Par Fabien Nègre
Auteur : Laurent DE SUTTER
Titre : L’art de l’ivresse
Editeur : PUF
Date de parution : 7 mai 2025
Et si l’ivresse faisait révolution ? L’histoire de l’ivresse équivaut à l’histoire d’une fascination oscillant entre exaltation romantique et dénonciation scandalisée, entre esthétisation et moralisation. Pourtant, nombreux sont ceux qui, de tous temps et dans toutes les cultures, refusent cette alternative pour plutôt s’interroger sur ce que l’ivresse fait – sur les puissances insoupçonnées qu’elle recèle. De la Bagdad du IXème au New York du XXème, de la France médiévale au Japon de l’ère Meiji, poètes, philosophes, écrivains, alchimistes ou simples ivrognes ont exploré, de manière souvent vacillante et imbibée, ce que l’ivresse change dans le domaine de l’art comme dans celui de la science, dans celui de la politique comme dans celui de l’éthique – et jusqu’à celui de l’être.
Cheminant en compagnie de Abû Nûwas, Nakae Chômin, Rabelais, Dorothy Parker, Zhang Xu et de nombreux autres, Laurent DE SUTTER offre une fantastique traversée des transformations que l’ivresse présente, à la recherche d’une vérité nouvelle, ne tenant sur ses pieds que de manière hésitante : une vérité ivre, ridiculisant la police millénaire de la sobriété.
Laurent DE SUTTER, professeur de théorie du droit à la VUB (Vrije Universiteit Brussel), l’une des éminentes figures de la pensée contemporaine, a publié des ouvrages traduits dans une quinzaine de langues, qui ont reçu de nombreux prix. Au PUF, il est l’auteur, entre autres, de Pour en finir avec soi-même (2021), Éloge du danger (2022) et Décevoir est un plaisir (2024) ou « Superfaible : penser au XXIe siècle » (Flammarion, coll. « Climats », 2023).
Suggérons, d’entrée de jeu, au lecteur averti et encore mieux, avisé, de ce bel essai sur l’ivresse telle un art, qu’il faudrait sans doute, comme en miroir ou préambule, fondre sur le colossal « Naturellement Gnôle » (2024), dans ces mêmes colonnes recensé, coécrit avec Theresa M. BULLMANN par l’auteur sus évoqué. L’exergue du présent ouvrage, à lui tout seul cristallise notre miel estival. A l’heure de la police politique des abstèmes, Tao Yuanming fait l’éloge ontologique et éthique du vin. Le prologue annonce un paragraphe zéro mais encore plus surprenant, avec un réel talent d’auteur de romans policiers, le jeune philosophe belge à l’éclatante polyglosssie nous entraîne dans la « douceur fatiguée » (p.11) de la nuit tokyoïte, dans un bar d’Ebisu.
Un homme pressé mais concentré, après un virage dans le dédale labyrinthique des yokochos emplies d’izakayas, porte une coupette glacée à ses lèvres : « Une sorte de détente apparut sur son visage. La nuit pouvait vraiment commencer » (p.13). Cette « nuit sans témoin » au sens de Michaël Fœssel, dans la dimension existentielle de l’ivresse, fait l’objet du premier chapitre qui expose la vie éthique du nadîm dans le Bagdad moderne par le truchement d’un poète arabe, Abû Nuwas, qui aimait boire (p.17).
En effet, au fondement du khamr, existe une ambivalence. L’ivresse dépose un voile sur le spectacle de la réalité mais la boisson équivaut à une clef qui ouvre à la compréhension de ce que l’art n’avait pas pu voir. L’ivresse nous donne à voir l’invisible. Le khamr constitue un révélateur de la beauté qu’il masque dans le même mouvement. Dans la Badgad du VIIIème siècle, boire ne ressortit pas à l’intime, ne forme pas un voyage de soi mais saisit une modernité de la civilisation. L’auteur du remarqué « Hors-la-loi. Théorie de l’anarchie juridique » (Paris, Les Liens qui libèrent, 2021), dans un style à la formulation toujours juste, claire et lumineuse, de préciser : « Son ivresse n’était pas celle d’un individu qui cherchait à rentrer en soi ; elle était celle de celui qui ne cesse d’en sortir » (p.20).
L’ivresse renvoie alors à un art codifié qui exige savoir et culture (p.22). Plus tard, à Alep, l’art de la commensalité s’inscrit dans la science du boire en commun. L’ivresse, selon le pop philosophe, implique une participation à une société structurée d’après des principes de grand raffinement. Elle incarne l’état que provoque le vin « chez ceux pour qui le voile qu’il tisse définit la condition de la civilisation » (p.25). Il y a là un point crucial : l’éthique de l’ivresse outrepasse toute morale. On voit bien alors le mouvement bifide de l’enivrement : soit l’égarement et la perdition soit une forme de sophistication, de subtilité cohérente avec la Révélation : « vivre le khamr, c’était vivre dans un espace qui était déjà intersticiel » (p.30).
