissent. C’est l’une des hypothèses matricielles du présent essai : « Dionysos devient Bacchus. Les Romains considèrent les femmes comme des mineures » (p.53). Plus loin, page 54, les matrones possèdent les clefs du foyer mais pas celle du cellier. Deux fautes clairement identifiées les condamnent à mort, l’adultère et la consommation de vin ! (p.54). 
 
S’appuyant sur les célèbres travaux de Jean-Pierre VERNANT sur la Grèce Antique joints à des études archéologiques plus récentes, Florent TILKENS ZOTIADES rectifie brillamment quelques erreurs historiques : « Il a été parfois écrit que les femmes n’avaient pas le droit de boire du vin sous peine de mort. Or les textes de lois de cette période ne mentionnent aucune interdiction formelle excepté pour les cités de Milet en Ionie et de Phocéa (l’actuelle Marseille) » (p.48).
 
Le Chapitre 3 s’étend sur l’invisibilisation des femmes et ses exceptions (p.63). On lira avec attention les pages sur le rôle des monastères dans la survie et la valorisation des vignobles mais également le rôle central des moniales bénédictines et bernardines notamment les dames de Tart (p.69), Mathilde di Canossa ou l’emblématique Aliénor d’Aquitaine, Catherine de Chenonceau, Katherine Briçonnet, Catherine de Médicis dans la production et le commerce du vin. Florence TILKENS ZOTIADES nous donne des portraits de femmes oubliées ou invisibilisées, Françoise-Joséphine de Sauvage d’Yquem. La Champagne fait exception.
 
Presque toutes les grandes maisons voient le jour à la fin du XIXème siècle, grâce aux veuves champenoises : Apolline Godinot (Henriot), Barbe-Nicole Ponsardin (veuve Cliquot), Jeanne Alexandrine Louise Mélin (veuve Pommery), Mathilde-Emilie Perrier (veuve Laurent). Même si, à la naissance de la viticulture moderne, autour de 1850, les femmes ne peuvent pas travailler en cave pour ne pas perturber la productivité des hommes et en raison de tabous persistants sur les menstruations susceptibles de faire « aigrir le vin doux » (Pline l’Ancien), elles n’en jouent pas moins un rôle essentiel (p.88). A preuve, Caroline Soehnée, qui combat le phylloxéra en 1869.
 
Le chapitre IV s’attaque aux stéréotypes, préjugés et discriminations (p.93). De l’exclusion de la taille, du greffage et du pressurage aux salaires dérisoires, jusqu’à l’objectivation dans des opérations promotionnelles, les femmes pâtissent d’une pratique genrée du travail à la vigne (p.100). A contre-temps au sens benjaminien et en contre-exemples, on lira avec délectation les développements (pp.103-104), passés dans les silences de l’histoire, sur les vigneronnes d’exception : Elisabeth Law Lauriston-Bouberts, veuve de Jacques Bollinger, qui assuma, en pleine occupation allemande, la direction de la maison Bollinger ; Carol Duval-Leroy et Marcelle Bize-Leroy qui codirigea le prestigieux domaine de La Romanée-Conti.
 
Malgré des chapitres V et VI conclusifs qui, peut-être, mériteraient davantage de débats ou de nuances sur l’exclusion et l’invisibilisation, étayés notamment par les travaux de l’anthropologue Françoise Héritier-Augé sur la valence différentielle des sexes (p.121), la hiérarchisation sexuée des rôles (p.123) sans jamais envisager le pouvoir des femmes de vignerons, la puissance fondatrice des vigneronnes, « la domination féminine » dans certaines espaces sociaux, symboliques et culturels de décision du monde vitivinicole contemporain et actuel, le présent travail remarquable de Florence TILKENS fera date parce qu’il nous place sur la voie d’une approche non genrée des professions du vin, fondée sur « la coopération et l’altérité car après tout, le vin n’a pas de sexe » (p.152).         

Une philosophie du vin

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre
 
Auteur : Pierre-Yves Quiviger
Titre : Une philosophie du vin
Editeur : Albin Michel
Date de parution : 31 août 2023

 
Est-il vrai que le flacon importe peu pourvu qu’on ait l’ivresse ? Peut-on boire seul ? Pourquoi le vin est-il une question religieuse ? Quels sont les philosophes qui ont le mieux écrit sur le vin ? Le présent livre tente de répondre à ces sept questions pour élaborer une philosophie du vin, relevant aussi bien de l’esthétique que de la morale, de la théorie de la connaissance que de l’histoire de la philosophie.
 
