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Naturellement Gnôle

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteurs : Theresa M. BULLMANN, Laurent DE SUTTER
Photographies : Lorraine HELLWIG
Direction artistique et illustrations : Géraldine GOTTDIENER.
Titre : NATURELLEMENT GNÔLE.
Sous-titre : Le grand livre des spiritueux naturels.
Editeur : Editions Intervalles 75009
Date de parution : 15 novembre 2024.


Une révolution advient dans l’ontologie profonde de notre présent. Le monde de l’alcool et des spiritueux se réveille du bienheureux sommeil où il ronronnait jusqu’alors. Contre les dérives en vigueur, -dégâts environnementaux, adultérations, adjuvants de toutes sortes-, jusque dans les marques les plus prestigieuses, un groupe de distilleries engagées a lancé un manifeste de la gnôle naturelle, pour en appeler à ce qui devrait être le bon sens : une gnôle aussi pure que peut l’être la nature.
 
De la terre au verre, les innombrables étapes qui aboutissent à un nectar dégusté pour le plaisir de la fête ou celui de la méditation devraient être propres comme de l’eau coulant d’une source de montagne. Agriculture biologique, refus des intrants, insoumission aux règlements qui réservent les appellations les plus alléchantes à des produits qui ne le méritent pas : tout doit être repensé afin de retrouver le goût premier des spiritueux. Mais pour comprendre ce mouvement de renouvellement, il faut aussi comprendre ce dont les gnôles sont faites- et comment elles sont faites.
 
C’est la raison pour laquelle Naturellement gnôle se présente autant comme un voyage au pays de l’art millénaire de la distillation que comme une introduction aux complexités et paradoxes de la confection d’alcool que comme un répertoire de ses meilleurs produits, venus des marges de la grande production industrielle. Emmenant le lecteur dans un tour du monde des plus exigeants fabricants de spiritueux, traversant les plus riches terroirs, proposant aux gourmands de délicieuses recettes pour accommoder leur gnôle favorite, Naturellement Gnôle n’a qu’un but : que vous ne regardiez plus jamais votre verre de gin ou de whisky de la même manière- et que vous ne l’aimiez que davantage.
 
Theresa M. Bullmann est distillatrice, journaliste et sommelière en spiritueux. Elle a participé à la conception du Manifeste de la Gnôle naturelle et le représente lors des évènements, salons et rencontres sur le sujet dans toute l’Europe et au-delà.  Laurent de Sutter est écrivain et éditeur. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits dans une dizaine de langues. Ses écrits dans le domaine des spiritueux ont paru dans GQn Sport et Style, Whisky Magazine ou Focus.
 
Lorraine Hellwig est une post-artiste européenne, collaborant en tant que photographe de portrait et de reportage avec différents formats de médias. Elle a été chroniqueuse photo mensuelle pour Freudin Magazine en 2021/22 et est la fondatrice de FAKE FACTORY, une plateforme de collaboration entre le design, la science, l’art et l’activisme. Saluons le remarquable travail d’Armand de Saint Sauveur, directeur de la « petite » maison grandiose des Editions Intervalles sises rue Bleue, 75009 Paris.
 
On ne louera jamais assez la qualité du tissu éditorial parisien et français dans cette catégorie peu mise en lumière à l’instar d’Entorse Editions par exemple. Enfin, mentionnons spécialement la magnifique direction artistique et illustrations de Géraldine Gottdiener qui frise et surtout défrise l’œil. Une livre empreinte pour sa densité de contenu mais également sa mise en forme colorée, vivante et vitale. Dans leur introduction en guise de manifeste, les auteurs rappellent que toute révolution implique des cahiers de doléance (p.6). Le 3 décembre 2018, en effet, trois distilleries sudistes (Atelier du Bouilleur, Distillerie Baptiste et Alcools Vivant) signifiaient leur lassitude.
 
Pour ce, elles esquissaient le cadre d’une charte des amoureux et concepteurs de la goutte qui refusent l’utilisation de l’alcool dit « neutre » à 96 degrés, écartent tout intrant, à l’instar du vin nature, depuis la production de la matière jusqu’à la mise en bouteille, insistant sur le souci du terroir et du local jusqu’à la prise en considération du caractère polluant de l’activité de distillation. Une rupture radicale.
 
Des distilleries issues du monde entier (EU, Brésil, Israël, RU, Suisse, Belgique, Canada, Allemagne, Australie) rejoignirent ce mouvement.
 
Ce groupe hétéroclite, -producteurs traditionnels, néo-distilleries, sympathisants créateurs de sodas, vignerons-, adhérent à la philosophie rebelle qui s’oppose à la globalisation de l’industrie spiritueuse pour retrouver le goût d’une pratique artisanale (p.7), de la dégustation et même de l’ivresse. La distillation, art de bouche, explore le monde et s’interroge sur son cœur secret (id.). Ce très beau livre, humain et sensible, parfois technique mais toujours limpide, magnifiquement illustré, s’attache, « contre la boisson excessive comme la prétention pédante des « connaisseurs » à la pesée délicate des actions posées pour parvenir à la perfection d’un distillat, des histoires que sa production charrie, des conséquences qu’elle entraîne pour soi, pour les autres, pour la planète et des goûts que cela implique » (id.).
 
Cet ouvrage assez unique et essentiel, loin d’un atlas exhaustif ou d’un catalogue, annuaire exhaustif de Salon, nous rappelle l’histoire oubliée des gestes, le lien perdu avec le sol, la résistance à des modes de production ubiquitaires pour désirer une « communion festive par la grâce d’une ivresse débarrassée des chipotages et des additifs » (id). Les gnôles naturelles renouent avec le mystère de l’alcool. La première partie s’emploie à définir les gnôles naturelles (p.10). Le livre pose des bases clairement politiques au sens noble.
 
Elle ressuscite un terme argotique pour des mobiles exposés : sociaux car la gnôle, d’origine franco-provençale, mot prolétaire, produit populaire, relève de la distillation, pratique paysanne. La raison nodale demeure politique au sens où parler de « spiritueux » signifie accepter le vocabulaire d’une législation européenne qui contribue à l’uniformisation du goût, l’imposition des standards d’une industrie globalisée qui dissocie l’alcool de son terroir (id). Les auteurs, fort adroitement, synthétise l’histoire de l’art de la distillation (p.16) en reprenant les hypothèses archéologiques les plus récentes sur la théorie du « beer before bread » (bière avant le pain).
 
