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Vins, vignes, femmes Une odyssée viticole ?

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteure : Florence Tilkens Zotiades
Titre : Vins, vignes, femmes Une odyssée viticole ?
Editeur : Apogée
Collection : Le savoir boire
Date de parution : 15 mai 2024

 
Vins, Vignes, Femmes explore la mise à l’écart historique des femmes dans l’univers du vin. Après avoir évoqué les hypothèses concernant leur rôle dans la découverte de la vigne et du vin, cette exploration débouche sur les origines de leur discrimination et l’exposé de la longue invisibilisation des femmes, en dépit de leur présence et de leur travail constant dans les vignes depuis l’Antiquité jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle.
 
L’investigation se poursuit par le rappel des raisons de cette discrimination et des moyens, religieux, juridiques et culturels, utilisés pour la consacrer. L’enquête se clôt par le constat que la féminisation récente de l’univers du vin est désormais inéluctable. L’ouvrage est illustré par des portraits de pionnières qui ont joué un rôle essentiel dans l’univers du vin et par les témoignages de professionnelles de la filière qui confirment qu’elles doivent encore faire face, au XXIème siècle, à des comportements discriminatoires.
 
Après une carrière dans le développement international en entreprise et en milieu associatif, Florence Tilkens Zotiades a rejoint l’univers professionnel du vin. Fondatrice de Vins d’Hellène/Danaan Wines à Londres, elle est aussi dégustatrice professionnelle dans de nombreux concours internationaux. Elle est l’auteure de L’Odyssée des vins grecs (Apogée, 2022). Parallèlement à ses activités, elle milite pour l’égalité professionnelle et l’autonomie économique des femmes. Elle est membre de l’association française Led By HER, dont elle est présidente en 2022 et 2023. Led by HER accompagne, dans leur projet de création d’entreprise, les femmes ayant vécu des violences.
 
Rentrons dès lors dans la matière du présent essai qui se place d’emblée sur l’ouverture d’un débat sur la façon dont le sexisme se manifeste dans l’univers du vin et d’autres industries (p.9 : citation d’Alice FEIRING). Dans son avant-propos, Florence TILKENS ZOTIADES délimite bien son objet pour une approche historique et factuelle sur la place des femmes dans l’univers de la viticulture et du vin (p.11). La question qui sous-tend tout l’ouvrage se pose alors ainsi : « pourquoi les femmes, qui, selon les hypothèses historiques en cours, auraient inventé vin et viticulture, furent-elles généralement mises à l’écart de la filière viticole au cours des siècles ? » (id.).
 
L’auteur justifie sa focale sur la France pour trois raisons. D’abord, par la place de la France dans la filière agricole mondiale, l’un des trois pays producteurs de vin dans le monde. Ensuite, en considérant l’importance culturelle du vin, art de vivre et philosophie. Enfin, par la révolution de 1789, évènement majeur français précurseurs de bouleversements politiques et sociaux dans toute l’Europe, qui aurait dû aboutir à la fin de toute discrimination sexuelle (p.12).
 
Dans sa préface, la sommelière Feredica ZANGHIRELLA, insiste sur la mise à l’écart historique des femmes du monde de la vigne et du vin même si les lignes bougent aujourd’hui. Elle constate toutefois un manque de légitimité et des difficultés de reconnaissance en dépit de compétences réelles. Elle prône un changement radical auquel le livre de Florence TILKENS ZOTIADES devrait participer. Elle souligne, à juste titre, l’évènement que constitue le présent ouvrage qui ouvre la voie à une célébration de l’action des femmes dans le monde du vin mais forme aussi un manifeste en faveur d’un changement positif (p.14).
 
L’autre préfacière, universitaire, Andreea GRUEV-VINTILA note le regard nouveau et décapant d’une histoire de la lutte des femmes dans un univers structurellement dominé par les hommes en sériant les idées maîtresses d’un maître-livre. Premièrement, l’univers du vin se constitue comme l’un des domaines de la subordination des femmes. Deuxièmement, certaines femmes réussirent à mobiliser des ressources afin d’y prendre part malgré le contrôle masculin dans toutes ses dimensions, religieuse, sociétale, culturelle (p.16). Bien plus, le présent livre montre la division sexuée du travail et ses conséquences sur la découverte de la vigne et du vin.
 
Il dévoile que le contrôle des femmes dans l’espace social se maintient par une invisibilisation dans l’espace public, une discrimination au nom de préjugés sexistes, une humiliation : « pour les désobéissantes, la punition et même l’exécution : interdiction absolue de consommation de vin pour les femmes de la Rome antique sous peine de mort, un féminicide légal » (id.). En France, jusqu’à 1965, le contexte d’inégalité dans le mariage consacrée par le Code napoléonien (1804) ne permettait qu’aux veuves de récupérer la personnalité juridique requise pour reprendre une entreprise (p.17).
 
A contrario, la Crète minoenne matrilinéaire, Florence TILKENS ZOTIADES retrace le rôle prépondérant des femmes dans la production et le commerce du vin. L’étude « oenopsychologique » éclaire les réseaux féminins, le mentorat, l’éducation féministe, « un peuple en soi », à travers les portraits fascinants de celles qui font exception dans l’histoire. Par-là, l’initiée féministe nous donne une vision joyeuse, authentique et affirmative.
 
L’introduction un peu trop lapidaire expose la féminisation incontestable et inéluctable de l’univers du vin longtemps cloisonnée par des normes sexistes tout en remarquant sa fragilité. Se pencher sur l’évolution de cette boisson hors du commun revient également à comprendre les défis contemporains auxquels elle se confronte car les études de genre s’avèrent quasi absentes de l’histoire vitivinicole. Il s’agit alors d’examiner une contribution féminine quotidienne, silencieuse et officieuse peu mentionnée dans les archives (p.19). En d’autres termes, rechercher les raisons de cette exclusion historique liées aux enjeux socioéconomiques du vin, insigne de pouvoir et prestige accaparé par les hommes (p.20).
 
Le premier chapitre traite du rôle des femmes dans la découverte du vin. Il révèle les hypothèses récentes admises sur les premières tentatives de la culture de la vigne par les femmes. A partir des travaux de Patrick McGovern sur la naissance de la vigne et du vin, toutes les pages captivent (p.23 notamment) sur les vertus de prédigestion de la boisson fermentée qui ralentit le métabolisme des premiers hommes, favorise le stockage des graisses. Véritable lubrifiant social, l’alcool désinfecte, détend, soulage, induisant même le sommeil : « Le tout premier breuvage alcoolisé fut sans doute une sorte d’hydromel naturel issu de miel accumulé dans un tronc et sujet à un début de fermentation » (p.23).
 
Florence TILKENS ZOTIADES, réfutant le simplisme et la nocivité des stéréotypes genrés, croise le comparatisme ethnographique et l’étude des vestiges pour montrer que la division sexuée du travail associée à l’hypothèse paléolithique selon laquelle le vin aurait été découvert par les femmes, nous révèle la contribution significative des femmes aux activités de subsistance du groupe par la collecte (p.26). On découvre alors le rôle central des femmes dans les débuts de l’agriculture et de la viticulture (p.30).

Le chapitre 2 couvre les origines de la discrimination des femmes. Avec la naissance de la civilisation urbaine, le vin passe de médicament à fonction rituelle d’appartenance sociale. L’auteure éclaire la transformation des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes qui ouvre à un ordre social inégalitaire fondé sur la hiérarchisation des genres en faveur du masculin. Fortune, pouvoir, androcentrisme entrent en causalité (p.34). Certaines figures féminines exceptent à cette tendance. C’est l’un des grands mérites du livre que de les exposer.