Le vin représente l’interface de cet interstice comme le surligne si justement l’auteur de « Deleuze-La pratique du droit » (Michalon, 2009). Dès lors, l’ivresse figure l’épreuve de la limite (p.33). Boire revient à tenter le démon en tant qu’il se trouve déjà à l’intérieur de soi. Boire, d’une certaine manière, c’est toujours boire la civilisation dans la mystique syrienne (p.34). Dans d’étincelantes pages sur le vin comme possibilité la plus haute et noble à laquelle peut aspirer l’homme de foi (p.38), l’auteur de « l’Eloge du danger » (2022) montre que le vin, tout entier poison, entraîne au creux de l’oubli de l’oubli (p.41).
Laurent de Sutter dont on se souvient du premier essai publié à La Musardine intitulé « Pornostars - Fragments d'une métaphysique du X » (2007) n’établit point une phénoménologie de l’acte de boire mais bien plutôt une archéologie articulée à une généalogie qui structurent une éthique du boire : « les grands buveurs de l’islam des débuts avaient pour souci premier… de déployer des manières de boire, les modalités du rapport à l’ivresse suscitée par le vin » (p.44). Cette approche ouvertement deleuzienne de l’art de la boisson fait fond sur une éthique de l’ivresse en tant qu’elle appelle confusion et obscurité : « boire, c’est plonger dans la nuit du dehors » (p.47).
Le §11 examine, dans des pages d’une acuité acérée et d’un style toujours aristocratique, le fou-ivre chinois, le calligraphe Zhang Xu. L’ivresse, en l’occurrence, installe la condition d’un oubli actif qui repousse et excède les limites de la représentation : « avec le vin, ce qui n’était que contemplation esthétique pouvait devenir physique », vécu et plus seulement perçu (p.59). L’autre condition sine qua non de l’ivresse réside dans le « ensemble ». En effet, « l’expérience de l’ivresse, en tant qu’oubli permettant de vivre le réel du monde, était une expérience du partage de ce réel, dès lors qu’il constituait le seul universel, indicible et irreprésentable, par lequel un corps pouvait être affecté » (p.66).
Le savoir boire tient donc dans le fait de boire sans mesure mais avec vertu. Le réalisme de l’ivresse consiste bien dans un alignement encore plus près du réel du monde (p.69). Pour les artistes taoïstes, l’éthique sociale de la boisson ne prend sens que rachetée par une esthétique de la vie qui fonde une esthétique du corps. L’ivresse nous rapproche du fond essentiel de la vie. On repense ici, comme un puissant écho, non pas à un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie mais aux pages notables de Yannis Constantinidès, dans son Nietzsche l’éveillé, en 2009, où au prisme du bouddhisme zen, il analyse également l’excession de la vie (p.76). Mieux vaudra la maîtrise dans l’excès que l’excès de maîtrise.
Dans la troisième partie, Laurent De Sutter entreprend une captivante analyse de la signification de l’expression « In vino veritas ». Dans le paysage de pensée rabelaisien, boire du vin équivaut à incorporer la vérité sous la forme de l’effet que celui-ci produit sur les sensations de celui qui boit (p.90). Boire revient à incorporer le vrai dans la dimension d’une mystique pratique propre aux alchimistes (p.97). Boire, c’est devenir Dieu (p.103). La quatrième partie définit les principes d’une politique ivrogne (p.118).
En dépit d’une légère baisse relative d’intensité à partir de la page 125, l’ouvrage et ses notes de bas de page sur André-Jean Festugière, Nicolas Baumert ou François Jullien témoignent d’une érudition solide et précise en toute occurrence même si parfois, l’auteur ne résiste pas à la petite tentation d’une grande formulation d’essayiste au sens très contemporain : « l’utopie n’est pas une atopie » (p.132). Lors même qu’on peut non plus ne pas partager la conception « debordienne » de l’ivresse comme condition de la révolution (p.136), on appréciera néanmoins grandement de nombreux développements en forme de coups de boutoir qui saccagent les vieux rêves des illusionnistes de l’ascèse hygiéniste : « la sobriété est toujours contre; elle se définit comme un cahier des charges fini, dont chaque stipulation prétend contribuer à l’épuisement du monde, à sa définition comme un espace où seul ce qui en remplit les critères non seulement peut exister, mais à le droit d’exister » (p.139).
Le § 39 creuse la pure puissance de l’ivresse au sens de la perspective deleuzienne sur Spinoza. En tant que puissance obscure, « on ne sait pas ce que peut l’ivresse, puisqu’elle peut tout surtout l’impossible…elle peut tout, même être une puissance positive » (p.145). Ecoutons attentivement la magistrale leçon administrée par le jeune philosophe bruxellois dans une rare impeccabilité qui réjouit en nos temps d’abstinence : « Dans l’obscurité de la puissance de l’ivresse, c’est la totalité du régime des possibles qui se trouve enveloppé, des plus nobles aux plus ignobles, des plus grotesques aux plus sublimes et des plus salvateurs aux plus destructeurs, sans que rien ne permette d’en décider d’avance » (p.145).