L’agriculture, la vie urbaine et le repli alimentaire sur les céréales seraient la conséquence d’une addiction fondamentale à l’alcool plutôt que l’inverse (p.17). L’effet premier de l’alcool procédant à l’inhibition du cortex préfrontal, siège des obsessions et de la rationalité, aurait rendu possible la civilisation (ibid.). Les pharmaciens de Salerne, au XIIème siècle, en utilisant des alambics, changèrent radicalement le cours de l’histoire. La distillation conjugue un processus d’extraction de la vie, de concentration de l’essence vraie, pure, d’une substance nommée précisément aqua vitae, eau-de-vie.
 
Cette révolution technologique accroît la force alcoolique. Cette puissance, source d’ivresse rapide, garantit également la conservation et partant le voyage sans dommage (p.18). L’alambic à Colonne, dans les années 1820, utilisé de façon continue par opposition à l’alambic à repasse va révolutionner la distillation et industrialiser la production de l’alcool (p.20). Cet « alambic ubiquitaire » (p.21) aboutit à la perfection technique d’une base sans goût, sans origine et sans terroir qui accouche de tout ce que réclamera le marché (id.). A noter que les auteurs s’inspirent du seul livre précurseur sur l’histoire de la distillation intitulé « L’Alambic » par Matthieu Frécon (2018).
 
Non content de présenter des artistes créatifs des esprits dans bien des pays différents par leur histoire de la distillation et le rapport à leur environnement, tout l’ouvrage propose des insertions très chiffrées d’analyse économique sur le marché mondial de l’alcool (pp.26-28). Où l’on comprend que les méga-groupes monopolisent la moitié de la valeur du marché notamment le chinois MOUTAI, producteur de baijiu, premier spiritueux au monde (p.26).
 
L’analyse pertinente du marché par les auteurs du présent livre, du design des goûts des consommateurs au déclin substantiel de la consommation des spiritueux depuis les années 1970 jusqu’au glissement actuel des usages vers la culture apéritive et les cocktails festifs, nous montre une entrée post-industrielle dans la tendance du retour au terroir à travers le double souci de l’écologie et du local (p.27). En effet, les néo-distillateurs fleurissent mus par un désir de sens et de faire sans s’illusionner sur des spiritueux propres à grande échelle (p.28).
 
Les pages suivantes prolongent de façon stimulante, le Manifeste de la gnôle naturelle de 2018, mettent, tout de même, en lumière une manière et une conscience collective face à des industries colossales. Une focale sur la dernière réglementation européenne du 17 avril 2019, précise la définition d’une « boisson spiritueuse » (p.32) parmi les 44 catégories d’alcool. Elle doit présenter un titre alcoométrique volumique de plus de 15% et doit être obtenue soit par distillation d’une substance fermentée soit par macération. La réglementation sur l’alcool demeure « le plus grand adversaire de la gnôle naturelle » (p.33).
 
Les gnôleurs et les gnôleuses, « grands anarchistes dans l’âme » (p.41), bien conscients que « l’alcool reste un poison et une substance dangereuse » (id., p.127), contre la mythologie de la distillation purificatrice propre à l’industrie chimique extractivisme héritée du XIXème siècle, remettent en scène des individus, un lieu, une expérience. Ils savent que « distiller c’est concentrer » (p.42) mais replacent au centre l’idée que boire un alcool équivaut à boire « l’image exacte de toutes les opérations qui ont été menées pour y aboutir, honteuses ou vertueuses » (id).
 
Par-là, ces artistes ou artisans des esprits opère une rupture écologique holistique sur la relation au prix, le contexte de dégustation, le type d’histoire qu’elle raconte, le type de vie qu’elle implique (pp.46, 53). Les fondements et les engagements s’éclaircissent : prendre soin de la terre en pleine conscience, créer des produits uniques et originaux conduits à la main par des méthodes de travail et des pratiques sociales sans intervention dans la préparation du moût (p.48). Cette « révolution » construit un avenir durable, propre avec du goût (p.52).
 
Au vrai, il s’agit d’un combat politique pour une agriculture résiliente. On lira avec joie et même jubilation cette affaire de goût : « ce qui fait la vibration d’une grande eau-de-vie, pensée, fabriquée avec le soin qu’implique l’amour du terroir et du produit, c’est la liberté de pouvoir surprendre » (p.54). La qualité supérieure du goût (texture, profondeur, longueur, intensité, velouté, érudition, désir) conduit à « une qualité supérieure d’ivresse, plus douce, plus fraternelle » (p.54).
 
Loin d’une apologie naïve des gnôles, l’ouvrage soulève, à chaque pas subtil, des questions brûlantes, notamment celle de la problématique de l’échelle (p.59). Des domaines pionniers (Hautes Glaces, Del Maguey) ont été récemment cédés à des industriels (respectivement Rémy-Cointreau et Pernod Ricard). Chaque choix du niveau de contribution correspond à un positionnement politique.
 
Le chapitre 2 aborde, avec une limpidité libérée de tout pédagogisme qui ne sombre jamais dans un jargon techniciste rogue, le fonctionnement des « procédés de séparation » au sens chimique (p.66). La distillation relève alors d’une profonde méditation. Elle invente un ailleurs ici-même (p.69). La fermentation sauvage se noue dans un « rater mieux » (p.77) au sens beckettien (p.77, Cf. p.81 : les bienfaits des levures indigènes).
 
Les pages passionnantes sur la distillation (pp.82-100) reviennent sur l’importance de l’alambic et notamment la distinction essentielle entre alambics à repasse (distillation discontinue) et alambics à colonne (distillation continue) sans oublier les hybrides, alambics à colonne de rectification (p.82) mais ne nous noyons point dans les détails. Cette partie passe clairement en revue les différents types d’alambic, enjeux de la philosophie du distillateur.
 
On retiendra, en outre, une autre distinction centrale peu évoquée, souvent ignorée des consommateurs : « Les liquoristes ne sont pas des distillateurs. Ils achètent un alcool de base (qui peut être naturel) à un distillateur, qu’ils aromatisent, édulcorent, en fonction de leurs besoins » (p.98). Soulignons également que la description des opérations du processus de modification (p.110) ne souffre d’aucune opacité. Formes d’art, la distillation prélude au vieillissement et à la conservation. La pollution (p.134), l’énergie, les styles (perfectionnistes, upcyclistes, écolos, innovateurs) de gnôleurs font partie des sujets abordés avec grand soin et ouvrent la perspective.
 
