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L’Essentiel du thé. Un univers en cent mots-clés

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Éric GLATRE
Titre : L’Essentiel du thé. Un univers en cent mots-clés
Editeur : Apogée, Rennes
Date de parution : 5 mars 2025

 
Certaines denrées venues de loin racontent de fabuleuses histoires, parfois un art de vivre. Tel est le cas du thé « apparu » il y a environ 5000 ans en Chine. Depuis sa découverte fortuite par l’empereur légendaire Shen Nong (2737-2697 av J.-C.), il a traversé les siècles et toutes les frontières pour devenir la 2ème boisson la plus consommée au monde, après l’eau (il se boit 1 200 milliards de tasses de thé par an, soit environ 36 000 tasses à chaque seconde).

D’« Anhui » à zhong », en passant par « Ceylan », « flétrissage », « Thomas Lipton », « matcha », « route du thé et des chevaux » ou « thé vert », cet ouvrage aussi clair que précis, aussi savant que didactique propose un grand nombre de portes d’entrée pour découvrir une boisson à nulle autre pareille. Au cours d’une navigation au très long court, sont évoqués sur la scène de l’Histoire la plante et ses différentes variétés, les principaux terroirs, les procédés et les étapes de production, les personnages emblématiques (p.66 : Robert Fortune, les ustensiles les plus courants, la préparation et la dégustation, l’art de vivre et les vertus médicinales.
 
Historien et écrivain, passionné par le vin, la gastronomie et la lexicologie, Éric GLATRE est membre du réseau international de la Chaire UNESCO « Vin et Culture », de la Société française de Terminologie et de la Société des Gens de Lettres. Il a publié près de soixante-dix ouvrages en France et à l’étranger. Les vins de Champagne et d’Alsace, le thé et le chocolat figurent parmi ses boissons préférées.
 
Dans son introduction lapidaire d’une page, l’auteur explique que son ouvrage balance entre le « Que sais-je ? » et le lexique. Nous nous inscrivons totalement en faux. Ce remarquable voyage en 120 mots dans l’univers du thé, monde en soi bien plus profond, complexe, riche et varié que les esprits ou le vin, nous entraîne dans des paysages chinois merveilleux et inconnus. Chaque page pétille de joie du savoir, de précisions historiques mais aussi d’humour pétulant. Page 9, par exemple, l’auteur toujours fin raille les puristes qui estiment que les thés aromatisés qui représentent 40% des ventes mondiales forment une hérésie. Il donnerait même envie de boire du thé tout le jour à des connaisseurs irréversibles de café.
 
Des informations délicieuses parcourent tout le texte. On apprend la temporalité des récoltes, en Inde, dans l’Assam, plus grand terroir producteur de thés, qui ne correspond pas exactement aux saisons : « printemps, été, mousson, automne » (p.11). Mieux, il existe en quelque sorte un fuseau horaire du thé : « L’heure n’est pas la même à Assam que dans le reste de l’Inde -les pendules des « jardins de thé » sont réglées une heure plus tôt que l’heure officielle-, ce qui permet aux cueilleuses de mieux profiter du lever du jour » (p.11).
 
On remarquera, avec une grande régularité, la précision des descriptions des thés. A propos du Bancha, thé vert japonaise de qualité courant dans l’Archipel du Soleil Levant : « Frais et léger, doté d’un goût herbacé délicat, souvent décrit comme très agréable au palais, il est très apprécié au Japon comme le thé quotidien, et est le deuxième thé le plus bu notamment après les repas pour ses vertus digestives en raison de sa forte teneur en tannins. Il se consomme aussi bien frais que chaud. Il est désaltérant l’été, servi glacé » (p.13).
 
Parmi les professions du thé, le mélangeur de thés revêt une importance capitale (p.13) : « dégustateur hors pair et maître ès assemblages exerçant ce travail d’homogénéisation… » (p.15).  L’article sur la caféine (p.21) en nous rappelant que l’alcaloïde d’origine végétale existe dans une feuille de thé nous instruit autant que les portraits miniatures de personnages (érudits chinois, aristocrates ou bourgeois anglais voyageurs et affairistes) du monde du thé depuis ses origines. Du lettré et moraliste chinois Lu Yu (733-804), auteur du premier ouvrage au monde à traiter du thé (p.30) à Thomas Lipton (1848-1931, p.23, 117).
 
Presque exhaustif, ce charmant dictionnaire portatif n’oublie pas les cérémonies contemplatives et méditatives de service du thé extrêmement codifiées notamment la japonaise CHA NO YU (p.32). Par cette boisson culte, les moines japonais, partis étudier le bouddhisme en Chine, au Xème siècle, accèdent à la connaissance de soi par une grande concentration, une méditation qui stimule l’éveil : « l’économie des gestes, l’attention aux détails infimes d’un acte simple poussé jusqu’à la perfection, permettent à chacun de faire le calme en soi et de partager un moment de bonheur contemplatif. Il n’y a lors de la cérémonie ni acteur ni spectateur : il n’y a que des êtres agissant de concert, l’un pour l’autre, en vue de créer un instant de parfaite harmonie » (p.36).
 