Cette philosophie totale de l’ivresse déploie une politique, une éthique, une esthétique et enfin, une épistémologie en tant que dialectique, passage par son négatif propre. Le chapitre 5 intitulé « Être et highball » propose une envoûtante introspection de l’ivresse de Dorothy Parker, écrivaine new-yorkaise, égérie de la Lost Generation. Là, l’alcool a partie liée avec le rêve, « un lien avec une forme particulière de transcendance, une sorte d’élévation » (p.158). L’auteur du charien « Décevoir est un plaisir » (PUF,2024), nous dévoile l’ivresse comme épreuve d’une altération, contingence de l’absolu, condition toujours singulière de son épreuve, intensification de l’expérience par un sujet de sa singularité (p.171). En cela, l’ivresse diffère de l’extase, elle n’aboutit jamais à une révélation. Loin d’une épiphanie, l’ivresse altère au sens fort, elle forme l’épreuve de l’intensification de l’altération (p.174).
Mouvement de la vie, dissolution de l’être, l’ontologie de l’ivresse est forcément celle décevante de l’effondrement (p.181). Dans ses dernières pages enlevées, l’auteur de « Pour en finir avec soi-même » (2021) nous appelle à l’étreinte de l’existence : « embrasser le mouvement, parce que c’est embrasser la vie, conduit aussi à embrasser ce qui, dans la vie, ne se laisse jamais réduire par les proclamations d’impossibilité, par les mesures de police du dicible ou du pensable » (p.182).
Le postlude digne d’une fin de polar nous ramène à l’intérieur de ce bar tokyoïte dans lequel il ne restait plus qu’un seul client : « l’homme s’était enivré, profitant de l’espace hors de l’espace et du temps hors du temps qui était celui du bar…la seule constante de la nuit était qu’il y avait toujours un verre devant lui » (p.188). Un livre nécessaire et émouvant jusque dans sa note finale dédiée à la mémoire de l’éditeur italien qui l’avait initié : Gino GIOMETTI. A « l’Âge de l’anesthésie » (2017), où l’auteur explicitait la mise sous contrôle des affects, cet art de l’ivresse nous éveille au savoir et à la compréhension de ce que l’ivresse fait à la pensée (p.191).
Par Fabien Nègre
Auteure : Sarah MAZOUZ
Titre : NATION
Collection : « Le mot est faible »
Editeur : ANAMOSA
Date de parution : 12 juin 2025
Partant de l’exacerbation actuelle du nationalisme dans différents pays (pour ne pas dire tous), la sociologue Sarah MAZOUZ, déjà autrice de l’important RACE, dans la même collection, en 2020, entreprend ici de déconstruire l’idée de nation en analysant les liens intrinsèques entre ces deux notions qui s’explicitent notamment dans l’expression « identité nationale ». A première vue, l’idée de nation paraît évidente, allant de soi. Depuis le règlement de la Première Guerre mondiale, le principe des nationalités s’est imposé et progressivement, au fil du démantèlement des empires pluri-nationaux puis des empires coloniaux, des Etats-Nations ont été instaurés, tandis que des peuples encore sans État rappellent le fait qu’ils constituent une nation pour obtenir le droit d’avoir une entité étatique.
Les choses se compliquent néanmoins si l’on considère la labilité des frontières étatiques, qu’il s’agisse d’État ayant une existence sur le temps long ou d’États institués justement à la faveur de la décomposition des empires. Même dans le cas de la France, qui a bénéficié d’une grande stabilité comme État, les frontières n’ont cessé de changer. Les nations sont donc des réalités mouvantes sur le plan administratif et géographique. Elles le sont également sur le plan des imaginaires – politiques ou culturels – et des symboles. Une nation se définit-elle par le fait d’avoir une seule langue ou une seule religion ?
Est-elle plutôt une voie d’abstraction de ces réalités culturelles au profit d’un projet politique définitoire de la communauté ? Admet-elle en son sein et à égalité une pluralité de manière de se définir ? L’enjeu de ce nouveau titre de la collection Le mot est faible est donc de mettre en lumière le caractère inévident de la nation et labile de ce qui est censé la constituer. Il ne s’agit pas là de données intemporelles et immuables, comme voudrait le faire croire une conception nationaliste de la nation, mais bien plutôt de constructions (voire d’inventions) historiques et politiques. Une place importante est en outre consacrée aux politiques de nationalité en ce qu’elles orientent les pratiques de délimitation du groupe national, tout en en explicitant les présupposés.
Sarah MAZOUZ est sociologue, chargée de recherches au CNRS et membre de l’Institut Convergences Migrations. Ses travaux s’appuient sur des enquêtes ethnographiques et mobilisent les critical race studies, la sociologie du droit, la sociologie des politiques publiques et l’anthropologie critique de la morale. Chez anamosa, elle est l’autrice de Race (« Le mot est faible », 2020), co-autrice avec Éléonore Lépinard de Pour l’intersectionnalité (2021) et a co-dirigé avec Thomas W. Dodman, Race, l’ombre portée (Sensibilités n°12, 2024). Dans La République et ses autres. Politiques de l’altérité dans la France des années 2000 (ENS Éditions, 2017), elle montre comment s’articulent dans l’espace social immigration, nation et racialisation.