La troisième partie nous emporte dans le monde quasi exhaustif des gnôles naturelles : marcs, fines, cognacs, armagnacs, grappas, piscos, singani, tsipouros, tchatchas, calvados, cachaças, clairins, grogues, tequilas, mezcals (p.214) et autres sotols et raicillas (p.220).
 
Une crèche intime de présences invisibles (p.210), une cathédrale humble et miroitante de grands singuliers avec lesquels dialoguer toute l’année à l’image de cette eau-de-vie d’érable des québécois Joëlle Boduc et Stéphane Cabausson : « végétale comme du rhum mais avec ce parfum épicé-élégant de noisette torréfiée, de cannelle et de dattes. Un rhum du Nord, inespéré » (p.226).                 
 

Dictionnaire gourmand du bien boire et du bien manger

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Jean-Claude RIBAUT
Titre : Dictionnaire gourmand du bien boire et du bien manger.
Editeur : Editions du Rocher, Monaco.
Date de parution : 16 octobre 2024.

 
Le présent dictionnaire très personnel incarne le voyage gourmand d’une vie, rapporté au gré des saisons et des rythmes de la nature, au gré des fêtes encore vivaces en France, aujourd’hui. L’ordre alphabétique offre la liberté de saisir sur le vif, de tables en tables, de territoires en terroirs, le point de vue d’un gastronome libéral sur les cuisiniers rencontrés, leur tour de main, leurs produits usuels, les vins et les usages de table. Prenez la lettre A par exemple : Aïl, Aïoli, Alléno, Andouillette. Essayez P : de Pain à Passard et Poule au pot ; vous ne serez jamais déçu.
 
Cette série de plats, recettes, desserts, guides, restaurants, cuisiniers dessine le tracé d’un vaste état des lieux, parfois imaginaire, du bien boire et du bien manger. Une invitation à découvrir des bouquets d’arômes inscrits dans la mémoire collective. Jean-Claude RIBAUT, chroniqueur « Vins et Gastronomie » notamment au journal Le Monde, de 1989 à 2012, a publié une dizaine d’ouvrages ayant trait aux épices (Les Jardins des Épices avec Bernard Nantet, Du May, 1992), au vin, au pain, aux cigares.
 
Dans son Saveurs de Havane avec Michel Creignon, chez Hachette, en 1998, le gazetier comme il aime à se définir, architecte et gastronome passionné par Cuba, nous décrit la sensuelle, secrète et mystérieuse île (p.72) aux mille vitoles, aux palais et maisons envoûtantes dans les volutes nostalgiques du tabac de la Vuelta Abajo, entre Pinar Del Rio et Vinales. Voyage d’un Gourmet à Paris, paru en 2014 chez Calmann-Lévy, a reçu le prix Jean Carmet.
 
Jetons-nous, dès lors, au cœur du texte et de l’action, dans un livre non pas monument mais monumental, nourri d’une érudition littéraire rare, soutenu par un style classique à la française parfois parsemé de mots rares, techniques ou savants. D’emblée, le fait social total de manger, son acte de complétion se place dans une vision culturelle. Le gastronome, le goûteur incandescent, qu’il apparaisse sous la figure du gourmand, du gourmet, du goinfre ou de l’ogre, se frottera aux humanités en amateur, n’entrera point dans une vocation de cuisinier même si on perçoit au détour de chaque paragraphe que l’auteur taquine le puro et le piano.
 
Le mangeur gourmand bon buveur avance dans la vie en affirmant une puissance d’exister mais également d’intellection sur l’une des seules et dernières choses qui nous rattache encore à la vie et lui donne son sens (p.7). Il en va ainsi de l’art culinaire comme des beaux-arts. Dans l’avant-propos de ce dictionnaire pas comme les autres non exempt de coquilles (exemple, page 9, un u manque à l’adjectif argumentatif, page 529 le George V est affublé d’un « s » ; page 582, Laurent de Gourcuff est prénommé Louis) qui interroge l’idée même d’un objet livre soumis à la seule règle alphabétique des entrées, le subtil Jean-Claude RIBAUT attise notre curiosité (p.9) par une éphéméride d’éclairages : culturelles, littéraires, historiques, sociales.
 
Il revient sur la généalogie des spicilèges culinaires, de l’illustre Viandier de Taillevent à l’Art de la cuisine (1828) d’Antonin Carême jusqu’au monumental Grand Dictionnaire de Cuisine d’Alexandre Dumas père (1873). Bien qu’il se lise comme un roman policier sans pesanteur érudite, le présent dictionnaire exhorte à butiner dans le voyage d’une vie, une flânerie dans un itinéraire de table et de crus (p.10). Ce voyage gastronomique des années 80 à aujourd’hui, dans le mouvement de la vie et l’écoulement du temps, nous emporte avec enthousiasme dans une galerie de « portraits-histoires ».
 
Au vrai, ces carnets de route d’un « gastronome libéral » puisés en partie dans les articles du Monde parus entre 1989 et 2012, nous dévoilent la dimension historique du discours gastronomique (p.11) car le critique, en véritable gazetier méticuleux du temps, par sa sincérité, érige une méthode comparative indocile à toute flèche du temps. A la manière de Jean de La Bruyère ou de François de La Rochefoucauld, dans la lignée des Brillat-Savarin, Curnonsky, Rouff ou même du chilien Francis Amunategui, ces expériences de plaisir de toute une existence qui se traduisent par des joies remémorées et partagées nous convient à l’humilité des paysages singuliers, l’ascèse des secrets d’un architecte de la circumnavigation de la chère.
 
Cet épais volume indispensable à tout honnête homme ou femme d’aujourd’hui alterne avec discernement les passions insolentes (les abats, p.13), la trame historique fouillée d’un fruit (abricot, d’origine himalayenne, p.15 !), d’un produit (ail : pp.25-30 ; anchois : p.49, artichaut : p.68, Asperge : p.70, Aubergine : p.74, Avocat : p.79 où le corse est mentionné parmi 400 variétés !; pas moins de trois entrées sur le caviar : pp.196-200 ; pas moins de 7 articles sur le champagne : pp.208-224 ; le hareng : pp.465-468), d’un gibier (la bécasse : p.99), l’histoire d’un spiritueux (l’Absinthe, p.18) ou d’une préparation (la daube provençale : p.304). Mais attention toutefois, le critique gastronomique et architecte valentinois, définit comme un « rapporteur d’éphéméride » (p.285) avance, en outre, une vision du métier car la vérité de son jugement se fait comparative.
 