Témoin cette reine mésopotamienne de plein droit, Kug-Bau, la tavernière ou femme du vin, qui autorisa les femmes à posséder tavernes et débits de boisson (p.37). Autre exception largement commentée : la civilisation minoenne, sur l’Îles de Crète, environ 3000 à 1200 av.J.-C. (p.38 et sq.), qui atteste de la puissance des femmes dans une société matrilinéaire et matristique. Les Égyptiennes, autre exception, achètent et cultivent la terre mais boivent du vin (p.42). Rénénoutet, par exemple, non seulement représente la Déesse de la Végétation mais aussi celle de la transformation du raisin en vin.
 
Mais dès lors que le dieu mâle, Dionysos apparaît, les femmes disparaissent. C’est l’une des hypothèses matricielles du présent essai : « Dionysos devient Bacchus. Les Romains considèrent les femmes comme des mineures » (p.53). Plus loin, page 54, les matrones possèdent les clefs du foyer mais pas celle du cellier. Deux fautes clairement identifiées les condamnent à mort, l’adultère et la consommation de vin ! (p.54). 
 
S’appuyant sur les célèbres travaux de Jean-Pierre VERNANT sur la Grèce Antique joints à des études archéologiques plus récentes, Florent TILKENS ZOTIADES rectifie brillamment quelques erreurs historiques : « Il a été parfois écrit que les femmes n’avaient pas le droit de boire du vin sous peine de mort. Or les textes de lois de cette période ne mentionnent aucune interdiction formelle excepté pour les cités de Milet en Ionie et de Phocéa (l’actuelle Marseille) » (p.48).
 
Le Chapitre 3 s’étend sur l’invisibilisation des femmes et ses exceptions (p.63). On lira avec attention les pages sur le rôle des monastères dans la survie et la valorisation des vignobles mais également le rôle central des moniales bénédictines et bernardines notamment les dames de Tart (p.69), Mathilde di Canossa ou l’emblématique Aliénor d’Aquitaine, Catherine de Chenonceau, Katherine Briçonnet, Catherine de Médicis dans la production et le commerce du vin. Florence TILKENS ZOTIADES nous donne des portraits de femmes oubliées ou invisibilisées, Françoise-Joséphine de Sauvage d’Yquem. La Champagne fait exception.
 
Presque toutes les grandes maisons voient le jour à la fin du XIXème siècle, grâce aux veuves champenoises : Apolline Godinot (Henriot), Barbe-Nicole Ponsardin (veuve Cliquot), Jeanne Alexandrine Louise Mélin (veuve Pommery), Mathilde-Emilie Perrier (veuve Laurent). Même si, à la naissance de la viticulture moderne, autour de 1850, les femmes ne peuvent pas travailler en cave pour ne pas perturber la productivité des hommes et en raison de tabous persistants sur les menstruations susceptibles de faire « aigrir le vin doux » (Pline l’Ancien), elles n’en jouent pas moins un rôle essentiel (p.88). A preuve, Caroline Soehnée, qui combat le phylloxéra en 1869.
 
Le chapitre IV s’attaque aux stéréotypes, préjugés et discriminations (p.93). De l’exclusion de la taille, du greffage et du pressurage aux salaires dérisoires, jusqu’à l’objectivation dans des opérations promotionnelles, les femmes pâtissent d’une pratique genrée du travail à la vigne (p.100). A contre-temps au sens benjaminien et en contre-exemples, on lira avec délectation les développements (pp.103-104), passés dans les silences de l’histoire, sur les vigneronnes d’exception : Elisabeth Law Lauriston-Bouberts, veuve de Jacques Bollinger, qui assuma, en pleine occupation allemande, la direction de la maison Bollinger ; Carol Duval-Leroy et Marcelle Bize-Leroy qui codirigea le prestigieux domaine de La Romanée-Conti.
 
Malgré des chapitres V et VI conclusifs qui, peut-être, mériteraient davantage de débats ou de nuances sur l’exclusion et l’invisibilisation, étayés notamment par les travaux de l’anthropologue Françoise Héritier-Augé sur la valence différentielle des sexes (p.121), la hiérarchisation sexuée des rôles (p.123) sans jamais envisager le pouvoir des femmes de vignerons, la puissance fondatrice des vigneronnes, « la domination féminine » dans certaines espaces sociaux, symboliques et culturels de décision du monde vitivinicole contemporain et actuel, le présent travail remarquable de Florence TILKENS fera date parce qu’il nous place sur la voie d’une approche non genrée des professions du vin, fondée sur « la coopération et l’altérité car après tout, le vin n’a pas de sexe » (p.152).         

Une philosophie du vin

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre
 
Auteur : Pierre-Yves Quiviger
Titre : Une philosophie du vin
Editeur : Albin Michel
Date de parution : 31 août 2023

 
Est-il vrai que le flacon importe peu pourvu qu’on ait l’ivresse ? Peut-on boire seul ? Pourquoi le vin est-il une question religieuse ? Quels sont les philosophes qui ont le mieux écrit sur le vin ? Le présent livre tente de répondre à ces sept questions pour élaborer une philosophie du vin, relevant aussi bien de l’esthétique que de la morale, de la théorie de la connaissance que de l’histoire de la philosophie.
 
Brassant des thèmes originaux en la matière, comme l’expérience sociale du vin, ses différents métiers (vigneron, œnologue, caviste, critique), ou encore les liens entre connaissance, expérience et plaisir, ce livre, à savourer sans modération, sillonne la route allant de notre palais à notre cerveau et rencontre, en chemin, des vins, grands et petits, rouges, blancs ou rosés, mais aussi le droit, la médecine, l’histoire, la théologie, l’art et la littérature.
 
Pierre-Yves Quiviger, qui se définit comme « un amoureux passionné du vin », propose une réflexion inédite, érudite et vivante à la fois. De Rousseau à Platon et passant par Clément Rosset ou Montaigne, de la Bourgogne au Bordelais, de l’Auvergne au Jura, il explore les liens entre le plaisir sensoriel que procure la Dive bouteille et la connaissance intellectuelle que l’on en a (ou que l’on aura après l’avoir lu), tout en nous faisant partager, d’une plume allègre et précise, sa joyeuse obsession vinicole.
 
Ancien élève de l’École normale supérieure, Pierre-Yves Quiviger, professeur de philosophie à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, dirige le département de philosophie de cette même Faculté. Spécialiste de philosophie du droit, on lui doit plusieurs publications consacrées à Sieyès, Calvin, Villey, au droit administratif mais aussi au cinéma et à l’éthique médicale.
 
Essayons, dès lors, de rentrer au cœur de l’objet. La première page témoigne tout de go de l’humour de l’auteur qui compare son livre à un cru, millésimé 2023, récolté à Hyères, vinifié à Saint-Julien-Chapteuil et embouteillé par la maison Albin Michel. Il appert de bon augure qu’un philosophe ne s’applique pas trop à l’esprit de sérieux d’autant que le premier chapitre (pp.10-35) nous entraîne d’entrée de jeu dans un questionnement herméneutique qui ne pêche pas par sa pratique trop théorique sur le nexus entre vin et connaissance et finalement le savoir boire (p.11).
 