Brassant des thèmes originaux en la matière, comme l’expérience sociale du vin, ses différents métiers (vigneron, œnologue, caviste, critique), ou encore les liens entre connaissance, expérience et plaisir, ce livre, à savourer sans modération, sillonne la route allant de notre palais à notre cerveau et rencontre, en chemin, des vins, grands et petits, rouges, blancs ou rosés, mais aussi le droit, la médecine, l’histoire, la théologie, l’art et la littérature.
 
Pierre-Yves Quiviger, qui se définit comme « un amoureux passionné du vin », propose une réflexion inédite, érudite et vivante à la fois. De Rousseau à Platon et passant par Clément Rosset ou Montaigne, de la Bourgogne au Bordelais, de l’Auvergne au Jura, il explore les liens entre le plaisir sensoriel que procure la Dive bouteille et la connaissance intellectuelle que l’on en a (ou que l’on aura après l’avoir lu), tout en nous faisant partager, d’une plume allègre et précise, sa joyeuse obsession vinicole.
 
Ancien élève de l’École normale supérieure, Pierre-Yves Quiviger, professeur de philosophie à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, dirige le département de philosophie de cette même Faculté. Spécialiste de philosophie du droit, on lui doit plusieurs publications consacrées à Sieyès, Calvin, Villey, au droit administratif mais aussi au cinéma et à l’éthique médicale.
 
Essayons, dès lors, de rentrer au cœur de l’objet. La première page témoigne tout de go de l’humour de l’auteur qui compare son livre à un cru, millésimé 2023, récolté à Hyères, vinifié à Saint-Julien-Chapteuil et embouteillé par la maison Albin Michel. Il appert de bon augure qu’un philosophe ne s’applique pas trop à l’esprit de sérieux d’autant que le premier chapitre (pp.10-35) nous entraîne d’entrée de jeu dans un questionnement herméneutique qui ne pêche pas par sa pratique trop théorique sur le nexus entre vin et connaissance et finalement le savoir boire (p.11).
 
Le livre commence par un dîner d’amis, une scène cinématographique ou théâtrale, là encore non dénuée d’humour, que les grands amateurs de jus de raisin fermenté auront vécu à moultes reprises dans leur existence mais nous conduit en douceur dans une pensée du vin. La petite perversité du jeu qui consiste à identifier précisément un vin relève de la joie et de la souffrance (p.11). Bonheur d’un vin excellent mais souffrance de devoir jouer une partie presque perdue d’avance tant le monde du vin échappe à une connaissance exhaustive y compris à Raimonds Tomsons.
 
Pierre-Yves QUIVIGER nous introduit alors à un savoir boire : « L’amateur de vin cherche à connaître ce qu’il boit » (p.12). Ce qui lui permet d’exposer dans les pages suivantes les mérites et les désagréments respectifs des dégustations à l’aveugle ou informée sans trancher. Subtilement, le spécialiste de Sieyès, avance une isosthénie à savoir une impossibilité de décider. Boire à l’aveugle équivaut à déguster en toute ignorance mais avec un regard vierge (p.13). Le président de la section philosophie du Conseil National des Universités compare les deux modes de dégustation puis recommande de bonnes pratiques au sens médical.
 
La dégustation cachée propose « une fraîcheur de l’expérience, sa naïveté cultivée » (p.14). Cette expérience profane du vin fait retour à une expérience pure et nue. Elle réhabilite la concentration, mobilise des souvenirs et un savoir. Les valeurs se renversent au sens nietzschéen : plus de snobisme, d’étiquette, de fausses gloires (p.16). Cette façon de boire élude pourtant la profondeur et la finesse. L’écrivain compare, en l’espèce, le vin aux œuvres d’art qui exigent une initiation qui détermine le jugement (p.18). Il note très pertinemment que la bonne connaissance du vin requiert une inscription dans plusieurs séries (p.19).
 
La dégustation pure, isolée de toute consommation de nourriture, n’a pas grand sens sauf pour les vins de méditation ou les champagnes. Sur le versant des vertus et défauts d’une dégustation informée ou érudite, l’auteur du « principe d’immanence », en 2008, chez Honoré Champion, remarque l’absence de naïveté et la révérence obligée (p.21). Avec une grande rigueur, Pierre-Yves QUIVIGER moque gentiment ceux qui boivent comme des premiers de la classe. Mieux, il reprend judicieusement la distinction russellienne entre « connaissance par fréquentation » et « connaissance par description ».
 
Boire ses fiches de lecture fait passer à côté du vin réel. La dégustation informée présente de grandes vertus déclinées plus loin : le vin en tant que production culturelle, artistique ou artisanale exige une connaissance solide et précise de ses caractéristiques qui accroît sa compréhension (p.24). La dégustation érudite présente avant tout un aspect heuristique. Elle développe une curiosité incommensurable du savoir. Ensuite, elle assure une précision dans la finesse et la subtilité (p.28). C’est le « luxe de détails » (p.32).
 