La Chine, classé premier producteur mondial de thé, l’a également découvert grâce à l’Empereur Shen Nong (2737-2697 av. J.-C.), père mythique de l’agriculture et de la phytothérapie chinoise (id.). Prisé par la noblesse chinoise en 206 av. J.-C, potion magique et plante médicinale, tonifiant pour demeurer éveillé pour les moines bouddhistes, élixir de jeunesse et d’éternité pour les taoïstes, l’histoire du thé et de ses usages captive (p.37) mais le nouvel élan de l’industrie de cette délicate liqueur d’infusion date étonnamment des années 1980.
 
Des universités et des écoles d’agricultures chinoises, des Instituts de recherche (1993, Hangzhou), des musées, des associations culturelles et des Festivals apparaissent même si la production et la commercialisation, en Chine, demeurent un monopole d’État (p.39). On lira également avec délectation l’histoire de la Compagnie des Indes Orientales fondée en 1600 (p.45), qui en 1615 introduit le thé en Angleterre. L’enjeu économique dévoile son immensité car 90% des exportations chinoises se dirigent vers l’Angleterre.
 
Très complet sur la dégustation, l’eau (p.58) qui représente 99% du contenu de la tasse, la fermentation, les fleurs de thé (p.64) ou bien même les Américains qui le boivent à 80% sous forme glacée (p.74), les classifications (p.79), les exceptionnels thés japonais ombrés (p.84), les heures du thé (p.86), les phases d’infusion (p.97), jusqu’à la route du thé et des chevaux entre les provinces chinoises du Sichuan et du Yunnan (p.156), non pas un livre sur la quintessence du thé mais un roman estival.   

Emeute

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Michel KOKOREFF
Titre : Émeute
Collection : Le mot est faible.
Editeur : Anamosa.
Date de parution : 16 janvier 2025.


A l’ère de la globalisation des révoltes, l’émeute paraît en être la forme par excellence, de Point-à-Pitre (2009), Alger (2011) et Sao Paulo (2013), à Clichy-sous-Bois (2005) à Athènes (2008), Tottenham et Liverpool (2011), Hambourg (2011), Ferguson (2014) et Minneapolis (2020) en passant par les « Printemps arabe » (2011-2013), l’insurrection à Hong Kong (2017-2019) et le mouvement des Gilets jaunes (2018-2019) ; et même en Chine, sous la qualification de « urban disorders » dans le Xinjiang (2009), Wukan (2011 et 2016) ou encore Yugao (2013). Souvent spectaculaires et hypermédiatisées, ces violences collectives dites « urbaines » se muent en spectacle dans la société du même nom, vidées de leurs significations politiques.
 
Alors bien sûr, il y a émeutes et émeutes -frumentaires, ouvrières, xénophobes et racistes, raciales, carcérales, interethniques, urbaines, publiques, etc. Et l’inflation récente de cette notion à tendance à l’associer à toute révolte faisant usage de la violence, comme en Nouvelle-Calédonie ou au Royaume-Uni en 2024. Or l’émeute, si on reprend sa définition comme « soulèvement populaire spontané » désigne une forme de protestation collective bien définie. Il en existe plusieurs généalogies dont Michel Kokoreff restitue les grandes lignes.
 
L’émeute a donc une histoire avec ses logiques, ses règles, ses acteurs, ses imaginaires, ses spectres aussi. Elle n’est pas qu’un « reflet » de transformation sociales et économiques plus générales. Quelles sont, en évitant les anachronismes et les risques de redondance, les similitudes et les différences, les interruptions et continuités, les impasses et avancées ? Voilà une des questions qui traversent ce livre.
 
Car l’essentiel est la mise en perspective des émeutes contemporaines et plus encore, de ce qu’il faut bien appeler les émeutes de la mort, en France. C’est à peine s’il en reste des traces, vite effacées, oubliées. Nous sommes déjà passés à autre chose – comme après les attentats terroristes, l’épisode du covid-19, la victoire politique du RN -, aspirés par l’accélération vertigineuse du temps. Jusqu’au prochain drame et à la répétition des mêmes discours et des mêmes arguments – lassants. Conjurer l’oubli, le défaire, est impératif pour saisir les différentes causes des émeutes et entendre la parole des acteurs de l’ombre faisant irruption sur le devant de la scène – sans rien régler, l’émeute étant, précisément, ce reste : de l’inconciliable.
 
Michel KOKOREFF professe la sociologie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, chercheur au Cresppa (CNRS). Spécialiste des usages et trafics de drogues, de l’engagement politique dans les quartiers populaires et des formes émergentes de contestation sociale, il est notamment l’auteur de : Spectres de l’ultra-gauche. L’État, les révolutions et nous (L’œil d’or, 2022), La diagonale de la rage. Une histoire de la contestation sociale des années 1970 à nos jours (Divergences, 2021), Violences policières, une généalogie de la violence d’État (Textuel, 2020), Refaire la cité (La République des idées/Seuil, 2013, avec Didier Lapeyronnie), Sociologie des émeutes (Payot, 2008) et la Force des quartiers (Payot, 2003). 
 
Dans sa brève introduction, le spécialiste de la question dans une excellent petit livre de la collection « Le Mot est faible » chez Anamosa, dont on ne soulignera jamais assez le remarquable travail éditorial par le choix des mots, la pertinence des analyses produites, la qualité des auteurs, problématise bien le terme d’émeute qui ne fait pas l’unanimité (p.6). L’émeute au sens d’un « soulèvement populaire spontané » se déploie dans une histoire à plusieurs généalogies : longue, -des jacqueries médiévales aux insurrections ouvrières- ;moyenne – des émeutes raciales américaines de 1929 et 1960; contemporaine -de Clichy sous-bois (2005), Liverpool (2011), Ferguson (2014) à la Nouvelle-Calédonie (2024).
 