Dès l’introduction de ce petit ouvrage incisif important dédié à son père, l’auteure s’interroge non pas sur les conditions de possibilité mais sur les prolégomènes d’énonciation d’une nation en usant de la méthode des sciences sociales : « historiciser pour éclairer le caractère construit de ce qui semble aller de soi ; tenir dans un même mouvement l’exigence de contextualisation et la pratique de la comparaison pour remettre en cause une vision naturalisée des institutions ou des rapports sociaux et parvenir ainsi à questionner ce qui est tenu pour évident. Imposer le temps de la réflexion et de l’analyse… défendre, par la mise en lumière de la complexité des choses et des situations, le caractère radical et engagé de la nuance » (p.7).
Cette focale originale qui relève de « l’inquiétude sereine, de l’effet d’apaisement combatif » (id) mérite une mention spéciale. Dans son avant-propos, Sarah MAZOUZ démine une notion qui n’offre rien d’autre que des paradoxes aporétiques. La labilité des frontières impose des réalités mouvantes sur tous les plans : administratif, géographique, imaginaire, politique, culturel et symbolique. Les identités nationales résultent également de choix politiques où les mythes fondateurs inventent une recréation, reprise (p.14). La narration récursive d’un script éternitaire dissimule difficilement le fait que les populations, les cultures, les langues s’hybrident continûment.
En réalité, l’affirmation nationale constitue une communauté d’appartenance d’autant plus affirmative qu’elle peut se dérober. Cette analyse d’une finesse et d’une pertinence rares élabore l’incertitude fondatrice des constructions nationales saisie sous deux angles : l’émerge et l’installation ; les politiques de nationalité (principe du droit du sol, naturalisation). In fine, Sarah MAZOUZ, lucide, concède les limites de l’exercice en forme de paradoxe : « l’affirmation de la nation comme modèle flatte les particularismes tout en procédant en fait d’une uniformisation, à l’échelle mondiale, du rapport au collectif social et politique » (p.17).
Dans une première partie, le livre démontre l’émergence de la notion au moment de la Révolution française (p.19) par la citoyenneté. L’État assure l’égalité entre citoyens en les considérant abstraction faite de leurs différences (p.23). L’auteur ne s’intéresse pas à l’institution des Etats-Nations mais à ce qui préside à leur apparition : « la formalisation progressive d’une conscience nationale née d’un sentiment partagé d’appartenance à une seule et même communauté » (p.35). Le paradoxe fondateur si l’on ose écrire tiendra alors dans le fait que les empires qui ont constitué le laboratoire de production de l’imaginaire national allait finalement concourir à leur morcellement.
Un autre point notable de l’ouvrage tient dans les pages (pp.60 et sqq) analyse de la célèbre conférence d’Ernest Renan : « Qu’est-ce qu’une nation ? » (Sorbonne, 11 mars 1882). Penser l’historicité de la nation équivaut au travail de mémoire qui rend possible la réconciliation puis l’oubli. Renan propose, selon l’auteure, de manière surprenante et avant-gardiste, une analyse constructiviste de la nation à savoir qu’il s’agit d’une organisation produite historiquement (p.68).
Dans la conclusion de ce petit livre limpide et éclairant, page 103, Sarah MAZOUZ appelle à nuancer le principe de nation, dans son efficacité quand il ne se radicalise pas, quand il se contractualise en traités de paix, en travaux mémoriels, en médiations pour « conjuguer les légitimités » selon la belle expression de Jean-Marie DJIBAOU.
Par Fabien Nègre
Auteur : Gérard VIVES
Titre : PIQUANT BRÛLANT. Une exploration du goût pour émoustiller sa cuisine. Plus de 40 recettes pour jouer avec le feu sans se brûler.
Editeur : La Martinière
Date de parution : 2 mai 2025.
Comme les épices souvent méconnues, mal utilisées, les aliments qui piquent notre langue et brûlent notre palais ont parfois mauvaise réputation, voire font un peu peur, résultant d’une méconnaissance des produits et des sensations qu’ils procurent. Finalement, à quoi renvoie le piquant et le brûlant ? Gérard VIVES vous emmène à la découverte des éléments qui nous procurent des sensations de piquant et de brûlant et vous partage ses connaissances et souvenirs de cuisine pour vous donner envie d’apporter du relief à vos plats.
Il vous propose plus de 40 recettes pour émoustiller votre cuisine, de la savoureuse salade de pêches au piment à l’étonnant fondant au chocolat et sirop de poivre en passant par une poêlée de petits pois à la crème de wasabi ou une harissa maison. De quoi jouer avec le feu dans vous brûler. Gérard VIVES, cuisinier et épicier, maîtrise les épices de la plante à l’assiette. Venu à la cuisine par passion, il crée plusieurs restaurants dans le sud de la France puis quitte momentanément les fourneaux pour partir sur la route des épices.
Il acquiert ainsi une certaine expertise qui lui permet d’intervenir dans les plantations pour améliorer la qualité des épices, qu’il intègre alors dans sa cuisine. Il continue de transmettre son savoir lors d’ateliers et de conférences mais également à travers ses livres dont Mes Épices en cuisine (2023, La Martinière). Notons, dès l’abord, la beauté des photographies de Louis Laurent GRANDADAM, qui n’illustrent pas seulement le présent ouvrage mais l’éclaire d’une patine profonde, tel une mise en images aussi alléchantes que vraies, au sens de la granularité d’un réel gustatif, des plantes et du ciel.