Le livre commence par un dîner d’amis, une scène cinématographique ou théâtrale, là encore non dénuée d’humour, que les grands amateurs de jus de raisin fermenté auront vécu à moultes reprises dans leur existence mais nous conduit en douceur dans une pensée du vin. La petite perversité du jeu qui consiste à identifier précisément un vin relève de la joie et de la souffrance (p.11). Bonheur d’un vin excellent mais souffrance de devoir jouer une partie presque perdue d’avance tant le monde du vin échappe à une connaissance exhaustive y compris à Raimonds Tomsons.
 
Pierre-Yves QUIVIGER nous introduit alors à un savoir boire : « L’amateur de vin cherche à connaître ce qu’il boit » (p.12). Ce qui lui permet d’exposer dans les pages suivantes les mérites et les désagréments respectifs des dégustations à l’aveugle ou informée sans trancher. Subtilement, le spécialiste de Sieyès, avance une isosthénie à savoir une impossibilité de décider. Boire à l’aveugle équivaut à déguster en toute ignorance mais avec un regard vierge (p.13). Le président de la section philosophie du Conseil National des Universités compare les deux modes de dégustation puis recommande de bonnes pratiques au sens médical.
 
La dégustation cachée propose « une fraîcheur de l’expérience, sa naïveté cultivée » (p.14). Cette expérience profane du vin fait retour à une expérience pure et nue. Elle réhabilite la concentration, mobilise des souvenirs et un savoir. Les valeurs se renversent au sens nietzschéen : plus de snobisme, d’étiquette, de fausses gloires (p.16). Cette façon de boire élude pourtant la profondeur et la finesse. L’écrivain compare, en l’espèce, le vin aux œuvres d’art qui exigent une initiation qui détermine le jugement (p.18). Il note très pertinemment que la bonne connaissance du vin requiert une inscription dans plusieurs séries (p.19).
 
La dégustation pure, isolée de toute consommation de nourriture, n’a pas grand sens sauf pour les vins de méditation ou les champagnes. Sur le versant des vertus et défauts d’une dégustation informée ou érudite, l’auteur du « principe d’immanence », en 2008, chez Honoré Champion, remarque l’absence de naïveté et la révérence obligée (p.21). Avec une grande rigueur, Pierre-Yves QUIVIGER moque gentiment ceux qui boivent comme des premiers de la classe. Mieux, il reprend judicieusement la distinction russellienne entre « connaissance par fréquentation » et « connaissance par description ».
 
Boire ses fiches de lecture fait passer à côté du vin réel. La dégustation informée présente de grandes vertus déclinées plus loin : le vin en tant que production culturelle, artistique ou artisanale exige une connaissance solide et précise de ses caractéristiques qui accroît sa compréhension (p.24). La dégustation érudite présente avant tout un aspect heuristique. Elle développe une curiosité incommensurable du savoir. Ensuite, elle assure une précision dans la finesse et la subtilité (p.28). C’est le « luxe de détails » (p.32).
 
Sans vouloir nullement offenser le présent essayiste véritable amoureux passionné du vin, cultivé mais jamais jargonneux, savant mais accessible, l’isosthénie entre les deux types de dégustation amicales sus évoquées ne se dépasse que dans la déprise à la fois d’une certaine « perversité » de la première et de la pratique de la neutralisation d’une monstration parfois vaine de la « science » de la seconde. En effet, la dégustation qu’on qualifiera, par hâblerie, « à l’aveuglette » si elle attise souvent le feu de la devinette et le jeu des conjectures, peut ramener instantanément à l’humilité n’importe quel auto-proclamé grand connaisseur de vin ou piéger l’étincelant Raimonds TOMSONS.
 
Bien boire requiert une épaisseur expérientielle de la pratique tout en la ressaisissant dans une érudition approfondie. Réciproquement, le savoir boire ne se résume jamais à un savoir sur ce que l’on boit. Bien plus encore, dépasser ces deux visions du vin implique de déconstruire l’un des mythes fondateurs les plus tenaces de l’histoire de la gastronomie moderne : l’accord. Un grand vin pouvant alors se déguster seul dans le silence d’un chai, débout, dans une amicale communion. Un grand plat nécessitant, a contrario, de l’eau ou un liquide faiblement alcoolique pour en apprécier toute la puissance et la complexité.
 
Le chapitre deux intitulé « Cinquante nuances de vin ou Qu’est-ce que le vin ? » (p.39) étudie, en revenant de manière originale à la puissance comparative de la sérialisation interne et externe, les propriétés communes à tout vin. A noter, page 41, que le vin improprement nommé « orange », afin d’éviter toute confusion, trouverait une définition plus précise dans la qualification de « vin blanc de macération » comme le préconise aujourd’hui l’OIV.
 
Pierre-Yves Quiviger, après avoir rapidement brosser la genèse complexe du vin, s’emploie fort justement à la distinguer de sa structure (p.44). Les origines ne résument jamais une identité, une généalogie ne définit pas une essence. La méthode de la variation eidétique husserlienne permet d’approcher une définition du vin comme le droit : « produit obtenu exclusivement par la fermentation alcoolique, totale ou partielle, de raisins frais, foulés ou non, ou de moûts de raisins » (p.47). Pourtant, l’approche juridique peine à en fournir une définition fine.
 
Le vin, produit agricole issu d’une terre cultivée, réfère au raisin, produit fermenté de la vigne (p.52). Liquide, boisson modérément alcoolisée, il présente un taux d’acidité volatile contenu (p.54). L’auteur considère ensuite la couleur, le degré d’alcool et la transformation par fermentation (p.60). On notera dans ces pages érudites historiques et toujours drôles, les excellentes mises au point définitionnelles de la page 61 qui différencient les VDN (vins doux naturels) des vins cuits et des mistelles, issus d’un mélange de jus de raisin non fermenté et d’un alcool distillé improprement nommés « vins de liqueurs ».
 
Le chapitre 3 disserte sur le vin et l’esthétique ou entreprend de répondre à la question : « Qu’est-ce qu’un bon vin ? » (p.65). Le philosophe en Sorbonne mobilise l’esthétique humienne qui montre qu’on sous-estime des éléments objectifs dans le jugement sur le goût du vin : ce qui est présent dans le vin et la formation méthodique du goût (p.67). Un bon vin se conforme à sa définition et on apprécie qu’un vin corresponde à sa définition (p.69) : « on vérifie si le monde est bien conforme à ce qu’en raconte le livre du monde… » (p.71). Mais un bon vin apporte du plaisir, de la satisfaction, se boit avec délectation loin de l’adéquation au concept.
 
Une autre direction tient dans la réflexion sur les conditions de possibilité d’un jugement de goût qui, en l’occurrence, viserait l’objectivité en s’occupant du plaisir ressenti et non pas simplement de la conformité à la définition. La capacité d’évaluer les qualités d’un vin renvoie à des données objectives (p.80) qui nécessitent une « longue expérience et des dégustations comparatives virtuellement infinies » (id.). Seuls les super-dégustateurs à l’instar de Michel Bettane peuvent, par une très ancienne et très méthodique pratique, développer un regard juste sur chaque bouteille en s’appuyant sur une mémoire encyclopédique et hypersensible.
 
L’auteur met en lumière le voyage de soi qui préside à la dégustation, car il faut connaître sa propre subjectivité pour profiter de l’objectivité des spécialistes. Seul le grand amateur, l’expert ou le véritable connaisseur peut justement « trouver bon un vin qu’il n’aime pas » (p.81). Le plaisir intellectuel dans la compréhension du vin relèverait alors de la joie au sens de Clément Rosset : « une joie qui correspond à la pleine sensation d’exister et d’accepter le réel tel qu’il est, le seul réel, dans sa diversité et sa bigarrure, le réel plein de choses délicieuses mais aussi de choses mauvaises, le réel unique que seule la tautologie peut appréhender » (p.85).
 