Sans vouloir nullement offenser le présent essayiste véritable amoureux passionné du vin, cultivé mais jamais jargonneux, savant mais accessible, l’isosthénie entre les deux types de dégustation amicales sus évoquées ne se dépasse que dans la déprise à la fois d’une certaine « perversité » de la première et de la pratique de la neutralisation d’une monstration parfois vaine de la « science » de la seconde. En effet, la dégustation qu’on qualifiera, par hâblerie, « à l’aveuglette » si elle attise souvent le feu de la devinette et le jeu des conjectures, peut ramener instantanément à l’humilité n’importe quel auto-proclamé grand connaisseur de vin ou piéger l’étincelant Raimonds TOMSONS.
 
Bien boire requiert une épaisseur expérientielle de la pratique tout en la ressaisissant dans une érudition approfondie. Réciproquement, le savoir boire ne se résume jamais à un savoir sur ce que l’on boit. Bien plus encore, dépasser ces deux visions du vin implique de déconstruire l’un des mythes fondateurs les plus tenaces de l’histoire de la gastronomie moderne : l’accord. Un grand vin pouvant alors se déguster seul dans le silence d’un chai, débout, dans une amicale communion. Un grand plat nécessitant, a contrario, de l’eau ou un liquide faiblement alcoolique pour en apprécier toute la puissance et la complexité.
 
Le chapitre deux intitulé « Cinquante nuances de vin ou Qu’est-ce que le vin ? » (p.39) étudie, en revenant de manière originale à la puissance comparative de la sérialisation interne et externe, les propriétés communes à tout vin. A noter, page 41, que le vin improprement nommé « orange », afin d’éviter toute confusion, trouverait une définition plus précise dans la qualification de « vin blanc de macération » comme le préconise aujourd’hui l’OIV.
 
Pierre-Yves Quiviger, après avoir rapidement brosser la genèse complexe du vin, s’emploie fort justement à la distinguer de sa structure (p.44). Les origines ne résument jamais une identité, une généalogie ne définit pas une essence. La méthode de la variation eidétique husserlienne permet d’approcher une définition du vin comme le droit : « produit obtenu exclusivement par la fermentation alcoolique, totale ou partielle, de raisins frais, foulés ou non, ou de moûts de raisins » (p.47). Pourtant, l’approche juridique peine à en fournir une définition fine.
 
Le vin, produit agricole issu d’une terre cultivée, réfère au raisin, produit fermenté de la vigne (p.52). Liquide, boisson modérément alcoolisée, il présente un taux d’acidité volatile contenu (p.54). L’auteur considère ensuite la couleur, le degré d’alcool et la transformation par fermentation (p.60). On notera dans ces pages érudites historiques et toujours drôles, les excellentes mises au point définitionnelles de la page 61 qui différencient les VDN (vins doux naturels) des vins cuits et des mistelles, issus d’un mélange de jus de raisin non fermenté et d’un alcool distillé improprement nommés « vins de liqueurs ».
 
Le chapitre 3 disserte sur le vin et l’esthétique ou entreprend de répondre à la question : « Qu’est-ce qu’un bon vin ? » (p.65). Le philosophe en Sorbonne mobilise l’esthétique humienne qui montre qu’on sous-estime des éléments objectifs dans le jugement sur le goût du vin : ce qui est présent dans le vin et la formation méthodique du goût (p.67). Un bon vin se conforme à sa définition et on apprécie qu’un vin corresponde à sa définition (p.69) : « on vérifie si le monde est bien conforme à ce qu’en raconte le livre du monde… » (p.71). Mais un bon vin apporte du plaisir, de la satisfaction, se boit avec délectation loin de l’adéquation au concept.
 
Une autre direction tient dans la réflexion sur les conditions de possibilité d’un jugement de goût qui, en l’occurrence, viserait l’objectivité en s’occupant du plaisir ressenti et non pas simplement de la conformité à la définition. La capacité d’évaluer les qualités d’un vin renvoie à des données objectives (p.80) qui nécessitent une « longue expérience et des dégustations comparatives virtuellement infinies » (id.). Seuls les super-dégustateurs à l’instar de Michel Bettane peuvent, par une très ancienne et très méthodique pratique, développer un regard juste sur chaque bouteille en s’appuyant sur une mémoire encyclopédique et hypersensible.
 