D’emblée, l’auteur du livre de référence sur les poivres (POIVRES, Editions du Rouergue, 2010) aujourd’hui malheureusement épuisé, dans sa préface d’une seule page intense, explicite son titre par une trame personnelle à travers des souvenirs et une perspective qui s’inscrit dans le goût, « une promenade sensorielle » (p.5), une invite à expérimenter. En chasseur chercheur d’épices rares, il dégage des « impalpables émotions » (id). A l’instar de la peur ou du danger, il situe « l’amour du piquant et du brûlant » dans un espace culturel d’initiation, d’habitus, un cheminement à inventer librement pour chacun.
L’introduction explore cette intimité à créer en définissant le goût comme une « expérience sensorielle complexe » (p.6). Le cerveau examine d’abord visuellement et olfactivement une assiette. Le toucher influe sur le ressenti ainsi que l’ouïe. Le goût forme donc un « ensemble de perceptions » (id.) Les saveurs et l’odorat priment. La langue perçoit quatre saveurs primaires : le sucré, le salé, l’acide et l’amer. Les Japonais y adjoignent l’umami (le délicieux) que l’auteur mentionne page 8, mais comme une saveur plus artificielle.
Au fil de cette captivante introduction qui contextualise cette singulière expérience, le baroudeur des épices nous immerge délicatement dans le labyrinthe du goût, pose l’acte social total et fondateur de manger au sens où nous devrions, chaque fois, formuler la question à chaque bouchée : qu’est-ce qu’il se passe dans ma bouche quand je mange ? Quelle est donc cette bousculade, cette sensation ? Où l’on mesure toute la complexité de la perception des papilles au sens scientifique, cellules sensorielles situées sur la langue et le voile du palais. Plus précisément, les cellules sensorielles des bourgeons gustatifs situés dans les papilles qui informent le cerveau de leur ressenti.
Aux saveurs et odeurs s’ajoutent les flaveurs, sensations tactiles ressenties lors de la dégustation. Or, on apprend, rebondissement, que « le piquant et le brûlant ne sont pas des saveurs mais des sensations transmises au cerveau par les terminaisons du nerf trijumeau situées dans la bouche et la gorge » (p.9). Les stimulus, évènements externes au système sensoriel, la mémoire, l’éducation, l’environnement, la culture participent également du goût que chacun perçoit avec sa langue, « empreinte digitale unique de notre cartographie sensorielle » (id).
Le premier chapitre rentre dans le sujet plus vivement dans la distinction nodale entre le piquant et le brûlant. Le piquant se définit comme ce qui provoque, sur la peau ou dans le palais, une sensation comparable à celle des piqûres. Le brûlant relève de ce qui produit une sensation semblable à celle d’une brûlure, sensation de grande chaleur (p.13). Le piquant s’origine dans la présence de principes actifs dans les aliments : capsaïcine du piment, piperine du poivre, gingérol du gingembre. Gérard VIVES cultive l’art rare de croiser ses souvenirs de voyages et de cuisine à des considérations techniques (p.16). On se régale alors des origines du poivre des oiseaux ou de celui, sauvage de Madagascar, ou encore de l’origine du piment en Bolivie (id.).
On comprend mieux, en outre, comment et quand le piquant du piment se transforme en sensation de brûlure. Certains principes actifs associent le piquant du poivre et le brûlant du piment comme le sédum âcre ou poivre des murailles (p.23) et certaines huiles d’olive dans lesquelles l’ardence regroupe piquant et brûlant. De l’acidité piquante ressentie dans le citron pourtant alcalin à l’épine-vinette, en passant par l’effet électrique d’une baie de poivre de Sichuan sur la langue, Gérard VIVES, à l’érudition toujours digeste, nous balade dans le monde des sensations trigéminales (p.28).
Le second volet de la deuxième partie aborde le brûlant (p.32). Encore faut-il distinguer la brûlure thermique de celle qui résulte de la réaction à des stimulus tels que les principes actifs contenus dans les épices (p.32). Le maestro hédoniste des poivres et des piments nous conte aussi, à rebours des abstèmes contemporains, de belle manière, son amour de l’alcool en éduquant le palais à sa puissance : « j’aime l’alcool pour le plaisir qu’il procure, pour ses effets désinhibiteurs, et surtout pour le goût et les sensations qu’il procure en bouche. J’aime la première gorgée qui agresse un peu le palais et la langue, avec ses picotements remontant dans le nez. J’ai une passion pour les eaux-de-vie de fruits et leur extrême gourmandise, pour la complexité sans limite des whiskies, l’armagnac pour sa virilité et sa rudesse que l’on transforme en subtilité à force de caresser le verre pour dompter le liquide contenu, le civiliser, mais j’ai surtout un goût immodéré pour un rhum « arrangé » au citron et au gingembre. Il y a la rondeur et le côté gourmand du rhum brun, puis la fraîcheur fruitée de l’agrume ajoutée à celle du gingembre, qui apporte immédiatement et de façon durable du piquant dans le palais. C’est très addictif, car on a dans cette boisson le fruité, le piquant et le brûlant » (p.35).