Cette histoire fait retour en boucles tel des spectres (p.7). Le chercheur ne monte pas en généralité, excellente approche, mais se concentre précisément sur « les émeutes de la mort dans les quartiers populaires » (id.) pour conjurer l’oubli, saisir les raisons profondes, entre la parole des acteurs de l’ombre qui font irruption sur le devant de la scène. L’émeute figurant dans son archéologie l’inconciliable même. Le premier chapitre sur la mort de Nahel Merzouk le 27 juin 2023 saisit d’entrée d’ouvrage.
 
Il dégage les singularités des six nuits d’émeutes qui ont suivie dans 550 villes. Le sociologue les rapproche des évènements automnaux de 2005 à la suite de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré (p.9). L’émeute passe du local au national avec une dimension ethnoraciale. Elle s’impose à la fois comme moyen d’action légitime et obligation morale (p.11). La viralité de l’effet vidéo crée la sidération (id.) et rend impossible la dissimulation de l’homicide volontaire ou l’invocation de circonstances troubles (p.12).
 
On lira avec bénéfice les pages sur l’émeute, produit de la propagation de la colère, expression de l’expérience de l’excès (p.13) qui résulte d’un mécanisme d’identification sociale générationnelle, genrée et territorialisée. L’analyse de l’ambivalence du quartier, cocon et enfermement, montre que les images vidéo s’identifie aux images du réel (p.14). Ainsi, la logique de l’émeute ne procède pas par contagion mais par résonance.
 
Plus généralement, un phénomène culturel bien plus général réside dans la transformation de la sensibilité collective au sens où « la violence sur les corps ne passe plus » (p.16). Le chercheur à Paris 8 démontre que lorsqu’il existe de bonnes relations entre les institutions, les jeunes et les associations dans les quartiers, moins d’émeutes surgissent (p.28). La tension entre invisibilisation et visibilisation implique que l’émeute donne à voir une « cité invisible » (p.35). Ce livre, éclairant et stimulant, replace aussi l’émeute dans un continuum d’évènements violents (p.40), dans une attention particulière aux modes d’agrégation et à l’importance des bandes dans la sociabilité juvénile (p.43) qui dessinent, entre embrouilles et micro-solidarités, un « territoire relationnel complexe » (id.).
 
Il s’applique à préciser les contours conceptuels du mot inscrit dans un conflit non pas d’interprétation mais de distinction. L émeute diffère de la révolte en ce qu’elle s’avère spontanée, locale et limitée dans le temps. Elle se distingue de l’insurrection. Faire l’histoire des émeutes équivaudrait à « donner à voir une contre-histoire de l’histoire des vainqueurs pour appréhender les logiques de la foule sans la confondre avec des hordes sauvages d’un Gustave Le Bon » (p.56). Cette nécessaire généalogie des émeutes de la mort resitue la rage en tant que forme élémentaire de la sensibilité collective (p.83), mode de politisation à part entière (p.89).   

 

Les couleurs du vin. Une palette exquise.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Bernard VALEUR
Titre : Les couleurs du vin. Une palette exquise.
Editeur : QUAE, Versailles.
Date de parution : mai 2023


On y retrouve les couleurs orange, acajou, brune, presque noire et même bleue ! Quels pigments en sont responsables ? Comment caractériser la couleur d’un vin ? Quelles informations apporte-t-elle sur l’origine du vin, son âge, son vécu ? La robe se voit ici analysée sous tous les angles. On ne peut comprendre la diversité des teintes du vin sans entrer dans le vaste monde des polyphénols colorés ou non, abondants dans le raisin et le vin, et celui des réactions chimiques dans lesquelles ils sont impliqués.
 
Anthocyanes, tanins et autres composés phénoliques participent à des processus d’une extrême complexité qui régissent la couleur. L’ouvrage aborde d’autres sujets rarement évoqués : la fluorescence des vins ; l’influence de l’observation préalable de la couleur d’un vin sur la perception de sa saveur et de ses arômes ; les effets de lumière sur la couleur et le goût du vin ; la protection que confèrent les bouteilles en verre teinté. Cet ouvrage, aussi concis que précis, ode au vin, s’adresse non seulement aux professionnels et étudiants de la filière viti-viniculture mais également aux amateurs de vin ou aux simples curieux de science.
 
Physicochimiste, Bernard VALEUR est professeur honoraire au CNAM Paris. Ses recherches sur les interactions lumière-matière l’ont conduit à écrire de nombreux ouvrages sur la lumière et les couleurs dont le classique « La Couleur dans tous ses éclats » chez Belin en 2011. 
 
Dans son avant-propos très succinct et rigoureux comme tout l’ouvrage par ailleurs, l’auteur insiste, à juste titre, sur la dégustation d’un vin, « moment privilégié de découverte et d’émotion » (p.13). Un vin se goûte d’abord avec les yeux lorsque la lumière en révèle la robe conjuguant couleur, éclat et limpidité. Viennent ensuite l’odorat et le goût pour saisir les subtilités de la flaveur associant arômes et saveur. La robe mérite un examen sous tous les angles.
 