Critiquer, loin de la modernité arrogante et victorieuse, équivaut à décoller du présent immédiat, prendre une distance nécessaire avec la pratique et la fonction (p.284). C’est ainsi que la fine ironie mordante et insistante du journaliste au Monde n’épargnera pas la star internationale des années 2000 Ferran ADRIA, occis avec des formulations diaboliques autant que drôles : « l’exercice est acrobatique, le résultat fascinant, même si certains relèvent moins de l’art culinaire que du bonneteau » (p.21 et p.117,288,290,300,301,302, 361, 364,393).
 
Plus loin, l’estocade redouble en pluie caillouteuse : « Ferran Adria en reste aux prémices ; sa cuisine, teintée d’abstraction lyrique, parfois minimaliste, n’exprime ni la gourmandise ni la sensualité » (p.22). Ni messe, ni kermesse. La modernité doit abjurer. L’un des nombreux mérites du dictionnaire gourmand -très original car il n’en est pas un-, de Jean-Claude RIBAUT réside dans la réouverture du débat spécieux tradition versus innovation en cuisine, entre leurs articulations possibles et souhaitables. Une autre qualité parmi une kyrielle tient sans conteste dans les articles comparatifs entre des styles de chefs.
 
Ferran Adria-Marc Veyrat page 23 par exemple mais aussi le remarquable Gagnaire-Passard (p.291), Girardet-Robuchon (p.371). Pour un profane désireux de comprendre les méandres parfois labyrinthiques des similitudes et des convergences philosophiques entre deux grandes figures de la gastronomie, c’est une lecture inéluctable. Tout au long des 853 pages qui déploient une vaste culture dans presque tous les domaines culinaires nonobstant des tentatives heuristiques inachevées, le talent de portraitiste de l’auteur en guise de tableaux souvent timbres-poste frappe par sa concision et sa précision (p.34 : Alleno; Eugénie Brazier : p.157 ; Antonin Carême, pâtissier, cuisinier et architecte : p.189 ; Alain Chapel qualifié étonnamment de « plus grand » p.227, le choc chez Frédy Girardet : p.278 ; Alain Dutournier : p.337 ; Auguste Escoffier : p.351, l’oublié Philippe Groult : p.456 ; Michel Guérard, inoubliable auteur du homard ivre des pêcheurs de lune en carpaccio nacré disparu à 91 ans le 19 août 2024, p.457 ; René Lasserre, le destin d’un passeur idéal encore conseiller de son établissement à 93 ans, p.523 ; un bel hommage à Bernard Loiseau : pp.539-547 ; Bernard Pacaud, dernier apprenti de la Mère Brazier, p.633).
 
 
 
On se penchera avec délice et stupéfaction sur l’incroyable personnage de Raymond THUILLIER, assureur et peintre puis cuisinier, qui métamorphosa un Val-d’Enfer en paradis (p.95), génie d’un lieu qui « cherchait la perfection sans jamais avoir la prétention de l’atteindre » (p.99). Méditons quelques instants devant l’immortalité de pétales de filets de rougets au basilic, de la daurade royale aux cardons et à la moelle ou de l’éventail de pigeon aux cèpes, les ris et pieds de veau en croustillant de pommes de terre. Un art culinaire peu voué aux enfants comme l’admirable « coq ivre de pommard » du non moins remarquable cuisinier ardéchois, l’humble et tourmenté Claude Peyrot qui fit les grandes heures du Vivarois (p.262).   
 
Notons ailleurs l’émouvant portrait de feu Jean-Marie AMAT (p.41) qui dépeint parfaitement les traits de caractère d’un homme chez qui l’intelligence le disputait à la modestie avec « cette finesse patricienne du visage ombré parfois de la trace d’une barbe de la veille » (p.42 : cette belle expression reviendra plusieurs fois sous la plume du débonnaire avocat de l’enracinement notamment pages 330 et 337 ; la belle définition du civet de lièvre par Jean-Marie Amat apparaît bissée : « un drame olfactif aux odeurs sourdes et prégnantes » p.438). D’autres entrées remémorent utilement des distinctions évanouies mais radicales : andouille et andouillette (p.50), bolets & cèpes (p.129), gribiche ou ravigote (p.453) marrons ou châtaignes (p.574), service à la française versus service à la russe (p.584). Se faisant, Jean-Claude RIBAUT réélabore sa partition entre cuisines de variantes et cuisines de variations (p.54).
 
Mieux, il définit la « cuisine classique et son aboutissement par une culture intégrée et transmise se jouant des nouveautés mais dont l’intention première demeure inchangée, constituée par une stratification mémorisée de goûts, d’usages et de choix qui constitue son image canonique » (id.). La haute cuisine française serait fondée sur l’art des nuances et des gradations, par réduction des sucs et des jus de cuissons destinés à relever ou à faire contraste avec le produit. Vous trouverez aussi dans cette somme d’une existence de flâneur libéral de Paris, l’histoire de cet art de vivre à travers ses institutions, épiceries fines et autres maisons prestigieuses : ANGELINA (p.57), DALLOYAU, FAUCHON (p.58), LADUREE (p.61), LAFAYETTE LE GOURMET (p.62), LENÔTRE (id.), PETROSSIAN (p.66), Pierre HERMÉ (p.67).
 
On se délectera également de savoir l’origine des nombreux plats et desserts, ainsi du Baba (p.83) ou de la description d’un menu de l’ogre Balzac (p.285) et du gargantuesque Orson Welles (p.205) ou du sybarite méconnu Jean Jaurès (p.512). Autres figures balzaciennes évoquées dans une forme de nostalgie : Jean BARDET (p.90 : génie et magnétisme, puis pp.537-539), Charles BARRIER, grand chef disparu en 2009 (p.91) maître des accords mets et pains. Les spécialités régionales (caillette : p.176, calisson : p.177, cardons : p.185, cargolade : p.189) figurent en bonne place.
 
Ce précieux ouvrage présente, par ailleurs, l’intérêt de renverser quelques impostures historiques, légendes tenaces et falsifications telles que l’importance du rôle des cuisiniers de Catherine de Médicis dans l’histoire de la gastronomie française : « Tout cela est faux, archifaux, colporté sans la moindre preuve depuis le XVIIIème siècle par des commentateurs, polygraphes ou folliculaires sans scrupules » (p.194). Dans ce livre non dénué d’humour à picorer et à placer dans toute bonne bibliothèque d’amateur de choses exquises, on relèvera à l’article « champignons séchés (p.225) la chute lapidaire : « Gare aux morilles ! » (p.227).
 