L’auteur met en lumière le voyage de soi qui préside à la dégustation, car il faut connaître sa propre subjectivité pour profiter de l’objectivité des spécialistes. Seul le grand amateur, l’expert ou le véritable connaisseur peut justement « trouver bon un vin qu’il n’aime pas » (p.81). Le plaisir intellectuel dans la compréhension du vin relèverait alors de la joie au sens de Clément Rosset : « une joie qui correspond à la pleine sensation d’exister et d’accepter le réel tel qu’il est, le seul réel, dans sa diversité et sa bigarrure, le réel plein de choses délicieuses mais aussi de choses mauvaises, le réel unique que seule la tautologie peut appréhender » (p.85).
 
Le chapitre 4 aborde la question de l’ivresse en étudiant le lien complexe entre connaissance du vin et ivresse. La belle page 113 conclue sur ses vertus : « la belle ivresse, celle des bons vins et des quantités maîtrisées, rend les discussions passionnées, libres, joyeuses, elle désencombre des raideurs de l’habitude, des rites sociaux compassés, elle fait de nous des esprits plus volontiers critiques, prompts à la générosité, à l’audace et, pourquoi pas, à la témérité…si le vin est un merveilleux liant social, c’est avant tout parce qu’il nous grise et, ce faisant, nous rend disponibles au dialogue et à l’interaction ».
 
On lira avec hilarité l’intermède qui suit, bien nommé « trou normand. Beuverie moscovite » (pp.116-125) où l’enseignant au Collège universitaire français de Moscou conte avec grand humour une nuit d’ivresse à la vodka (p.121). Le chapitre 5 s’interroge sur l’expérience sociale du vin, autrement dit sur les professions du vin qui boivent seul mais insiste (p.136) sur l’expérience collective du vin qui permet la confrontation des impressions, l’échange de souvenirs mais surtout une dimension linguistique (p.138). Dans cet art de la dégustation collective toujours individuelle se joue finalement une sociabilité joyeuse.
 
La philosophie du vin accorde donc une grande attention à la contextualisation sociale de la dégustation. Le chapitre 6 planche sur l’articulation entre boire et croire, il déploie une grande érudition sur des points souvent frayés (P.Benguigui, S.Brissaud) hormis l’importance du vin dans le Talmud (p.173) ou la séquence vin-fermentation-éternité pour tenter de définir une philosophie du vin : « contre la tentation du repli sur soi et contre la religion du vin frileuse et xénophobe, l’ambition d’une philosophie du vin est, en dialoguant avec les grandes traditions viticoles, vinicoles et œnophiliques, de connaître le vin, et les réalités qui l’entourent, dans un esprit de curiosité et d’ouverture (pas seulement de bouteilles) » (p.179).
 
Le chapitre 7 présente le vin des philosophes et par là, prétend montrer que le vin ne constitue pas un objet comme les autres dans le discours philosophique. Pour Platon, le temps passé à boire ensemble joue un rôle important dans l’éducation (Les Lois, 641c-d). Sénèque fonde sa philosophie sur la modération (p.192), la juste mesure. Cet art de boire élabore une pédagogie de la tempérance (p.195). Pour Rabelais, le vin éloigne l’humanité de la tromperie, de la dissimulation et de l’imposture car il rend les hommes sages et savants (p.202). Chez Montaigne, toute philosophie du vin présuppose une philosophie du vin (p.211).
 
Pierre-Yves Quiviger nous apprend même que John Locke, dans ses « Observations sur la croissance et la culture des vignes et des olives », fait preuve d’une connaissance de première main du vignoble français (p.212). Le chapitre 7 et demi interroge le vin des philosophes et l’histoire de la philosophie du vin. Rousseau nous rappelle qu’il existe des vins et non du vin. « Pour Kant, dans l’ivresse, je est un autre » (p.236). Pour Kierkegaard, la vérité fonde une apologie du vin (p.239).
 
On lira également avec jubilation les pages emplies d’alacrité sur l’auteur de La Terre et les rêveries du repos : « Bachelard est, avec Rabelais, Montaigne et Rosset, un des rares philosophes qui écrit sur le vin comme amateur…son écriture est pleine de la joie de boire de bonnes bouteilles…le vin n’est pas seulement le motif d’une rêverie terrienne, il est rêve lui-même » (p.241).
 
Suivant Clément Rosset, ce livre foisonnant d’enthousiasme et de savoir s’achève sur la joie profonde du vin qui produit un état de grâce, de simplicité, de plénitude d’être, qui tient à la fois à distance des raisonnements alambiqués et des lourds traités (p.252), faisant droit à une pleine philosophie du vin qui induit une perception de la réalité profondément juste, qui ouvre les yeux sur le tragique joyeux du réel, fondamentalement dépourvu de sens, autrement dit de signification comme d’orientation (p.249).       

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