Advient alors la couleur car les vins offrent une palette extraordinairement riche qui résulte des polyphénols présents originairement dans le raisin, dont la nature et la distribution proviennent du cépage, du terroir d’origine, de la maturité des raisins et du millésime mais également de la vinification, de l’élevage, du vieillissement en cave. Comment donc caractériser la couleur d’un vin ? La description sémantique même évocatrice montre ses limites. La comparaison a un nuancier, comme en peinture ou en teinture, constitue une approche plus rationnelle.
 
Les œnologues utilisent la spectrophotométrie et la colorimétrie. L’un des mérites du présent opus scientifique tient également dans la description des autres caractéristiques de la robe : brillance, limpidité, fluidité, effervescence. La palette de couleurs, en outre, ne se limite pas aux nuances des vins blancs, rouges et rosés. Elle arbore l’orange, l’acajou, le brun et même parfois le noir. Et que dit-on d’un vin bleu dont les premiers furent commercialisés en 2016 par des vignerons espagnols (p.85) ? Prouesse ou artifice ? ou vert car les vins blancs jeunes dévoilent des reflets verts.
 
Attention, la poésie s’écourtera vite, dès le prologue, au premier chapitre, quand bien même l’écriture élégante emplie de métaphores et d’images parcourt presque toutes les pages de Bernard VALEUR qui reprend la question radicale : « Qu’est-ce que la couleur ? » (p.15) Tout dépendra du récipiendaire. Pour un neuroscientifique, elle se définit comme un phénomène perceptif. Pour un physicien, elle se place en amont de la perception, naît des interactions de la lumière avec la matière. Pour les SHS, les couleurs comportent une valeur culturelle : codes, symbolique, sociétés, époques.
 
Sans la couleur, le monde n’existerait pas. Dans le monde du vin, elle importe ontologiquement car elle permet de déduire nombre d’informations. Après avoir décrit la théorie corpusculaire puis ondulatoire de la lumière, l’introduction n’élude pas l’apport einsteinien sur la lumière en tant que faisceau de grains d’énergie qui lui valut le prix Nobel en 1921 (p.18). Le chercheur au CNAM, après avoir rappelé que la couleur ne tient pas dans une réalité matérielle mais dans une sensation physiologique nous remémore la trilogie, -source de lumière, objet-observateur, en pointant une information surprenante : nous distinguons de l’ordre de 2 millions de couleur.
 
Le chapitre 1 aborde la palette haute en couleur, du raisin au vin (p.23). Le premier facteur de la couleur d’un vin relève du cépage. Les différents pigments présents dans les grains de raisin subissent des transformations (p.26). Les raisins s’avèrent riches en polyphénols, colorés ou non : « le raisin a la couleur dans la peau » (p.25). Ici, notons la précision et la clarté des figures autant sur la classification des cépages que sur le schéma du grand de raisin, que sur le classement définitionnel de la grande famille des polyphénols (p.27).
 
Les anthocyanes, -responsables des couleurs rouge, rose, bleue, violette, pourpre-, les tanins (à l’origine, l’astringence, du gaulois « tann » qui signifie écorce, résulte de la précipitation des protéines salivaires associées à des molécules d’eau provoquant une sensation de sécheresse buccale) ainsi que les pépins ou les flavonoïdes (les flavonols étant en partie responsables de la couleur jaune) appartiennent à la catégorie des polyphénols.
 
La signature chromatique d’un vin s’origine dans de multiples facteurs : cépage, terroir (sol/climat, ressources hydriques, facteurs humains), millésime (conditions météorologiques), vinification, vieillissement, etc. Rappelons une évidence qui ne va pas de soi (p.32) : à l’exception des cépages teinturiers, la pulpe d’un grain de raisin s’avère quasiment incolore, les pigments résident essentiellement dans la pellicule (peau).
 
Les pages 33 et suivantes resituent le terroir dans sa complexité holistique : géologie du sol, ressource hydrique, climat, ensoleillement, orientation, altitude, microclimat, savoir-faire technique, héritage de pratiques historiques. Le chapitre 2 s’attache à la robe « dans tous ses éclats » (p.37), loin de la palette des teintes souvent décrites par les dégustateurs avec des noms de fruits, de fleurs et de pierres précieuses mais bien rationnellement avec la méthode objective du nuancier qui caractérise la teinte grâce aux travaux de Michel-Eugène Chevreul sur les textiles (p.39).
        
Le professeur VALEUR nous donne, ensuite, une leçon de colorimétrie qui dissipe brusquement bien des vieilles coquecigrues mesmériques et parfois même de séculaires mystifications contenues dans de nombreux précis professionnels ou mi-amateurs (p.40). La couleur d’un vin rentre en corrélation directe avec son spectre d’adsorption qui représente l’efficacité avec laquelle la lumière se trouve absorbée (absorbance) en fonction de la longueur d’onde. Du spectre des vins rouges se déduit : la teinte (rapport des absorbances), l’intensité colorante (somme des absorbances), la composition de la couleur (pourcentage des trois composantes), l’éclat de la couleur qui dépend de la forme du spectre d’absorption.
 
Une couleur se caractérise donc par sa teinte qui différencie les sensations colorées, la saturation qui rend compte des différents niveaux de coloration pour une teinte donnée exprimant la pureté d’une couleur, la clarté qui spécifie l’intensité lumineuse perçue. La rigueur scientifique écarte la luminosité, difficile à définir, employée souvent à tort à la place de clarté (p.41).
 