Surpris au détour d’une page par une joyeuse mélancolie, laissons conclure le sage du haut goût : « les émotions culinaires sont comme les rêves des choses anciennes, de gens aimés, elles relèvent toutes du souvenir, de je ne sais quel parfum, de quelle couleur inédite d’ambre ou de violette » (p.283). Que reste-t-il d’un style dans nos mémoires gustatives, que subsiste-t-il du grand Jacques Manière et de son restaurant Le Pactole, sis au n°44 du boulevard Saint-Germain ?
 
« L’ardeur du gastronome est une patiente reconstitution personnelle des goûts et des manières de table qui leur sont attachées. C’est un effort semblable à l’acquisition de la musique ou à la connaissance des arts. Une recherche qui permet l’accès au goût raffiné; un parcours qui tient à nos origines, à notre mémoire, aux images laissées par la vie. La mémoire gustative est le support nécessaire de toute culture culinaire, mais la recette est une remémoration qui relève du conte, ou du rêve éveillé-car la gastronomie n’est pas une science exacte… la véritable recette est un palimpseste, vite gagné par l’oubli » (p.571).        

Moldavie. Des gens, des lieux, une cuisine et du vin

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteurs : Angela BRASOVEANU, Roman RYBALEOV
Titre : Moldavie. Des gens, des lieux, une cuisine et du vin
Traduit du roumain par Véronique NORTH-MINCA.
Editeur : CARTIER, Chisinau.
Date de parution : 6 juin 2023.

 
Sans doute l’ouvrage de référence et pour longtemps sur la culture moldave, cet épais volume réjouit à chaque page et forme une véritable découverte d’une gastronomie et d’un pays pas assez connus. Signalons, dès l’abord, la remarquable traduction de Véronique NORTH-MINCA qui fluidifie la beauté du texte souvent émouvant dans une lecture dont la plasticité d’équilibre joint l’humour -ironie, auto-dérision, boutade- à la précision des formulations et des descriptions. Exemple, page 88, à propos du mini bagel croustillant : « une invention qui élève notre modeste peuple jusqu’au degré infini de la perfection, que dis-je, du sublime ! ».  
 
Chaleureuse, sentimentale mais impitoyable avec elle-même, riche sans pour autant savoir mettre ses richesses en valeur, tantôt envahie tantôt libérée dans un entre-deux permanent, nostalgique mais amnésique, conservatrice mais prête à trouver géniales toutes les fumisteries pourvu qu’elles viennent d’ailleurs, fière de son histoire tout en méconnaissant le nom de ses propres aïeux, la Moldavie parvient à se forger une identité à la fois multiple et si démultipliée qu’elle semble n’en plus posséder aucune.
 
Un pied dans le XXIème siècle et l’autre dans le Moyen Âge, elle se déchire entre l’Est et l’Ouest, fêtant deux Noël, faisant sauter les bouchons de champagne du réveillon à deux heures différentes, hissant sur le même piédestal la cuisine traditionnelle de maman, les « sarmale » (feuilles de choux ou de vignes farcies) et la « salade Olivier » (salade russe au nom français car c’est plus élégant qui trônait sur la table de tout réveillon à l’époque de l’Union soviétique). Dans la difficulté d’accepter leur être même car il leurs déplaît, les Moldaves essaient de se connaître.
 
Comprendre la matière et l’étoffe moldaves, la couleur de son blason et le sens de ses attributs résume le message de ce très beau livre de 366 pages illustré de photos souvent colorées qui pourraient en comporter 800 si sa police de caractère grossissait légèrement. On a aussitôt plaisir à plonger dans ce miroir sentimental de lieux à sentir, de gens simples qui méritent une grande attention, de cuisiniers talentueux et soucieux de pertinence. Dans l’ordre des apparitions, vous trouverez pêle-mêle, des moutons rôtis dans leur peau, des feuilles de betteraves, des jambons, du gibier, des œufs.
 
Toutes choses dignement arrosées de vins divers et variés, de bière de millet, de vin de cerises dans leurs bouteilles embuées. Autant de profusion d’arômes, de doux fumets, de goûts oubliés tout droit émanés des fumoirs paysans mais aussi des cahiers parfumés de princesses en exil prudemment réfugiées dans d’autres contrées. Cuisinée au printemps, en été ou en hiver, pour faire carême ou bombance, toute la gastronomie moldave réveille sa mémoire, se souvient des grands-parents et rêve. Aussi modeste que luxuriante à l’image de l’ukrainienne, la bulgare, la juive, la tsigane ou la gagaouze, la cuisine moldave, depuis des siècles, mijote au chaudron.
 
Ce livre-somme a bénéficié des conseils d’une experte œnologue, Elizaveta BREAHNA, coordinatrice en vinification à l’Office des Vignes et du Vin de Moldavie, qui a relevé le réel défi de trouver l’harmonie entre recettes anciennes, presque perdues, plats rares de certains villages et vins locaux. Gastronomie et vins moldaves méritent un éclairage de concert.
 
Angela BRASOVEANU est l’une des journalistes les plus singulière de République de Moldavie. Rédactrice en chef de plusieurs publications remarquables (Cartier-Magazin, Revista carlitor, Capitala-magazin, Punkt) et remarquées pour leur ton inédit et leur absence de sujets tabous, elle a lancé en 2006, le Club des Hédonistes, premier club de dégustateurs de vins moldaves. Depuis 2017, elle réalise l’émission Egoist (TV8) qui aborde les voyages, les arts, les gens, la gastronomie et le vin.
 
Roman RYBALEOV est l’un des meilleurs photographes moldaves. Diplômé de l’Académie de photographie de Moscou, lauréat de prix nationaux et internationaux, photographe de l’année à plusieurs reprises, il dirige depuis 2009, sa propre école de photographie Photo School Md.
 
Même si le politique divise les Moldaves, la cuisine, source de paix, de poésie et d’émotions les unit. Il faut noter, dès l’introduction, une qualité d’écriture rare dans les ouvrages culinaires autant dans la contextualisation culturelle que dans les énoncés de recettes. Dans cette cuisine traversée par des invasions, abandons et autres annexions, tout repose sur l’influence, le mélange des énergies, d’essences et de sauces. Le nord du pays présente des influences juives, ukrainiennes et austro-hongroises avec une passion pour le porc, l’oie, la dinde, la pâte et les crèmes grasses, les accords savants de viande et de fruits, les alcools blancs.
 