La deuxième partie nous entraîne dans l’audace d’émoustiller sa cuisine (p.48). On se concentrera tout particulièrement sur les pages consacrées aux poivres par l’expert mondial de l’étonnante épice Piper nigrum (p.52) et aux piments (p.64). Ne pas oublier que le désir du goût sous-tend tout le présent ouvrage. Exhausteur, apporteur de relief, de puissance et d’impression de fraîcheur par son acidité puis de chaleur, le piment a un goût élégant et racé. En suivant la célèbre échelle de Scoville (p.41) qui spécifie l’unité de mesure de la puissance (O. Neutre, 1. Doux, 2. Chaleureux, 3. Relevé, 4. Chaud (correspond au piquant du poivre), 5. Fort, 6. Ardent, 7. Brûlant, 8. Torride, 9. Volcanique, 10. Explosif), le subtil hédoniste au talent charmeur nous initie à ses piments favoris, du doux basque au passilla negro mexicain et l’anneaux de feu du Yunnan (p.70) jusqu’au cabri réunionnais.
Dans ce livre important par sa singularité et sa cohérence triangulaire, montagne secrète d’années de travail et de savoirs nomades, tout cuisinier dominical ou amateur averti y compris tout professionnel, toute ménagère estivale au cabanon puisera surtout des recettes simples et faciles à réaliser : magret de canard sauce glamour, gaspacho à l’orange et moules, salade de pêches au piment, soupe de poissons aux clémentines. Éveiller ses assiettes en les égayant avec ardence sans se brûler équivaut à entrer dans une famille d’histoires d’amour, de légendes, de mythes et de symboles (p.177).
Par Fabien Nègre
Auteure : Eugénie MÉRIEAU
Titre : Constitution
Collection : le mot est faible
Editeur : ANAMOSA
Date de parution : 7 mai 2025
A la faveur de la séquence que nous vivons depuis la dissolution surprise du 9 juin 2024, la Constitution réapparaît comme un enjeu central de luttes politique et sémantique. Si la Constitution peut signifier dépossession et impuissance, elle peut également servir de véhicule à une formidable force d’émancipation collective. Tout ce qui est constitutionnel est-il démocratique, comme le déclarait Élisabeth Borne, alors Première ministre, dans un journal à l’occasion de l’adoption de la réforme des retraites via l’article 49 alinéa 3 ?
Tout ce qui est inscrit dans la Constitution – y compris les pleins pouvoirs de l’article 16 – a-t-il vocation à être utilisé ? Surtout, la Vème République clôt-elle la quête du bon gouvernement, comme déclarait Emmanuel Macron, en 2023, à l’occasion du 65ème anniversaire de notre Constitution devant le Conseil constitutionnel ? Autant de questions soulevées brillamment et de manière vivante par la constitutionnaliste, politiste et juriste Eugénie Mérieau, dans ce nouveau titre important de la collection « Le mot est faible ».
En effet, depuis la dissolution du 9 juin 2024, la Constitution ressurgit comme une participation à la lutte – le droit figurant un champ de bataille par excellence portant sur le sens des mots, dont les conséquences s’avèrent des questions de vie et de mort : pour le droit constitutionnel, de vie et de mort de la démocratie. Comment dès lors déconstruire, peut-être, la Constitution sans tout détruire et faire le jeu des autoritarismes prêts à s’en saisir : voilà l’enjeu des éléments, si ce n’est de réponse, du moins de compréhension qu’apporte ce petit ouvrage passionnant dans sa configuration et son audace.
Eugénie MERIEAU, maîtresse de conférences en droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est notamment l’autrice de Géopolitique de l’État d’exception. Lees mondialisations de l’état d’urgence (Le Cavalier bleu, 2024).
L’introduction de ce petit livre subversif et décapant se place sous les auspices d’Homère pour poser, in fine, la question qui tue : comment déconstruire la Constitution sans tout détruire et faire le jeu des autoritarismes prêts à s’en saisir ? (p.8) L’auteure répond avec brio sans abandonner toute espérance à travers sept cours et conférences donnés à travers le monde qui visent à apporter des éléments non conclusifs de réflexion et à ébaucher quelques pistes pour se réapproprier collectivement la force de l’idée derrière le mot qu’on dit faible.
De manière très originale, l’auteure ouvre son premier chapitre sur sa première audition pour le poste de maître de conférences en droit public comparé. La question de la plus haute importance se condense ainsi : le Président peut-il violer la Constitution impunément ? Dans cette partie, Eugénie MERIEAU établit la filiation entre le bonapartisme, le gaullisme et le macronisme dans leur rapport instrumental et à tendance autoritaire, parfois pervers narcissique, de sujet à objet (p.11). Constitution et domination masculine sur les femmes, la nature et les choses ne font alors qu’un.