Le dégustateur, par-delà la couleur, considère l’aspect physique du vin : brillance (ou éclat : aptitude de la surface à refléter la lumière), limpidité (ou plus précisément turbidité : teneur en matière qui troublent un fluide)), fluidité, formation des larmes (qui ne proviennent pas du glycérol contrairement à une prénotion tenace : p.46), effervescence.
 
A propos de cette dernière, toujours provoquée par la phase finale de vinification nommée « prise de mousse » (p.47), l’insert de la page 49 pourfend un poncif récursif : non seulement il n’existe aucune corrélation directe entre la finesse des bulles et la qualité d’un vin effervescent mais les bulles ne prennent pas naissance au sein du liquide. Elles se forment sur des microparticules faisant office de sites de nucléation, essentiellement des résidus de fibres de cellulose déposés lors de l’essuyage du verre ou bien des microcristaux de tartre.  
 
Parfois ardues ou denses mais toujours captivantes, on lira avec intérêt approfondi les pages limpides sur le vin jaune dit « vin de gelée », exclusivité mondiale du Jura (p.57), la richesse chromatique des rosés dont la France reste le premier consommateur mondial (chapitre 5 : p.73), la grâce des vins blancs de macération désignés improprement « vins orange » (chapitre 6 : p.81), les couleurs infiniment chamarrées des vins doux naturels (les Français figurant parmi les premiers consommateurs de porto au monde), l’étonnante fluorescence naturelle des vins blancs (p.89).
 
Un petit livre substantiel, mieux, essentiel, à tous ceux qui côtoient le vin dans leur vie, qui démontre que « le cerveau goûte d’abord avec les yeux » (p.96) et que « la couleur d’un vin est son visage où l’on peut lire son âge et son caractère » (Emile Peynaud, p.107).   

Le Château

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Titre : LE CHÂTEAU.
Sous la direction rédactionnelle de François Chevalier et Stéphane Peaucelle-Laurens.
Direction artistique : Thomas Couderc et Clément Vauchez.
Photographies : Benjamin Malapris.
Avec la collaboration de Catherine Petrini.
Editeur : ENTORSE, 75018.
Date de parution : 6 novembre 2024.

 
Le présent ouvrage de près de 400 pages, très original en bien des occurrences raconte le roman contemporain de personnages culinaires, le film de « l’ontologie du présent » d’un lieu au sens foucaldien, du restaurant LE CHATEAUBRIAND, né en 2006, qui non seulement inventa un horizon générationnel et une nouvelle donne sur la scène culinaire parisienne et mondiale mais renouvela entièrement le regard sur le restaurant. Donc, un grand singulier (Inaki Aizpitarte) et son associé Frédéric Peneau, un lieu, une foule d’inconditionnels, professionnels ou voisins, une manière assez révolutionnaire d’élargir l’horizon du restaurant en fête.
 
Cet ouvrage hors catégorie, par son format, son concept, sa matière, raconte l’histoire du Chateaubriand à travers cent entretiens réalisés de 2021 à juillet 2024. On notera la scénarisation remarquable de la direction rédactionnelle, en l’occurrence plutôt artistique, qui articule et concatène les propos des « coauteurs », évitant toute forme d’ennui. On se prend au jeu du roman policier généalogique qui déplie une archéologie du temps présent en sept partitions. La trame émouvante se déploie dans la chair d’une génération.
 
L’exergue de la gardienne du « Château », Madame Lopes, donne le là de l’aventure sur la devanture : la vie, le génie du lieu et d’un lieu, le mouvement, la beauté, le tonnerre du Paris-Brest. La première partie retrace l’enfance de l’art d’Inaki Aizpitarte, petit basque punk, fan de foot, né à Besançon par le hasard des postes paternels, le 12 avril 1972. Les « odeurs de bouffe » marquent déjà sa mémoire mais aussi le comté, la cancoillotte et le morbier : « Les Bisontins sont cool » (id.) Le préadolescent perd son père à douze ans, à Bordeaux. Il cuisine pour ses copains, initié par sa mère (p.24).
 
La musique et le skate envahissent toute sa vie sauf l’école : « mon frère et mes sœurs me faisaient flipper avec leurs études de droit et de médecine » (p.25). Le turbulent hors système, réformé, suit un copain dans les cuisines mais il récuse toute hiérarchie (p.26). Un autre ami entraîne l’amoureux du beau chez les tailleurs de pierre Compagnons du Devoir. Le rythme de fou l’écœure en trois mois. Le paternel ressaisit le zonard sur des chantiers aux marteau-piqueurs dans le glacial froid bisontin. A Dax, il suit une formation de paysagiste (p.28). Il aime la rosée du matin mais manque de techniques de composition.
 
Il aime surtout cuisiner seul pour lui avec des recettes de sa grand-mère (id.) : « la cuisine revenait souvent dans ma tête » (id). Le cancre se rebelle et s’inscrit dans une école d’œnologie-viticulture à Blanquefort, qu’il ne fréquentera presque jamais. Le beau fêtard, à la suite d’un chagrin amoureux, en 1999, à 27 ans, part en Israël : « je suis à sec, complètement perdu. Je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie et les années avançaient. Je décide de partir à Tel-Aviv avec 500 francs, ma planche de skate et la montre de mon père en poche » (p.29).
 