Au centre, la capitale, Chisinau, se dévoile telle une tour de Babel des goûts empruntés. Dans le sud, la cusine se colore en rouge, enflammée, passionnée à base de mouton, de poisson, de thym, de menthe poivrée, d’épices, de cumin où se font jour les influences bulgares, tatares, grecques, turques avec des vins denses, puissants et charpentés (p.9). Le récit émeut car il tient tout entier dans une tentative non pas d’archéologie culinaire mais dans une tentation de sauvegarde testimoniale du « fond enfumé de la marmite rien qu’en suivant le cours naturel de l’almanach populaire » (p.10).
 
Des premières herbes de printemps aux plats de fêtes de carême, de la cuisine hâtive du pauvre dans la bergerie aux rituels étranges, superstitions hilarantes ou légendes, canons et autres interdictions, se dessine des villages poussiéreux, des cavernes, des montagnes aux chênes séculaires dans les forêts profondes. L’émotion transparaît sous la dédicace à la mère qui « apprit que la cuisine, ni souffrance, ni corvée, était un acte d’amour dans la joie du partage » (id). Ce monumental ouvrage qui résulte de plus de trois ans d’expérimentations force le respect et l’admiration.
 
Il s’ouvre sur la célèbre mamaliga (polenta moldave), symbole assumé de l’art culinaire moldave (p.12). Cette semoule de maïs, d’eau et de sel qui naît avec une totale dévotion dans un chaudron à l’aide d’un bâton en bois et de la sainte patience, trône sur toutes les tables, des paysans et bergers à celles des diplomates et ministres. Quelque peu oubliée, la présentation de la recette de l’alivanca (gâteau de semoule de maïs) étonne, tantôt galette sèche tantôt soufflé d’herbes printanières hâchées (p.14).
 
Viennent ensuite les bortschs (au poisson, haricots, cerfeuil sauvage, petite angélique, canard, rouge) et notamment la centralité des orties bien avant les crocus et les perce-neiges. On se délectera de la pointe d’humour dans chaque page de recettes : « Sauf à être masochiste, il est recommandé de mettre des gants » (p.16). Les soupes occupent une place éminente aussi, de pommes de terre, de topinambours, d’herbes du jardin, des moines, des bergers (p.124), aux champignons blancs (p.264), de pois jaunes (p.265). Le pissenlit, l’ail sauvage ou rocambole, l’arroche (herbe des palissades) jouent un grand rôle dans le paysage culinaire avant la forêt royale du XVème (p.30) où chevreuils, bisons, sangliers et nobles cerfs détalent en majesté.
 
Le livre montre également le rythme des recettes et des festivités : « Pâques, doux épilogue à l’abstinence » (p.40). Par-delà le spectre des couleurs, on remarquera la science de la pâte à pain (tressés au fromage), à brioches (aux noix, torsadées, croustillantes, au saindoux) ou à ravioles exposée page 42 et suivantes ainsi que l’amour parfois immodéré de l’œuf de ferme : « Cozonac aux 400 œufs » (p.46). L’agneau se décline aux pruneaux, à l’étouffée (p.47), en crépine. Les aspics s’illustrent parmi les cinq piliers de la cuisine moldave (p.50) ainsi que le gâteau de pâtes fraîches nommé baba alba, littéralement, mamie blanche (p.55).  
 
Sur le versant dédié aux becs sucrés, on notera avec délice et enthousiasme les gâteaux roulés à la betterave et à la rose (p.72), torsadés fourrés ou les varzare, ces chaussons poêlés aux cerises amères (p.74). Le grand dimanche de Pentecôte, fête estivale suprême, la joie des fruits rivalise avec le mouvement des couleurs. On prépare l’oie farcie au foie en buvant un Negre ou un Pelican Negru. A noter que chaque recette propose un accord avec un vin moldave issu de cépages autochtones ou parfois bordelais. Le joie de vivre ici et maintenant affleure ailleurs dans un fromage frais à la crème épaisse décrit page 94 où l’on ressent la félicité de l’onctuosité, les framboises sauvages, les noix, deux feuilles de menthe.
 
La page 100 nous conte tout le symbole de la Moldavie et des Moldaves, non pas une soupe mais un mythe : le zeama de gaina (bouillon de poule). Un lendemain de noce ou de baptême. Le chapitre sur la forêt profonde nous enseigne les halliers, les daims et autres gibiers nobles (faisan : p.282; lièvre : p.286), les orchidées, les pivoines, le gingembre et incroyable, la truffe estivale et brumale. Les champignons des sous-bois abondent : « Les cèpes font les délices des empereurs comme des paysans qui ont la chance de vivre dans un village à proximité d’une forêt de chênes » (p.110).
 
Le chapitre suivant aborde la maison de famille, ni cliché à l’eau de rose, ni métaphore journalistique mais histoire et combat d’une vie, lutte féroce, épuisante et désespérante dans un système qui a fait tant de mal (p.120). Les sarmales (rouleaux farcis) font partie du pentagone sacré comme ces invartita, roulades à la menthe et aux pétales frais de rose. Dans la verticalité des hêtres, la potée de bœuf en cassolette dégage une poésie intense car la marmite en terre cuite symbolise beaucoup pour les Moldaves (p.140) : l’âme, les souvenirs, la nostalgie du coin du feu, l’enfance auprès des grands-parents.
 
Angela BRASOVEANU, dans son texte inspiré et touchant, souvent poignant nous rappelle que « la richesse d’une cuisine ne se mesure pas au nombre de recettes mais à la foison des goûts, à l’art de composer avec les ingrédients les plus divers et les plus inattendus » (p.142). Témoin cette rare préparation de porcelet farci page 143 ou ces écrevisses apprêtées de moultes manières, au vin blanc, à l’ail, au thym et au laurier (p.148). Autre mets original : un ragoût de moules d’eau douce. Autre lieu hautement symbolique pour la Moldavie : la cave. Pas simplement un banal espace de stockage mais un lieu de sociabilité : « on casse une noix, on se taille un bout de lard, on plonge la main dans le bocal à cornichons…sous la voûte de la cave, les étoiles se mettent à scintiller dans les prunelles » (p.182).
 