Le chapitre 4 aborde la question de l’ivresse en étudiant le lien complexe entre connaissance du vin et ivresse. La belle page 113 conclue sur ses vertus : « la belle ivresse, celle des bons vins et des quantités maîtrisées, rend les discussions passionnées, libres, joyeuses, elle désencombre des raideurs de l’habitude, des rites sociaux compassés, elle fait de nous des esprits plus volontiers critiques, prompts à la générosité, à l’audace et, pourquoi pas, à la témérité…si le vin est un merveilleux liant social, c’est avant tout parce qu’il nous grise et, ce faisant, nous rend disponibles au dialogue et à l’interaction ».
 
On lira avec hilarité l’intermède qui suit, bien nommé « trou normand. Beuverie moscovite » (pp.116-125) où l’enseignant au Collège universitaire français de Moscou conte avec grand humour une nuit d’ivresse à la vodka (p.121). Le chapitre 5 s’interroge sur l’expérience sociale du vin, autrement dit sur les professions du vin qui boivent seul mais insiste (p.136) sur l’expérience collective du vin qui permet la confrontation des impressions, l’échange de souvenirs mais surtout une dimension linguistique (p.138). Dans cet art de la dégustation collective toujours individuelle se joue finalement une sociabilité joyeuse.
 
La philosophie du vin accorde donc une grande attention à la contextualisation sociale de la dégustation. Le chapitre 6 planche sur l’articulation entre boire et croire, il déploie une grande érudition sur des points souvent frayés (P.Benguigui, S.Brissaud) hormis l’importance du vin dans le Talmud (p.173) ou la séquence vin-fermentation-éternité pour tenter de définir une philosophie du vin : « contre la tentation du repli sur soi et contre la religion du vin frileuse et xénophobe, l’ambition d’une philosophie du vin est, en dialoguant avec les grandes traditions viticoles, vinicoles et œnophiliques, de connaître le vin, et les réalités qui l’entourent, dans un esprit de curiosité et d’ouverture (pas seulement de bouteilles) » (p.179).
 
Le chapitre 7 présente le vin des philosophes et par là, prétend montrer que le vin ne constitue pas un objet comme les autres dans le discours philosophique. Pour Platon, le temps passé à boire ensemble joue un rôle important dans l’éducation (Les Lois, 641c-d). Sénèque fonde sa philosophie sur la modération (p.192), la juste mesure. Cet art de boire élabore une pédagogie de la tempérance (p.195). Pour Rabelais, le vin éloigne l’humanité de la tromperie, de la dissimulation et de l’imposture car il rend les hommes sages et savants (p.202). Chez Montaigne, toute philosophie du vin présuppose une philosophie du vin (p.211).
 
Pierre-Yves Quiviger nous apprend même que John Locke, dans ses « Observations sur la croissance et la culture des vignes et des olives », fait preuve d’une connaissance de première main du vignoble français (p.212). Le chapitre 7 et demi interroge le vin des philosophes et l’histoire de la philosophie du vin. Rousseau nous rappelle qu’il existe des vins et non du vin. « Pour Kant, dans l’ivresse, je est un autre » (p.236). Pour Kierkegaard, la vérité fonde une apologie du vin (p.239).
 
On lira également avec jubilation les pages emplies d’alacrité sur l’auteur de La Terre et les rêveries du repos : « Bachelard est, avec Rabelais, Montaigne et Rosset, un des rares philosophes qui écrit sur le vin comme amateur…son écriture est pleine de la joie de boire de bonnes bouteilles…le vin n’est pas seulement le motif d’une rêverie terrienne, il est rêve lui-même » (p.241).
 
Suivant Clément Rosset, ce livre foisonnant d’enthousiasme et de savoir s’achève sur la joie profonde du vin qui produit un état de grâce, de simplicité, de plénitude d’être, qui tient à la fois à distance des raisonnements alambiqués et des lourds traités (p.252), faisant droit à une pleine philosophie du vin qui induit une perception de la réalité profondément juste, qui ouvre les yeux sur le tragique joyeux du réel, fondamentalement dépourvu de sens, autrement dit de signification comme d’orientation (p.249).       

Des oranges en Alsace

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Nicolas SENN
 Titre : DES ORANGES EN ALSACE ?  Paroles de vigneronnes et de vignerons autour du vin nature en Alsace.
 Editeur : Z4
 Date de parution : Mars 2023.

 
Petit clin d’œil à un type de vin que l’on rencontre de plus en plus en Alsace et ailleurs, le vin orange plus précisément qualifié aujourd’hui de « vin blanc de macération » fait intégralement partie de la famille des vins nature. Il n’en figure, cependant, qu’un représentant car les vins nature offrent des profils multiples. Dans cet ouvrage passionnant et rare directement inspiré du livre « ES BRUTAL » de Romain COLE à propos des vignerons catalans publié précédemment aux Editions Cambourakis, il ne s’agit pas du tout d’ampleur théorique mais d’expériences, d’informations, de vécus, de styles, de visions du monde.
 
Ils ont entre 22 et 66 ans, se passionnent pour leur métier. Dans ces 24 entretiens, vous ferez connaissance presque intime avec des passionnés de leur métier qui racontent l’histoire de leur domaine, leur parcours, leur vision du vin nature en répondant aux questions de l’auteur. Les sujets librement évoqués s’étendent du quotidien à l’environnement, de l’écologie aux vins, des terroirs à l’histoire. L’Alsace viticole fait face à un tournant de son histoire, une jeune génération, sur les traces des pionniers du vin nature, a fermement l’intention de rajeunir l’image des crus de la région. Elle s’y emploie avec brio et le monde entier désire ses vins.

Pour tout amateur, connaisseur ou professionnels, écouter ces vignerons revient à comprendre un peu mieux ce qui se cache derrière une bouteille de vin vivant. Il faut vivement saluer, ici, le travail remarquable d’un petit éditeur loin des coteries parisiennes tel que Daniel ZIV, créateur de Z4 Éditions, situé non loin d’Arbois, qui a édifié patiemment un catalogue d’œuvres originales et souvent captivantes sur tous les champs du savoir.
 
Dans un avant-propos éclairant, Nicolas SENN raconte son parcours mais également ce qui l’a conduit il y a 25 ans, comme beaucoup d’amateurs, a se diriger vers les vins vivants à savoir les vins qui font sens (p.7). D’une plume militante, l’auteur martèle : « la vogue des vins nature n’est pas une mode, c’est un réel changement de paradigme ». De formation hôtelière, sensibilisé au goût, l’auteur a enseigné les métiers de la restauration durant quinze ans en créant le première section « sommellerie » dans le Haut-Rhin. Ambassadeur des vins d’Alsace dans toute la France, il a connu une époque où ils pâtissaient d’un cruel manque d’intérêt.
 
Aujourd’hui, grâce aux vins nature et parmi eux aux vins blancs de macération (encore appelés parfois improprement vins orange), pétillants naturels, l’Alsace amorce un nouveau virage avec les vins glou-glou et les vins de terroir. En parallèle, le mouvement Slow Food sensibilisant les citoyens du monde à leur alimentation, la réalité du travail des paysans a été mise en avant. Dans le convivium haut-rhinois, Nicolas SENN côtoie des pionniers comme Chantal et Jean-Pierre FRICK ou Patrick MEYER. Par « l’énergie née de la passion de la terre » (p.9), la sagesse rare, l’intelligence de cœur, la joie communicative et l’amitié fidèle des vignerons, émerge une philosophie du vivant, une fraternité, une « dynamique commune » qui dépasse le cadre d’une AOC, d’une étiquette ou même d’un label.
 