Autour du gentil révolté, motard aux longs cheveux raides et à la dent cassée, toute une bande des Beaux-Arts du Sud-ouest le suit dont sa future compagne : Delphine Zampetti (p.30). Au Rozata, un restaurant méditerranéen proche des plages, à Tel-Aviv, le plongeur passe vite commis (p.35). Une révélation pour la cuisine touche le gros bosseur. Dans l’euphorie, il lit tous les livres de recettes de Marc Veyrat et Bernard Loiseau. A Paris, il cogne à la porte du Petit Marguery, une vieille institution de la Porte d’Auteuil (p.39). Il devient chef d’un petit restaurant nommée La Fourchette des Anges dans le 17ème.
 
Au Café des Délices, dans le 6ème, en 2001, le grand autodidacte prend une claque avec Gilles Choukroun, un geste barré, créatif, une contre-culture underground (p.42). Le « gars de la nuit » (p.44) décompresse, chante avec Metallico, groupe de punk hardcore fondé par Richard Hochman. L’homme timide au splendide charisme joue également dans le premier long-métrage de Philippe Petit (p.46) dans un « esprit gonzo ».  Après quelques mois en Amérique Latine, une annonce de l’Hôtellerie Restauration l’arrête net. La Famille, à Montmartre, cherchait un chef « motivé pour une cuisine ludique et inventive » (p.47).
 
La deuxième partie de ce livre impossible à lâcher, -tissage d’entretiens qui rebondit à l’infini-, peint les années montmartroises (2002-2005) et notamment la rencontre avec l’associé décisif : Fred Peneau (p.50). Nantais, tailleur de pierre lui aussi chez les Compagnons puis architecte, ce chef d’orchestre festif à la mère espagnole, rêvait d’ouvrir un restaurant. Il ouvre le Burq à Montmartre en 2002 (p.53). Ce créateur magnétique d’atmosphère fascine très vite tous les artistes : Keren Ann, Philippe Katerine, Christophe Salengro, Lio, Arthur H, Benicio Del Toro.
 
Il y avait aussi à cette époque la folie de la nuit avec les soirées très hype « La Johnson » conduites par André et Lionel Bensemoun. Le maillage des vrais soutiens amicaux et professionnels s’étend : François Simon, Sébastien Demorand, Emmanuel Rubin, Alexandre Cammas. Inaki Aizpitarte débute à La Famille et son talent éclate tout de suite en mars 2003 : « enfant sauvage, rock, diamant à polir » selon Emmanuel Rubin (p.62). Le fan club des groupies s’agrandit et les people de la cuisine affluent : Mauro Colagreco, Andoni Luis Aduriz, Yves Camdeborde, Petter Nilsson (p.63).

Inaki Aizpitarte invente une « vision, une empreinte, une cuisine d’auteur ovniesque » (p.64, Andrea Petrini), le bistrot gastronomique, sidère par ses soirées tapas. Selon François Simon, La Famille et le Burq inventent une nouvelle vague qui rend Montmarte sexy (p.66). Luc Besson et Pierre Hermé commandent toute la carte en double (p.74). 2005-2006 voit le mariage de deux personnalités qui cherchent un lieu pour exploser. Des parrains et des fées s’inclinent sur le berceau : Raquel Carena et Pinuche (Le baratin), Cyril Bordarier (Le verre volé).
 
La logique de famille prend tout son sens. Mieux, il s’agit bien d’un gang (p.112). En avril 2006, le Chateaubriand renverse toutes les tables, grave les esprits, rafraîchit toute la scène culinaire parisienne. Une équipe, des gueules : « Ce sont des beaux gars en chemise blanche avec des barbes de trois jours » (p.113). Le Château affole aussi dans l’assiette avec ses rêveries animales puissantes sans rien intellectualiser. Inaki AIZPITARTE, « le teigneux », impose, pour la première fois à Paris dans le registre bistrot de haute voltige, un menu dégustation carte blanche « obligatoire ».
 
Autre évènement, forme majeure qui surgit une seule fois et une fois pour toutes : la popularisation et l’avènement des vins nature dans un restaurant sous la houlette du prodigieux Sébastien Châtillon dit Catouille (p.244). Attention, l’affaire ne relève pas du conte de fée ni du fleuve paisible. Violences, effondrements, rejets et turpitudes dans l’équipe et chez les clients : « Soit tu nous aimes, soit tu nous détestes » dixit Fred Peneau (p.154). La beauté de l’histoire tient dans le cap que maintient tout du long Inaki AIZPITARTE en patron et manager, arraché ou pas.
 
Le Chateaubriand que les esprits chagrins surnommaient le « chateaubruyant » incarne alors non pas une fête mais la dernière fête, la place parisienne, figure le lieu vital ultime. Certains soirs, pendant dix ans (2006-2016 : l’âge d’or se situe ici pour nous), une standing ovation fusionne la salle/le public, le service, la cuisine. Une mystique de la joie (p.168). Philippe Katerine le saisit sur le vif : « Je ne peux pas l’oublier. Je vis avec ce moment, comme les grandes œuvres qui te percutent et qui changent ta vie. C’est vrai que la cuisine peut provoquer cet émoi. Surtout celle d’Inaki parce qu’il y a de la violence, c’est çà que j’adore. Çà peut rebuter mais on s’en souvient. Il est possédé » (p.170).
 