Un livre complet, dense, riche et fervent à l’image de « ces meringues comme autant de baisers » (p.351) ou de « ces petits mensonges entre amis », sorte d’oreillettes poudrées d’un nuage de sucre (p.361).        
 
 

Tradition

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteurs : Laurent LE GALL et Mannaig THOMAS
Titre : Tradition
Collection : « Le mot est faible »
Editeur : Anamosa, Paris
Date de parution : 10 octobre 2024.
 

La tradition : bonne à n’être que le nom d’une baguette ou la revendication du conservatisme ? Voici un mot apparemment usé et amoindri, dont les auteurs font le tour et qu’ils interrogent en regard de la « modernité », rappelant aussi qu’elle fut au cœur de l’entreprise des sciences sociales. C’est un mot usé, fatigué, élimé parce qu’il a été beaucoup utilisé. A moins que l’amoindrissement de sa charge sémantique ne relève plutôt d’une discordance avec l’époque. La tradition ne serait plus à la mode. Paradoxalement.
 
Repris à l’envi dans la communication patrimoniale qui vante l’authenticité, le chez-soi et l’immémorialité, ce mot subit, au même moment, un racornissement de son domaine d’assignation. Bonne à n’être qu’un slogan pour des publicités peu inspirées, coincée dans l’étau de l’injonction mémorielle et du colifichet touristique, la tradition se fait rigoriste à l’autre bout du portefeuille langagier. Les « tradis », ce sont, pour beaucoup d’entre nous, ces autres, dont nous peinons quelquefois à comprendre, sur fond de « Manif pour tous » et de soutanes tout droit sorties de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, un argumentaire et des attitudes qui relèvent de son orthopraxie.
 
Une tradition en majesté en quelque sorte, éloignée de ce qu’elle est de fait : bien moins la lecture littérale d’un dogme qu’une somme d’interprétations d’un noyau dur qui sert in fine d’entregent à des signifiants flottants. Disqualifiée la tradition par le trop-plein ou le trop peu ? L’on pourrait dire la même chose de la modernité. Que sa progressive mise à l’index, surtout à compter des années 1970, renvoie à toutes sortes de relectures ouvrant sur le souhait de clore ce qui serait une parenthèse désenchantée de l’anthropocène en est une autre.
 
Tandis que des mots retrouvent de leur lustre pour dire et faire l’époque -le fond de l’air serait à la radicalité et à la réaction-, d’autres dépérissent tranquillement dans la sphère communicationnelle. Pour des raisons différentes, la pléthore de l’insignifiance pour la première et une aversion galopante pour la seconde, tradition et modernité, en un couple qui régna en maître sur nombre de travaux menés dans les sciences sociales des Trente Glorieuses aux fins de circonvenir la question latérale du changement ou, plus exactement, de l’évolution, ne font plus donc recette.
 
Toutefois, ne faire de la tradition (un ensemble d’énoncés, d’actes, de représentations et de croyances qui se transmettent de génération en génération) qu’une arme au service d’une idéologie de la différenciation négative ne saurait restituer  ce qu’elle fut aussi : une moyen de cerner des sociétés en s’interrogeant précisément sur l’effectivité et la pertinence de ce que l’on plaçait derrière le mot tradition, soit un opérateur pour les sciences sociales qui mérite d’être pris en compte.
 
Laurent Le Gall est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bretagne occidentale. Il est l’auteur de « A voté. Une histoire de l’élection » (Anamosa, 2017)
Mannaig Thomas est maîtresse de conférences à l’Université de Bretagne occidentale. Elle est l’auteure de « Ecrire le pays natal » (Honoré Champion, 2021).
 
Rentrons maintenant dans la matière de ce livre qui réussit le pari de dépasser la binarité conceptuelle des notions pour esquisser un nouvel éclairage subtil sur le mot. Les auteurs ne manquent pas d’humour dès l’entame de la partie si l’on puit écrire : « Tradition : oui, le mot est sacrément faible parce qu’au fond il est partout » (p.5). Elle vaut explication mais « non, la tradition n’est pas ce quelque-chose-qui-va-de-soi » (p.10). L’un des nombreux mérites de ce petit livre mais dense consiste à montrer que la tradition, catégorie de la pratique, ouvre une catégorisation d’analyse qui n’a cessé de jouer, au fil du temps, comme « opérateur de distinction » (p.11).
 
En effet, corrélée d’emblée dans un commerce conceptuel avec la modernité, elle n’en subsume pas l’avers ni l’envers : « Le fascisme s’accorda fort bien avec l’avant-garde futuriste » (p.13). Les auteurs dissipent tout de go les dualités fallacieuses et nous invitent « à la prudence devant les fausses évidences » (id). Les deux historiens montrent que la tradition n’a pas attendu de s’inventer au XIXème pour exister. Ils distinguent les traditions, déclinaisons vernaculaires de la tradition (p.22). Le XIXème siècle des utopies fut également celui de la tradition.
 
Les actualités de la tradition déploieront alors une « rétro-projection » selon la belle formule de Jean Pouillon telle un rétroviseur. (p.25). Analysant la relation dialogique tradition-modernité, le livre démontre que la tradition, état de la réalité sociale portée par l’institution du langage, se dit voire se clame (p.49). Proclamation, elle nous contraint à épouser des cadres à subvertir. Grammaire régie par des règles, ajustée aux usages et aux circonstances, la tradition puise sa force dans « une plasticité sous contrôle » (p.51).
 
Plus loin, évitant la confusion classique entre tradition et mémoire, « orchestration sans chef d’orchestre » (Bourdieu) pour l’une et présence spectrale du passé dans le présent pour l’autre (Mauss), Laurent LE GALL et Mannaig THOMAS resitue la tradition dans une dimension relationnelle de la façon de faire société (p.71) sur six points opératoires. Tout habitus ne relève pas de la tradition. Toute tradition, par essence proclamatoire, repose sur la réitération d’un discours et la possibilité de s’y référer. La tradition, dans la veine de Lucien Febvre, se distingue de l’histoire. La tradition réfère à un ordre.
 