Jean-Pierre FRICK, sis à Pfaffenheim, cite d’emblée les précurseurs : Bruno SCHUELLER, Patrick MEYER, Christian BINNER. Il montre que la pratique de la viticulture biodynamique se prolonge par l’étape novatrice du « sans soufre », qui équivaut à apprendre un nouvel alphabet (p.13). Loin des œnologues sorciers des années 80 qui ont provoqué la dérive des alsaces sucrés, les vrais vins nature se caractérisent par zéro sulfites ajoutés (p.16). C’est également une « histoire de bête réalisme » (ibid). Le vin traditionnel ne s’écoule pas alors que les vins nature se vendent facilement.
 
Le marché des vins vivants concerne les capitales, les grandes villes, un public 30/40 aisé. Ce public ne déguste pas, il boit, surtout après un travail intense. Autre avantage : « le vin nature permet de garder la tête au clair » (id.). L’Alsace se répartit aujourd’hui en trois vitesses : la masse industrielle, la sortie des AOC, les tenants du nature qui portent une mission culturelle (p.17). Le vin nature respecte les noms de lieux, pense dans la durée des terroirs et des paysages. Jean-Pierre FRICK s’oppose radicalement au glou-glou : « Le vin n’est pas fait pour s’enivrer. Le vin doit élever » (p.18).
 
Le vin libre ne subsume pas une boisson mais incarne une histoire plurimillénaire, une écriture, la naissance des arts et donc une « espèce de transcendance » (ibid.) et une « transparence ». Pierre WEBER, jeune vigneron « immédiatement en nature » (p.25) à Husseren-les-Châteaux, après avoir travaillé cinq ans à l’Agence Parisienne du Climat, fait souvent des « macérations », courtes ou longues (p.29). Il fait l’éloge complet du métier de vigneron (p.32) : « C’est complet, infini, paysan, nature, végétal, gastronomie, découverte des accords, aucune tâche cloisonnée », et tient à demeurer « petit ». Il sait qu’une vie c’est 30 millésimes donc il faut préserver son corps et planter des arbres à grande échelle (p.34).
 
Jean DIETRICH, installé à Scherwiller, au Domaine Achillée, provient de 14 générations de vignerons en polyculture mais il a deux grands-parents morts d’un cancer. Il pratique les macérations de manière systématique pour ne pas dénaturer le produit (p.38). Sa vision des vins nature : « une belle trame acide, de beaux amers, une belle salinité » (p.39). Il balaie le mythe du terroir réduit au sol : « beaucoup de choses : un climat, un type de sol, l’orientation, l’inclinaison, l’altitude des parcelles, les usages, l’historique des lieux, l’encépagement » (p.40).
 
Christian BINNER, un des précurseurs tout de suite en nature en 1999, réalise un entretien passionnant par sa volonté de créer du lien et son énergie du collectif. Le créateur du Salon des Vins Nature intitulé « Pirouettes » rassemble, fédère, fait bouillonner l’Alsace et les vins vivants. Il insiste sur l’éthique du sans soufre ajouté avec des raisins propres dans le respect du lien, la convivialité et l’échange (p.48). Inspiré par des modèles tels que Marcel Lapierre, Pierre Overnoy ou Alain Castex, le vigneron d’Ammerschwihr a longtemps ressenti une immense solitude, d’où ce besoin de réunir pour échanger aussi bien des informations techniques que sur l’organisation de la commercialisation (p.49).
 
La transparence importe alors au plus haut point : « pour être vraiment nature, il faut être en bio, zéro intrant, sans filtration » (p.51). Face au changement climatique, la permaculture permet de « favoriser la vie dans les sols et mettre la plante dans une forme de bien-être et d’autogestion par sa propre immunité » (p.54). Christian BINNER exprime une esthétique du vin naturel où « les pét’nat’, les macérations, les oxydatifs, sont un moyen de décharner la matière » (p.57). En acteur essentiel, il aborde également la traction animale, le maraîchage pour une autonomie légumière, la « communauté de vie, de vignerons, d’amis » (p.61).
 
Florian et Mathilde BECK-HARTWEG, à Dambach-la-Ville, présentent une humilité rare. Florian remarque : « je ne me sens pas comme un créateur de vins, c’est plutôt laisser les terroirs et les raisins d’exprimer » (p.67). Ils interprètent le terroir comme une « structure gustative » (id.). Cette guidance du raisin, esthétique du vin, se ressaisit dans les textures, le grain, la salinité et la mâche. Chaque lieu-dit implique une salinité d’énergie ou angulaire. Se dégage, via la trilogie structures-textures-énergies, un « esprit du vin » émanant d’un « système-sol » (p.71).
 
Ce couple attachant pratique le « zéro/zéro » (pas de filtration, pas d’ajour de soufre). Ils cherchent à comprendre le terroir, les raisins, le millésime (p.73). Bref, l’esprit d’un lieu. Une autre valeur avancée tient dans la dimension militante de la parentalité (p.77). Un couple très singulier qui affirme un « rôle sociétal, diffuser des pratiques à travers l’échange » (p.81). La page 83 sur leur vision des vins de macérations explicite clairement les enjeux par-delà le vin orange. La marque d’un terroir se spécifie par sa structure et sa texture.
 
David KOEBERLE, à Saint Hippolyte, affiche une volonté de « casser les codes » (p.86). Celui qui rêve de devenir paysagiste ou horticulteur embrasse la diversité du végétal (p.88). Il repense la vie dans ses vignes en agroforesterie depuis 2018 en plantant des arbres fruitiers à la place des pieds de vignes. Du vin de soif aux vins de terroirs, il pratique la taille douce Marceau Bourdarias. Ce jeune vigneron évoque comme beaucoup le déchirement, paradoxe écologique, de vendre 80% à l’export alors qu’il aimerait utiliser le circuit court (p.99).
 
Créatif et innovant, il envisage des infusions de plantes avec les vins, les fruits, les fleurs des arbres (p.100). Hubert HAUSHERR raconte, plus loi, l’éthologie du rapport au cheval, « animal vertical qui colle à la terre » (p.107). Pour lui, en cohérence avec Christian BINNER, un vin nature présente plusieurs caractéristiques : libre, non dirigé, RARE (Rien Ajouté, Rien Enlevé). Revendiquant la « galère » et le « zéro transmission », le vigneron cite René ENGEL, grande figure bourguignonne de l’entre-deux-guerres : « Miracle du vin qui fait de l’homme ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : l’ami de l’homme » (p.112).
 
Stéphane BANNWARTH à Obermorschwihr met en avant l’aventure des Qvevri (p.117). André KLEINKNECHT pointe le casse-tête de la gestion des allocations (p.135). Le très jeune Théo EINHART, 22 ans, expose sa pure conviction : « le terroir, ce n’est pas seulement ton jus qui en provient mais aussi toutes les parties solides, tes pépins, tes pellicules et les rafles » (p.142). Dans un profond égard aux héritages, fidèle à l’AOC, il recherche une approche sensorielle et vibratoire (p.147). Versé, à l’instar de sa génération, dans la « cuvée avec ses amis » (p.148), il préfigure une version de l’avenir du vin nature alsacien.
 