Ce vent de « liberté d’expression » (p.196 : Alain Ducasse) a profondément influencé des chefs comme le fidèle Bertrand Grebaut mais encore faudrait-il distinguer un geste d’assemblable et une cuisine de superposition. Le restaurant, avec Inaki AIZPITARTE dépasse le bistrot ou la gastronomie, le Chateaubriand dégonde le dispositif. Il caractérise littéralement un agencement mais également tout à la fois un ethos, une hexis. Bref, une « attitude » (p.199 : Kobe Desramaults).           
 
Un livre puissant par ses témoignages cohérents et pertinents (Redzepi, Ducasse, Adria, Petrini, Duris…) sur l’entrée dans le W50, l’obtention et la perte soudaine de l’étoile, ses passages très drôles et plus déchirants notamment les départs, à absorber d’une traite puis méditer sur une fantastique navigation dans un format pléiade ironique. La vie continue de plus belle. Inaki AIZPITARTE, l’un des rares à faire époque dans son époque, toujours prêt au chapeau magique, rôtit au Petit Grill Basque, à Saint-Jean-de-Luz : « Il faut maintenant penser à la suite du Château. Je sens que c’est la fin d’une époque. Il faut autre chose. Aujourd’hui, j’ai deux options, soit je vends soit je tente un coup. Mon idée c’est d’arrêter le menu unique et de passer à la carte pour redevenir un vrai bistrot parisien. Çà fait sens. On tente ».    
 
Delphine ZAMPETTI œuvre chez Maya : « C’est une belle histoire qui commence et une belle preuve d’amour » (p.366).       

Un homme, une montre

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Matt HRANEK
Titre : Un homme, une montre
Editeur : E/P/A HACHETTE LIVRE
Date de parution : 23 octobre 2024
 

Matt HRANEK propose, dans le présent livre, des montres emblématiques racontées par des hommes qui les ont portées. Soulignons d’emblée l’originalité du propos car tout enfiévré de montres connaît de nombreux magazines, livres culte et luxueux, grands catalogues sur les garde-temps prestigieux. Tout dingue de la trotteuse voit également l’intérêt de bien des stars planétaires, personnalités connus et reconnus pour cet accessoire d’émotions que représente une montre, objet d’art, cadran astral portatif : « C’est un passe-temps peu courant, qui peut maintenir un homme éveillé jusqu’aux premières lueurs de l’aube, absorbé par l’étude des plus infimes détails » (Geoffrey Hess, p.127 contemplant sa Rolex Eagle Beak Tropical Submariner Référence 5512).
 
Rarement un ouvrage à la présentation soignée et à l’édition élégamment cartonnée ne méritera autant son nom de présent de festivités de fin d’année et de toute l’année. En effet, de la Rolex Daytona de Paul Newman à l’Oméga Speedmaster de l’astronaute Wally Shirra, première montre à voyager sur la lune, ce livre retrace l’histoire de 76 montres les plus iconiques et emblématiques. Chaque chapitre circonscrit une montre et son histoire, racontée par son actuel propriétaire dans un entretien exclusif mené par l’auteur lui-même. Au total, une vingtaine d’entretiens (Éric Rippert*** au Bernardin à New-York, Nas, rappeur et entrepreneur, Mario Andretti, pilote automobile de légende, ou encore Kikuo Ibe, Paul Boutros, Eng Tay…) accompagnés de splendides photographies originales et inédites.
 
Des chapitres complémentaires vous plongent au cœur des archives des plus grandes maisons, vous offrant un accès privilégié et rare à leurs merveilleuses créations. La Rolex Daytona de Paul Newman, cristallisait un cadeau de sa femme, Joanne Woodward. L’Omega Speedmaster de l’astronaute Wally Schirra, voyagea sur la lune. La Submariner de Sylvester Stallone symbolise sa conscience de la réussite. La Patek Philippe en or de Nas, exprime son style singulier. La Rolex Oyster Perpetual que portait Sir Edmund Hillary a atteint le sommet de l’Everest. Qu’il s’agisse d’un chef d’œuvre d’art et de précision ou d’un simple bijou chargé d’une valeur sentimentale : une montre a toujours une histoire à raconter.
 
Signalons d’emblée les belles photographies de Stephen Lewis et l’incipit au père, grand amateur et collectionneur de montres. Dans une émouvante préface, l’auteur de ce beau livre de luxe qui nous fait voyager, rêver à la haute joaillerie horlogère nous conte la Rolex Oyster Perpétual Datejust en acier inoxydable de son père. Les histoires de transmission des cadrans noirs de père à fils, les imaginaires familiaux autour des garde-temps ferait l’objet d’un livre à part entière. Les montres ne représentent pas seulement un objet fièrement arboré au poignet indiquant l’heure.
 
Elles couronnent parfois la première année de succès d’une entreprise (p.13). Elles s’inscrivent dans un patrimoine de motos, de berlines, d’architectures. Une montre incarne un secret intime qu’il faudra apprivoiser, un jardin sentimental plus précieux que toutes les autres bien plus onéreuses de la collection. C’est souvent le souvenir puissant et quotidien d’une figure charismatique disparue : « Ma montre me rappelle les miens chaque fois que je la regarde, et aucune autre au monde, quel que soit son prix, ne pourrait en faire autant » (Josh Condon, p.120, arborant une magnifique Movado Moon Phase). La montre marque aussi des occasions bien spéciales, fait rayonner une personnalité au monde. Les hommes à montres se repèrent tout de suite.
 