Inscrite profondément dans l’espace social, elle fait donc l’objet d’enjeux de lutte à propos de sa définition et de son périmètre. Sa fonction utilitaire forge des communautés d’intérêts. Dans une dernière partie sur la science de la tradition qui propose de prendre celle-ci comme opérateur pour les sciences sociales selon l’hypothèse séduisante de Bruno Karsenti (p.89) dans sa théorie de la transmission des formations symboliques. Les dernières pages, brillantes, recourant à de nombreux auteurs essentiels : Warburg sur la théorie des rémanences, Georges Didi-Hubermann sur la ténacité du passé dans la ténuité du minuscule, Carlo Ginsburg sur la combinatoire des dépôts et de leurs anamnèses au fondement de nos expériences ou last but not least, une remarque émouvante de Pierre Bourdieu sur la capacité à ressentir l’existence du temps lorsque se dessine une fracture entre l’illusio et l’habitus (p.91).   
 
La tradition, « remarquable miroir de nos contradictions », (p.98), éclaire alors l’énigmatique polyphonie sociale.
 

Paysan

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Édouard Morena
Titre : Paysan
Collection : « Le mot est faible »
Éditeur : Anamosa, Paris
Date de parution : 26 septembre 2024.
 

Le paysan fascine, entre altérité et familiarité. Alors que la population agricole ne cesse de s’étioler, le paysan se situe partout et nulle part. Réceptacle de nos espoirs et angoisses, la paysannerie « classe objet » au cœur de ce texte, fait actualité. Dès 2024, alors que les manifestations d’agriculteurs s’étendaient à travers le pays, les responsables politiques se succèdent sur les plateaux des chaînes d’information pour appuyer le mouvement et clamer leur amour du « monde paysan ». De François Ruffin à Jordan Bardella, on défendait « l’exception agriculturelle » française face à la concurrence déloyale de produits étrangers.
 
Cette unanimité autour de la « cause paysanne » renvoie à un rapport particulier entre « nous non paysan » et « eux paysan » aux contours flous et protéiformes. Le paysan représente l’agriculteur, l’habitant des campagnes, le « petit » producteur. Mais c’est aussi la France, la nation, la république. C’est le bon sens, la simplicité, le travail, l’effort, l’enracinement, la nature, la convivialité, l’authenticité, le savoir-faire, la droiture. Tout à la fois. Le paysan nous fascine. Enigmatique mélange entre altérité et familiarité alors que la population agricole ne cesse de s’étioler, le paysan apparaît partout et nulle part.
 
Par-delà les barrages autoroutiers, il figure dans les publicités pour du jambon et du fromage industriel, sur nos pièces de monnaie (« la semeuse »), dans la littérature, dans les discours politiques, dans les cris des supporters moquant les joueurs de l’équipe adverse. Réceptacle de nos espoirs et de nos angoisses, de nos injonctions contradictoires, au fil des années et des crises, on l’a peint en républicain, réactionnaire, patriote, productiviste ou écolo. De gauche, de droite, sans étiquette. Pierre Bourdieu résume parfaitement les paysans, « classe-pour-autrui », « sans cesse invités à prendre pour eux-mêmes le point de vue des autres, à porter eux-mêmes un regard et un jugement d’étrangers ». C’est de cette « paysannerie classe objet » que cet excellent petit livre entend traiter.
 
Édouard Morena est maître de conférences en science politique au University of London Institute in Paris (ULIP). Il a consacré sa thèse à la Confédération paysanne. Parmi ses publications récentes en français, on citera : « L’inépuisable débat sur l’agriculture dans ses rapports avec le capitalisme » (Actuel Marx, N°75, 2024) ou Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique, La Découverte, 2023.
 
Dès l’abord, le chercheur qui a également travaillé sur le coût de l’action climatique, souligne, un brin provocateur, l’extraordinaire banalité d’un mot que Pétain ou José Bové associent à authenticité, enracinement ou attachement à la terre (p.6). Ses similitudes nous renvoient au sens commun qui travers l’histoire et les clivages politiques : « le mot paysan ne fait pas vraiment débat » (id) car il appartient à notre quotidien. Nous ne rejoignons pas le postulat d’un enracinement dans la notion au combien problématique « d’inconscient collectif » évoquée page 7.
 
Nous créditons davantage l’auteur qui finement distinguent les agriculteurs qui s’en vont et le paysan qui reste et se faisant, nous éblouit dans une énigmatique articulation entre l’altérité et la familiarité, thèse centrale de ce livre bref mais pertinent. Il s’agira alors de creuser comment les élites sociales introduisent et entretiennent l’idée d’une altérité paysanne en tant que système de croyances et de valeurs dont la portée déborde le seul monde agricole et rural. Dans un second temps, Edouard Morena s’attache à montrer la construction du paysan comme objet culturel et scientifique notamment le rôle majeur des intellectuels et hommes de lettres dans le maintien de cet « autre ». In fine, il analyse le rapport de la gauche au mot paysan (p.11).
 
En effet, la double fonction du paysan, producteur agricole et porteur de valeurs ne date pas d’hier (p.18). Dès les années 1930, le paysan se caractérise par sa localisation géographique et son activité. L’altérité s’incarne dans un mot fourre-tout et générique mais largement anhistorique qui ne réfère plus à des pratiques ni à une période singulière de l’histoire agraire française (p.22). Le paysan, classe objet, devient un mot pour autrui au sens de Bourdieu. Par des regards, des jugements, des injonctions extérieures, le sens accordé au mot paysan se construit par le fit d’élites sociales désireuses d’asseoir leur pouvoir politique, économique et culturel (p.23).
 
L’altérité paysanne féodale oscille alors entre la bête sauvage et la créature divine (p.25). Un dedans et un dehors qui, dans la cohérence de leur unité, incarne des valeurs traditionnelles menacées par les mutations de la société française notamment les grandes villes telle que Paris. Le paysan, glorifié dans sa vie simple, recouvre un enjeu politique (p.30). Au tournant du XXème siècle, le paysan se voit pris dans une agonistique entre conservateurs, républicains et socialistes mais il impose une incarnation du peuple et de la nation (p.34). Le roman, genre littéraire dominant du XIXème, s’empare de la thématique du paysan dans une vision imaginée de la campagne.
 
Loin de former une totalité homogène et indifférenciée, la paysannerie reflète les tensions et oppositions qui traversent la société française dans son entièreté (p.50). L’auteur met ainsi au jour la réalité des dominations et exploitations à l’intérieur et hors de la ferme (p.56). Spécialiste du sujet, il démine les truismes, démonte les pièges autour d’un mot « in-appropriable et inapproprié » (p.89) par une généalogie conceptuelle bien utile en nos temps laudateurs du « paysan non capitaliste » écolo avant l’heure dixit Paul Virilio (p.82).   

117 livres

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