La politiste et juriste nous démontre les points de jonction entre le bonapartisme, le gaullisme et le macronisme : « appel direct au peuple via la dissolution et le référendum, obsession des pleins pouvoirs, refus de l’existence d’un Premier ministre, son sabotage même, mépris pour le Parlement, tentation permanente du coup d’État, arrogance de croire le cas échéant, en raison d’une destinée providentielle, le Grand Homme absous par le suffrage universel et l’Histoire » (p.12).
L’acte de naissance de la Vème République réside dans une inconstitutionnalité qui donne aujourd’hui à notre Constitution une présidence bonapartiste synthèse entre monarchie et république (p.14). L’article 16, cœur de notre Constitution libérale, permet au Président jupitérien de s’octroyer les pleins pouvoirs pour une durée illimitée et sans véritable garde-fou (p.15). On perçoit alors l’aporie paradoxale du droit constitutionnel qui a ceci de spécifique que son principal interprète en est aussi son principal destinataire. Juge et partie (p.16).
A la théorie kelsenienne de la pyramide des normes s’oppose la position réaliste de Karl Loewestein qui distingue des constitutions « normatives » et « nominales ». Face à la ténuité de cette partition, la seule question cruciale se formule ainsi : « que faire des multiples violations, bien souvent fondatrices de tout ordre constitutionnel positif ? » (p.21). La constitutionnaliste comparatiste avance que pour maintenir la distinction entre démocratie et dictature, on ne parle pas de violation mais d’interprétation controversée (p.22).
La théorie décisionniste de Carl Schmitt, fervent détracteur de Kelsen, tranche : la norme juridique se fonde toujours sur une décision politique, qui, elle, ne répond à aucune norme, pur rapport de force (id). Est souverain celui qui décide de l’exception. Dans sa deuxième conférence en forme de syllabus, Eugénie MERIEAU s’interroge sur la Constitution en tant que personnification d’un peuple et véhicule de la fin de l’histoire dans la triangulation entre l’État, Hegel et nous. Elle pointe d’emblée la boucle ou le cercle du paradoxe souligné par Bourdieu : nous n’avons pour penser l’Etat qu’une pensée d’Etat. Nous pensons avec des images et leurs imaginaires.
Dans une analyse pertinente des idéaux de la Révolution française et du contrat rousseauiste, l’auteure de 20 idées reçues sur les régimes autoritaires démontre que l’État et le droit s’identifient dans la Constitution, norme suprême (p.28). La contradiction apparait au grand jour : « la constitution institue le pouvoir, elle l’écrit, l’organise et le met en scène ; mais elle le limite, le contraint, le destitue et le ridiculise dans un même geste » (id). La troisième leçon du livre traite d’histoire constitutionnelle et de droit comparé.
Soulignons le grand mérite de l’exposé qui fait preuve d’une clarté remarquable et d’un suspens digne d’un polar sur des sujets souvent obscurs ou rogues. Le présidentialisme résulte de deux innovations majeures de la Vème République. Les « pouvoirs propres » du chef de l’État, dispensés de contreseing ministériel, à rebours de toute la doctrine et la théorie du régime parlementaire, défini justement par un bicéphalisme au profit du Premier ministre. Deuxièmement, l’octroi de la présidence du Conseil des ministres au chef de l’État, ici aussi à rebours de tout parlementarisme (p.40).
La motion de censure ne s’exerçant que contre le Premier ministre, le Président s’avère donc inatteignable, irresponsable politiquement. On lira attentivement les pages 53 et 54 sur l’amour français du binarisme mais surtout sur l’opacité concernant la répartition des compétences entre le Premier ministre et le Président. Exemple troublant : « En vertu de l’article 15, le président de la République est le chef des armées. En vertu de l’article 20, le Premier ministre dispose des forces armées ».
Le chapitre suivant se penche sur la Constitution, état d’urgence et continuum colonial à travers Tocqueville, l’Algérie et nous. La Vème République, selon la chercheuse, naquit de l’état d’urgence colonial algérien (p.61). Plus loin, Eugénie MERIEAU expose que le juge constitutionnel ne fait pas rempart à l’état d’urgence (p.64). Bien au contraire, la théorie des circonstances exceptionnelles permettant au gouvernement de s’affranchir de la loi en dehors même des périodes de déclaration de l’état d’urgence, demeure une création prétorienne du juge administratif.
Les conclusions de ce petit ouvrage majeur sur la constitution sémantique ou les modalités d’extraction de la pensée théologique du politique dans laquelle la Constitution a pour objet la constitutionnalisation de la position d’un chef, « souverain parce qu’il décide de l’exception », méritent lecture tant leur actualité sur l’interrogation démocratique nous brûle.
Par Fabien Nègre
Titre : BOIRE DU VIN ? Histoires de complicité entre l’homme et le vin.
Auteurs : Collectif BE FORT !
Editeur : TRABUCAIRE.
Date de parution : Mars 2025.
Le vin a 6.000 ans. Bien culturel, universel et pluriel, qu’est-il possible d’en dire aujourd’hui ? Pourquoi boit-on du vin et pourquoi demain continuera-ton d’en boire ? Parce que le vin, fruit de la vigne et du travail de l’homme, ne saurait être considéré comme un simple produit de consommation. Le vin, c’est bien plus que le vin. A partir d’une approche multidisciplinaire, des viticulteurs et des vignerons de la Côte Vermeille en Pays catalan vous invitent à découvrir et partager cette démarche réflexive pour ne pas réduire le vin à ce qu’il n’est pas.