Philippe BRAND, à Ergersheim, un temps étudiant en géologie, stagiaire en Grèce, redéfinit le vin nature : « je préfère vins vivants, on va garder la vie dans le vin » (p.153). Décrivant la mosaïque des terroirs alsaciens, il précise l’énergie, la complexité non bridée, la souplesse de ses vins (p.155). D’où une autre ivresse, plus joyeuse et partageuse. Le créateur d’un bar à vin de village ; soucieux de l’entraide vigneronne, remet l’humain au centre dans un travail circulaire et collégial des décisions (p.160).
 
Jean-François GINGLINGER à Pfaffenheim, parle conteste également la notion de nature, il privilégie la sensation vibratoire et l’émotion (p.163). Autrement dit, l’âme de la vigne doit respirer. Patrick MEYER, à Nothalten, influencé par Claude COURTOIS, qui réalisa sa première cuvée nature en 1992, place au centre le ressenti et la fluidité loin du terroir, « histoire dangereuse » (p.178). Il préfère les relations qui se font polarités (p.179). Suzy THOMAS des Funambules à Ammerschwihr revendique sa sensibilité pour les longues cogitations (p.184) mais aussi, hilare, sa vocation de gauche assez extrême (p.186).

Elle plante des arbres, équipe toutes ses parcelles de nichoirs. Sur la place des femmes dans le vignoble, elle se fait catégorique : « on prend conscience qu’elles ont toujours été là mais qu’elles n’ont jamais été visibles » (p.188). Elle dit son respect immense pour les quatre fantastiques mousquetaires pionniers du nature en Alsace : Schueller, Meyer, Frick, Binner (p.190). Dans une conception holistique du vin de terroir défini par sa fraîcheur et son acidité, la vigneronne trentenaire analyse la vibration, le caractère festif des vins tels la musique ou l’amitié (id.).
 
Yann DURRMANN, féru de piano, d’économie et de politique, à Andlau, s’appuie sur les principes de l’agriculture naturelle de Manasobu FUKUOKA (p.199). Il applique l’écopâturage depuis 20 ans. Il produit des « vins crus » (p.201). Lambert SPIELMANN à Saint Pierre prône la liberté totale (p.211) des vins glou-glou de terroir avec une certaine complexité (p.212). Ce vigneron singulier à la tête d’un petit jardin enchanté où les arbres vivent en plein milieu des parcelles (p.215) élève son riesling « le point levé » (id.). Entre cuisine et musique, ses grandes passions, il fait créer ses étiquettes par son tatoueur (p.217). Boire des coups pour refaire le monde.
 
Bruno SCHLOEGEL au Domaine LISSNER à Wolxheim, par son approche philosophie, fait figure d’ancien et d’exemple dans cet écosystème : « les vignes sont ancrées dans un climat, une langue, un temps long. Elles nous regardent passer mais elles gardent une partie de leur sagesse, de leur science, de leur histoire » (p.224). Intellectuel du vin (p.231), plongé dans des questions complexes, il voudrait « retrouver des vignes en échalas ou mariés avec des arbres, au plus proche de leur physiologie de lianes pour découvrir de nouvelles lectures de nos terroirs » (p.232).
 
Catherine RISS, à Bernardvillé, l’hérétique qui vient de la restauration, passe tous ses vins en barriques bourguignonnes (p.242). Elle n’a pas besoin d’une Porsche ou de partir en vacances à l’autre bout du monde, elle se promène dans la forêt pour ramasser des champignons (p.246). Guislain MORITZ et Angela PRADO confient créer des « vins de montagne » (p.253). Ils utilisent des couverts végétaux, tout ce qui concourt à la conservation de la vie du sol, des thés de composts oxygénés (p.257).
 
Bruno SCHUELLER, une référence absolue, nature depuis 1989, parle de ses rencontres avec des bouteilles, de Rayas à Gramenon, de Lapierre à Henri Bonneau ou Overnoy, avec son oncle et son père (p.263). Ce chercheur de marqueurs de terroir, de vigueur dans les vins, précurseur du sans soufre à 100%. Maître de l’umami avec ses amis japonais, il écoute la question du vin que l’on aimerait encore boire le dernier jour de sa vie (p.272). Jeanne GASTON-BRETON à la Ferme des 9 chemins, à Reischfeld met des animaux dans sa vigne et du houblon (p.286).
 
Cette jeune femme enthousiaste et solaire goûte pleinement son ravissement : « je suis heureuse de vivre en tiny, de faire du vin, d’être en bonne santé, d’avoir des animaux, je n’ai aucune raison de me plaindre et je suis là où j’ai envie d’être, le matin quand je me lève et le soir quand je me couche. Ma vie c’est ici et j’ai beaucoup de chance » (p.287). Un rayon d’or dans la joie à l’image de cet ouvrage enrichissant et énergisant, stimulant jamais pesant, essentiel et fluide, monument de paroles vives de vignerons qui inventent de « purs vins » (p.311) en sellier-arnacheur (p.318), soyeux et flamboyants (p.324).
 

Patron

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Michel Offerlé
Titre : Patron
Editeur : Anamosa
Collection « Le mot est faible ».
Date de parution : 28 mars 2024.

 
Égrenant les caricatures et les fantasmes, non dénués parfois de réalité, que génère le mot « patron », Michel Offerlé, spécialiste du monde politique et du patronat, prend le risque de l’histoire et de la sociologie pour tenter de comprendre les patrons et les patronnes, ce qu’ils ou elles font et ce qu’ils et elles nous font. Après une plongée dans la culture populaire présentant les images, le vocabulaire (patron-voyou, salaud de patron, cochon de patron, parasite, exploiteur…) voire le bestiaire carnassier qui entoure le mot chargé qu’est « patron », et, fréquemment, en France à tout le moins, péjoratif ou insultant, Michel Offerlé entreprend dans ce petit ouvrage vivant une courte histoire et sociologie des patrons, patronnes, dans leur très grande diversité. D’où la difficulté de cerner avec précision un mot, contesté et chahuté, y compris dans leurs propres rangs.
 
C’est, au XIXème siècle, que le patron comme chef d’une unité économique apparaît politiquement et juridiquement après 1830. Dès lors, cette labellisation renvoie aussi à patronage puis à paternalisme, mélange de sentiment de devoir protecteur et de nécessaire surveillance. A partir de la seconde moitié du XXème siècle, le mot s’étire et on quitte, parfois, la famille, et le patron nominal des grands groupes mondialisés est le plus souvent un « dirigeant », manager ou CEO désigné et contrôlé par des actionnaires qui en sont les véritables propriétaires.
 
Au XXIème siècle, vient le temps des entrepreneurs évinçant la symbolique trouble du mot patron, des start-ups, des autoentrepreneurs ou des entrepreneurs par nécessité- ces derniers étant bien plus nombreux qu’il n’y paraît. Tous sont enrôlés dans la cause de l’entrepreneuriat, étendard de la modernité de l’accomplissement du travail. Entre le patron exploiteur et le patron héros, l’auteur instille une sociologie du travail patronal, de leurs entourages, de leurs engagements collectifs, de leurs goûts et de leurs valeurs (fierté, autonomie, laissez-nous faire, engagement de soi, féminisme de marché, écologie balbutiante) et de leurs répulsions (les petits contre les grands, une suspicion antiétatique commune) pour comprendre la diversité du « faire patron » dans une économie capitaliste.
 
Michel Offerlé, professeur émérite en sociologie du politique à l’ENS-Ulm, a travaillé sur les organisations politiques, les patronats, la socio-histoire du suffrage universel. Auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels on retiendra : Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats (Gallimard, 2021), Ecrire au Président, Enquête sur le guichet de l’Élysée (avec Julien Fretel, La Découverte, 2021).
 