Avec la maturité, des histoires fascinantes se dessinent. On regrettera, par parenthèse et au passage, une typographie pas toujours espacée. L’un des grands intérêts de cette ouvrage original tient dans la plongée dans les archives des grandes marques, les témoignages précieux des collectionneurs. La montre relie les chanceux aux êtres qui leur sont chers (p.15). Les montres attisent le dialogue entre vivants et invisibles, riches célèbres et humbles moins illustres.
 
Matt HRANEK, dans ses premières pages, évoque, à propos d’un modèle iconique, une anecdote touchante peu connue : « La Rolex de Paul Newman. Ce modèle est, pour beaucoup, la montre par excellence, un objet de collection au prix démentiel que certains ont recherché pendant des années. C’est le saint Graal pour quantité d’amoureux des montres. La Rolex avait été offerte à l’acteur par sa femme, Joanne Woodward, en remplacement de la première Daytona dont elle lui avait fait cadeau -une référence 6239- et que Newman avait donnée au compagnon de leur fille ainée, Nell, en 1984 ».
 
Une montre mythique qui électrise ceux qui l’approchent surtout pour son inscription au dos (p.15) : « (Drive slowly) Conduis prudemment. Joanne ». Une montre dépasse l’émotion, le frisson. Aujourd’hui, Cléa, la plus jeune fille de Newman, légende absolue, porte sa montre quand elle monte à cheval ou jardine. Une montre représente un objet technique mais son histoire marque le monde. Il faut également saluer les mois de travail, le périple à travers la planéte, effectué par l’auteur. Éric Ripert, grand chef au Bernardin, à New-York, nous touche avec la singularité de sa Vacheron Constantin Historique American 1921, offerte par Maguy Le Coze, pour les 20 ans du restaurant.
 
Les montres brillent dans les grandes occasions de fêtes. Mario Andretti, pilote automobile de légende, explique qu’il emportait toujours quatre ou cinq montres sur les circuits (p.25). Benjamin Clymer décrit comment il a son Oméga Speedmaster Mark 40 dans le sang (p. 31), offerte par son grand-père. La passionnante visite dans les archives de Cartier (p.34) nous éclaire sur tous les prestigieux modèles de la marque. A noter page 38 : la montre arborée par Alain Delon. La diversité des modèles élude la monotonie. Ainsi, Kikuo Ibe, créateur de la Casio G-Shock, expose sa révolution numérique (cf. p.160 : Casio F-7).
 
Nas, musicien et entrepreneur, évoque avec fièvre, son goût personnel pour les montres à travers sa Patek Philippe Nautilus Référence 5712R. En homme avisé, il sait que le temps est une illusion : « Avant même qu’on s’en rendre compte, il est déjà trop tard » (p. 58). Qu’elles soient de tranchée (p.63), portées par Elvis Presley, de plongée, de sport, de Formule 1, de polo (reverso), fantaisie telle la swatch de New York (p.75), de la nasa (p. 101), objets de famille et de méditation, d’alpinisme au sommet de l’Everest comme cette Rolex Oyster Perpetual de Sir Edmund Hillary, les montres, nuages célestes et actes de don transportent les hommes vers d’autres échelles de valeur (p. 97 : Jaeger-Lecoultre Deep Sea Alarm ; Cf. aussi la Jaeger-Lecoultre Reverso de David Coggins).
 
Un autre mérite de ce bel ouvrage de chevet et de Noël consiste à nous rendre visibles des prototypes jusque-là inconnus sauf des experts (p.103 : Omega Speedmaster Alaska Project DOS). Même si les collectionneurs de modèles vintages achètent et revendent parfois leurs bijoux de famille, il existe des exemplaires uniques dont ils ne se déprendront jamais (Universal Genève Compax, p.110). En méditatif, Hamilton Powell, heureux propriétaire d’une Seaferer Abercrombie & Fitch (p.114) devise : « Prendre un moment pour remonter ma montre quotidiennement revient à consacrer vingt secondes de ma journée à questionner le sens que je veux donner au temps dont je dispose, à me demander si je vis pleinement chaque instant » (p.117).
 
Un garde-temps articule une rencontre entre un amour pour la culture, la technologie et le design (p.130 : très pure et sobre Audemars Piguet 1938 de Michael Friedman). Il reflète parfaitement l’être qui la porte : « j’ai une préférence pour les plus discrètes » (p.146). On découvrira également dans ce beau livre empli de souvenirs et de modernité, les archives parisiennes d’Hermès rarement entrebâillées (p.148) où des montres pour golfeurs présentent un mouvement mécanique dissimulé dans une boucle de ceinture en argent niellé (p.153).
 
Le chapitre conclusif de l’ouvrage nous entraîne dans un territoire spécifique et peu exploré : les montres militaires (p.168 : Rolex Military Submariner Référence 5517) y compris le bijou affiché par Sylvester Stallone avec lequel il entretient un lien émotionnel fort : Gold Rolex Submariner Référence 1680/8 (p.181). On finira en se mirant délicatement dans la sublime, adjectif pour une fois pas du tout galvaudé, Patek Philippe Référence 2503 (1952) d’Andy Warhol, exemplaire unique orné d’élégantes cornes en goutte d’eau et aiguille en forme de feuille.  

117 livres

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