Au-delà des difficultés liées à son abus – parce que boire du vin n’est pas forcément synonyme d’excès – et qu’il revêt bien d’autres dimensions (partage, convivialité, tradition, culture, symbolique, spirituelle), ce livre propose un autre regard sur sa consommation, sa fonction et sa personnalité. Saluons d’emblée le remarquable travail de ce « petit » éditeur perpignanais qui traite de grands sujets depuis longtemps. Dans leur courte préface, à l’heure où la consommation de vin en France décroît de manière substantielle et s’inscrit dans une tendance séculaire de fond, les auteurs cite Charles Baudelaire : « le vin joue un rôle intime dans la vie de l’humanité, si intime que je ne serais pas étonné que, séduits par une idée panthéistique, quelques esprits raisonnables lui attribuassent une espèce de personnalité » (p.4 in Du vin et du haschich, comparés comme moyens de multiplication de l’individualité (1851), Gallimard, La Pléiade, 1961).
Dans leur bref prologue, les auteurs Christophe CZEKAJ, Bernard PECH, Alain POTTIER, Laurent DAL ZOVO, Olivier RAYNAL, Stéphanie SAURA précise les enjeux de ce petit livre stimulant. S’inscrivant dans la perspective d’une mémoire vivante, ils écartent l’ode au nectar sacré et l’érudition d’un traité de viticulture pour insister sur une réflexion sur le statut culturel du vin pour une nouvelle étape qui interroge nos rapports au vin, à ses mythes et à sa vérité (p.7). Les auteurs, vigneron, poète, géographe, explorateur des territoires, unissent leurs voix pour articuler passé, présent et avenir dans un contexte de défis climatiques qui redessinent les cartes du vignoble et où les nouvelles générations réinventent la manière de cultiver, de boire et de penser le vin.
Ce livre engagé questionne ontologiquement l’acte de boire du vin. En effet, le vin a besoin d’une nouvelle image et sans doute d’une image neuve. Les auteurs pointent un angle mort peu souvent abordé : « si le vin est largement présenté comme un produit culturel, il n’en a en France ni la reconnaissance no le statut juridique (légal, réglementaire, administratif) » (p.8). En tant qu’acte de communication, il a des droits et appelle des devoirs car ses codes évoluent. Ce bref ouvrage énergique en forme de manifeste nous enjoint à repenser le vin au-delà d’un produit de consommation pour construire une culture du vin.
Le présent livre propose une évolution de ce bien culturel jamais défini pour envisager un véritable statut culturel du vin (p.11). Il en découle, si l’on ose écrire, une distinction toutefois discutable entre « boissons agricoles » et « boissons distillés » afin de réconcilier le grand public et la filière dans un esprit communautaire et participatif (p.12). L’introduction aborde, de manière classique, le vin des religions : « la chaleur du vin exprime celle de la vie tant psychique que spirituelle » (p.15).
S’appuyant sur les travaux de Maria DARAKI, philosophe, anthropologue et historienne trop tôt disparue en 2012, spécialiste de Dionysos et des religiosités sans Dieu, les auteurs opèrent une réflexion sur le vin, sans du ciel et sans de la terre. Ils montrent que dans sa dimension culturelle, historique et patrimoniale, le vin ne constitue en aucun cas un « produit » (p.28), un simple bien de consommation. Le savoir boire, en l’espèce, consiste à comprendre les conditions de l’acte de boire avec raison et non pas sans raison.
Le vin, « autre mot de l’amitié » selon Erik Orsenna, incarne une valeur nationale, élément majeur du patrimoine français (p. 35). Chaque bouteille porte en elle un paysage, révèle un nombre infini d’histoires mystérieuses (Jean-Claude Pirotte). Univers de mots, le vin, selon Jules Chauvet, de la vinification à la dégustation, signe une transmutation troublante puisque l’homme transforme presque instantanément une matière liquide d’apparence inerte en éléments immatériels dont se nourrit la pensée (p.38). On lira donc avec le plus grand intérêt les pages sur la distinction entre l’acte de boire, le buveur et l’ivresse (p.58) qui ouvrent des perspectives sur la transcendance de la condition de l’homme par le vin (p.61).
Tout en insistant, bien entendu, sur la consommation d’alcool comme risque sanitaire réel, ce livre permet d’élargir la pensée du lien entre l’homme et l’alcool, non pas une simple évasion de la réalité mais l’esquisse qui s’arrête hélas brutalement page 65, d’une exploration des contrées irrationnelles mais fécondes que cristallise par son essence même l’être-éthylique, comprises comme un « appel » (p. 64). Cet être qui traverse un miroir où les règles s’inversent « au profit d’une pensée, d’un langage et d’une corporéité remodelés, réorganisés en des termes libres, plus immanents, émancipés des carcans de l’hygiène morale animée d’une idée du bien, qui parce qu’elle est finalement impensée, déconsidère ceux qui s’extirpent volontairement des rets psychiques qu’elle édicte implicitement » (id.).
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