Rentrons maintenant au cœur de ce petit livre. L’auteur, star de la sciences politiques dans les années 90, déplie le lexique des lieux communs sur les patrons : « Les caricaturistes peuvent puiser dans un vaste bestiaire patronal, proliférant et carnassier :  requin, hyène, vautour, corbeau…. » (p.6). Au-delà du plaisir référentiel et de l’ironie, la figure du vampire chez Marx ou la chair à patrons chez Bourdieu, on ne voit pas se profiler les rapports de force et les rapports sociaux. Bien plus, aucune généalogie conceptuelle ne point n’était la différenciation entre les entreprises et les patrons.
 
Même si l’universitaire vient sur le mot pater/patronus (p.14), on ne parvient pas vraiment à apercevoir l’ombre d’une problématique posée rigoureusement malgré les efforts afin d’insister sur l’ambivalence et l’ambiguïté à la fois de la classe sociale et du mode de domination (p.19). Rapidement, on saisit l’hétérogénéité interne, la diversité des pratiques et l’hétéronomie externe de la catégorie valorisée d’entrepreneur qui s’élèverait, en France, à 200 000 chefs d’entreprises (p.26). L’auteur souligne l’incommensurabilité des composantes des trois capitaux au sens de Bourdieu qui spécifient les positions et surtout les dispositions des patrons (p.28).
 
La page 38 sur le « déshéritage » lourd mérite autant notre attention que la figure du « fils à papa » ou du successeur-dilapidateur. On regrettera peut-être une grille de lecture trop bourdieusienne qui nous explique, sans surprise, les filières empruntées par les « très grands patrons » (p.48). L’auteur fait également l’impasse sur le travail de direction des entreprises lors même qu’il part dans tous les sens en abordant patronne, l’entourage du patron et le patron français en tant que problème public (p.98). On pourra s’étonner qu’un auteur spécialiste de la question manque à la fois de problématisation et de profondeur historique dans une collection toujours remarquable. Nous verserons cette négligence sur le compte du format mais avec une certaine déception.
 

CHÂTEAUNEUF-DU-PAPE.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Georges TRUC.
 Titre : CHÂTEAUNEUF-DU-PAPE. Histoire Géologique & Naissance des Terroirs.
 Editeur : Syndicat des vignerons de l’appellation d’Origine Châteauneuf-du-Pape.
 Date de parution : Mai 2023.

 
Attention grand livre. Mieux, ouvrage magistral et majeur d’une humilité profonde par un professeur exemplaire, Georges TRUC, pour comprendre l’histoire géologique castelpapale mais encore prendre la généalogie radicale des terroirs châteauneuvois. Livre somme, livre d’une vie consacrée à la science hydrogéologique et aux savoirs empiriques des terroirs de Châteauneuf-du-Pape dans une mise en perspective de 43 domaines viticoles. Le présent ouvrage a remporté le prix « Winner Francophonie » bien justifié et mérité, des Gourmand World Cookbook Awards, de la Foire du Livre de Francfort qui, depuis 1995, récompense les meilleurs livres sur la cuisine et l’alimentation parmi 4000 ouvrages en compétition dans le monde.     
 
Homme de terrain, passionnant et passionné, historien à ses heures, fin dégustateur, Georges TRUC décrypte les sols, leurs interactions avec les cépages. A son écoute, la terre révèle ses mystères, les dégustations deviennent limpides. Contributeur de plusieurs opus sur l’appellation étudié, il signe, ci-après, une œuvre qui fera date et autorité, qui éclairera sans doute des générations d’amateurs curieux ou de professionnels les plus doctes sur des angles insoupçonnés. Trois seuls petits bémols formels. Le format du livre longitudinal, en 231 pages lors même qu’il aurait pu en comprendre 460 fait gagner de l’espace mais ne s’avère pas pratique à manipuler compte tenu des nombreuses photos et illustrations pourtant magnifiques.
 
Par ailleurs, dans le chapitre 6 intitulé « Paroles de Vignerons… » (pp.181-196), la police de caractère nécessite des yeux de lynx. Enfin, la synthèse des propos des 21 vignerons au chapitre au Chapitre 6, peut-être fort utile pour le lecteur pressé mais ne nous apparaissait pas forcément nécessaire tant les témoignages structurés de ces créateurs de vin brillent par leur clarté, leur pluralité, leur connaissance intime de leurs parcelles. Un livre monumental assurément.
 
Abordons, dès lors, le cœur du sujet. Les premières pages qui précèdent le prologue comprennent une présentation éclairante de l’auteur par ses propres soins, des remerciements détaillés, une préface de la remarquée Pascaline Lepeltier, MOF Sommellerie et Meilleure sommelière de France 2023, 4ème au concours de Meilleur Sommelier du Monde 2023, une préface de Norbert Olszak, professeur émérite à l’Ecole de droit de la Sorbonne. Notons, enfin, une postface de Franck Thomas, professionnel reconnu, formateur à la dégustation intuitive.
 
L’auteur, géologue et hydrogéologue à l’Université Claude-Bernard de Lyon (1965-2005), natif de Visan, décrit avec précision son « bagage mémoriel indélébile » (p.8) dans une famille de vignerons où il écoutait « le doux grésillement de la fermentation dans les cuves » (id.). On appréciera, d’emblée, les qualités stylistiques, la sensibilité du conteur et la rigueur du scientifique, fait rare dans les sciences géologiques « qui explorent ce monde mystérieux du sous-sol…des échanges qui se manifestent entre le minéral et le vivant » (id.). Plus loin, « l’œnogéologue » (terme non présent dans le dictionnaire et sans doute inventé par le présent savant), fusionnant ses mémoires olfactives, gustatives et émotionnelles, fruit de ses activités géologiques, explicite son désir de se consacrer alors à l’étude des liens entre le sous-sol, la vigne et le vin.

Passionné ardent et pédagogue talentueux, Georges TRUC a trouvé dans les AOP du Vaucluse, de la Drôme et du Gard, une « géologie complexe et raffiné », un terrain propice à son lumineux savoir qui corrobore les liens entre la terre, le cep, les raisins et le vin accompagnés par le vigneron jusque dans les dernières recherches sur la dégustation géosensorielle. La limpidité de cette somme sur les terroirs castelpapaux s’impose sans jamais écraser de son érudition, déploie amour du savoir et sensibilité, probité de l’enquête dignes d’une « passion inassouvie des terroirs, de la vigne, du vin et des vignerons » (p.9).
 
Pascaline Lepeltier souligne, avec sagacité « un ouvrage qui fera date » (p.10) par ses nouvelles lectures des paysages qui fait surgir le genius loci de Châteauneuf-du-Pape. Bien plus encore, par-delà la géologie et la naissance des terroirs, il bouleverse par son appréciation de la beauté d’un « hommage au vin comme lien entre le visible et l’invisible, le passé, le présent et le futur » (id.) dans des pages pensées d’une manière enchantée et enchantante, une vision holiste. Ce précis inédit de géologie castelpapale bénéficiera désormais à l'ensemble des acteurs de la filière (p.11) : vignerons, techniciens du vin, ingénieurs, étudiants, professeurs, sommeliers, journalistes et communicants.
 
Le Professeur Norbert OLSZAK loue, fort à propos, les magnifiques illustrations qui fournissent tous les « détails scientifiques de l’histoire géologique du lieu » (p.12). Un autre grand mérite du livre tient au talent d’écriture du narrateur Georges TRUC qui s’annonce dans le prologue. En effet, le professeur à l’Université Claude Bernard de Lyon nous raconte une épopée théâtrale qui alterne drame et comédie, pour se conclure par un dénouement. La scène occupe toutes les terres, du très lointain passé jusqu’au présent, les ciels, les vents, les ruisseaux et les vignes, les bois.

Les acteurs vont de l’énergie tellurique aux vibrations lithologiques. De cette plongée dans les profondeurs des temps géologiques, surgissent des énigmes à résoudre chemin faisant (p.13). L’ouvrage s’organise sur la question de la spécificité des terroirs de Châteauneuf-du-Pape où les formations géologiques, plus qu’ailleurs, ont tenu un rôle capital en matière de matériaux de construction tout en postulant que les vignerons révèlent les terroirs, que leurs vins racontent les lieux où croissent leurs vignes et les sous-sols que leurs racines explorent (p.16).

Une première partie traite de la description des épisodes importants de l’histoire géologique régionale dans le contexte de la Vallée du Rhône. Une seconde se consacre entièrement à la description détaillée des terroirs castelpapaux. Une troisième se focalise sur les singularités typiques de l’appellation. Une quatrième se concentre sur les indices relatifs à la façon dont les « Anciens » ont exploité les matériaux offerts par le sous-sol. Une cinquième examine les éléments communs de la flore locale. Une sixième rassemble des paroles de vignerons. Une septième étudie l’empreinte du sous-sol au cœur de la structure des vins révélée par la dégustation géosensorielle, très en vogue depuis quelques années.
 
Georges TRUC resitue les roches-mères des terroirs de Châteauneuf-du-Pape dans une impressionnante histoire géologique dynamique, dans la mobilité des masses continentales de notre planète (p.23). Dans la première partie du Primaire, les roches magmatiques (famille du granite) et métamorphiques (gneiss et micaschistes) représentent l’apanage des terroirs viticoles des Côtes-du-Rhône septentrionales. Dans la vallée du Rhône méridionale, à la suite d’effondrements, ces roches gisent à plusieurs kilomètres de profondeur (id.) A la fin du Primaire, il y a 300 millions d’années n’existent que la Pangée, « totalité des terres » et la Panthalassa, immense océan global.
 
Hormis les graphiques pratiques bien utiles de positionnement sur l’échelle des temps géologiques et l’élégance d’un style d’écriture souvent métaphorique, le savant à la sensibilité profonde nous fournit presque à chaque page des ordres de grandeur et des échelles de valeur : « entre le milieu d’un banc marneux et celui d’un banc calcaire s’écoule une durée de seulement 24 000 ans » (p.32). Chaque passage nous enrichit et nous enseigne. La Bauxite provient du village des Baux (p.38).
 
Les grains de quartz (p.40), matériaux appréciés dans le monde industriel de la verrerie viennent de Bédoin, petit village du Ventoux où habitait le grand historien de la Rome antique Paul-Marie VEYNE. Où l’on surprend comment, comme dans un western géologique, le territoire de Châteauneuf-du-Pape fût cisaillé par la faille de Nîmes à l’Éocène. Le mini-bloc corso-sarde se détache et migre en sens inverse des aiguilles d’une montre jusqu’à occuper son emplacement actuel dans un voyage qui durera 30 millions d’années (p.45). Captivant. A la fin de l’Éocène, le climat et le paysage devenant totalement arides, la Mer Morte se trouvent aux portes de Châteauneuf-du-Pape (p.47). Trépidant.
 
Sans concession sur le vocabulaire technique bien explicité par ailleurs dans un glossaire final (p.230), le passage sur les « safres », terme franco-provençal désignant des grès plus ou moins argileux, fins ou grossiers, éclaire un point capital pour comprendre la singularité des terroirs castelpapaux eu égard au massif calcaire du Lampourdier et des miroirs de faille. On regardera les photos des pages 54 et 55 ainsi que la Figure 63 de la page 59 pour appréhender les dômes de calcaires crétacés ayant subi abrasion ou érosion au Miocène.
 
A la fin de cette ère, un évènement majeur, le cataclysme messinien ou crise de la salinité messinienne, va offrir à Châteauneuf-du-Pape un capital géologique supplémentaire. Dans ce roman policier des plissements lithologiques, on lira avec intérêt les pages limpides (pp.68-78) sur la Méditerranée, tributaire des apports de l’Atlantique via le détroit de Gibraltar à la fin du Messinien et aujourd’hui, sans lesquels son existence s’abolirait. L’ère quaternaire fera naître et révéler les terroirs de Châteauneuf-du-Pape. Avec un humour non dissimulé sur les périodes glaciaires longues et les interglaciaires courtes (p.84), Georges TRUC pourfend une légende répétée finalement pas très urbaine : « Châteauneuf-du-Pape a échappé à l’emprise des glaces, les beaux galets de ses terrasses ne sont pas des moraines poussées par une puissante langue glaciaire jusqu’aux portes du futur emplacement de la cité » (id.).

Au fil de cette analyse enlevée et rythmée, on assiste, après l’énigme de la grotte Cosquer et les mystères élucidés de la cavité Chauvet, à la naissance, au Néolithique, de « l’homo sapiens viticarus » (p.88), celui qui chérit la vigne à savoir le vigneron. L’hydrogéologue nous plonge d’énigmes en énigmes dans un tourbillon de science toujours claire, de l’épopée des grains de quartz (p.93) aux majestueux galets de terrasses de la Crau, magnifiques images à l’appui (p.105). En poète, écrivain et scientifique à la Bachelard dans la joie de savoir, le professeur TRUC nous montre, comment une masse ordinaire de cailloutis se transforme en terroir, où le coffre-fort des argiles forme une banque capitale pour la vigne et les plantes (p.107).

La sablification des safres (p.114) faisant émerger les plus fameux terroirs catelpapaux. La divagation fluviatile évoquant une rivière en tresses. La puissance évocatoire des métaphores éclaircit sans cesse la force heuristique de l’étude y compris dans l’analyse des curiosités géologiques de ces terroirs tels que le rountaus (p.143), surprenante accumulation de galets de quartzite sur le bord des vignes, les galets géants, les salines. Le chapitre 5 sur le compagnonnage végétal de la vigne aborde le caractère essentiel des messages élaborés dans le sous-sol par l’intermédiaire des hyphes mycéliennes de la mycorhization (p.172).
 
Le chapitre 6 intitulé « Paroles de vignerons » recueille des témoignages précis, subtils et très variés. De la recherche de fraîcheur au caractère de finesse, du travail sur les maturités ou les grenaches, en passant par l’influence des parcelles ou l’exposition des terrains et du vent, les interprétations et les expressions des terroirs castelpapaux se révèlent jusque dans l’extrême subtilité des remarques d’Emmanuel REYNAUD, propriétaire de l’iconique Château Rayas : « une tisane de thym, dans ce vallon de Rayas, l’infusion sera toute en légèreté : a contrario, sur Fonsalette, on aura la sensation de manger du thym » (p. 185).
 
Un livre important, original et cardinal en forme de dénouement sans dénuement, acte d’amour d’un sage dégustateur, lecture nouvelle des paysages sincères, pleins et éclatants des lieux de vins de Châteauneuf-du-Pape, qui touche jusqu’à sa dernière page poème (p.224) en convoquant les mots de Pierre Coste repris par Paul Coulon : « les grands vins sont des exemplaires uniques et sans défaut ; des œuvres d’art, complexes, personnelles, riches en principes sapides et odorants, échappant à la description et d’autant plus attachant à déguster. Leur consommation est rituelle » (p.223).  
 

99 livres

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