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Marseille en résistances

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Michel PERALDI, Michel SAMSON
MARSEILLE EN RÉSISTANCES
Fin de règnes et luttes urbaines.  
La Découverte
Février 2020

 
Michel SAMSON, correspondant du journal LE MONDE en région PACA, compagnon de route du réputé documentariste Jean-Louis COMOLLI, jadis auteur de films remarqués sur la vie politique massaliote, connaît bien la ville fondée par des Grecs de Phocée. En effet, après avoir enquêté sur le Front national à Toulon, en 1997, il a écrit avec son co-auteur anthropologue Michel PERALDI, en 2015, un ouvrage devenu classique : « Gouverner Marseille, enquêtes sur les mondes politiques marseillais ». Les deux complices signèrent également une sociologie de Marseille, en 2015, à la Découverte.

En préambule, nous rejoignons, sans réserve, l’attention attirée par Stéphane OLIVESI, Professeur de SIC à l’UVSQ sur l’originalité épistémologique du livre : « Il importe de souligner que cet ouvrage ne relève ni d’un essai journalistique, ni d’un travail académique au sens usuel mais opte pour une voie intermédiaire. De ce fait, le lecteur pourra déplorer ou, inversement, louer le parti pris éditorial qui consiste à associer l’investigation empirique, la production de données factuelles, à la mobilisation de problématiques et concepts importés des sciences sociales. À ce titre, l’ouvrage investit un espace éditorial peu fréquenté.

Plus essentiel, il invite les chercheurs à s’interroger sur leur rapport au « terrain », aux données empiriques, à la vision parfois trop savamment construite qu’ils déploient comme pour se prémunir de toute confrontation au réel. Car le risque existe pour les sciences sociales de finir par se détourner de la réalité au profit de représentations qui, à la vérité, ne parlent qu’au monde académique et, plus insidieux, que du monde académique. Là, les auteurs partent des faits, les mettent au jour mais proposent aussi une mise en intelligibilité des phénomènes observés.

Et cela n’est possible que parce qu’ils saisissent ces faits à partir de grilles de lectures et de questionnements qui font écho à des problématiques contemporaines de la recherche » ( https://journals.openedition.org/lectures/42961).

Le présent volume se veut donc la suite de leurs investigations sur celle que l’on nomme MARSELHA en occitan provençal. D’emblée, la dédicace donne la tonalité grave du propos puisque ce livre « est dédié à Cherif, Fabien, Julien, Marie-Emmanuelle, Niasse, Ouloume, Simona et Taher, morts le 5 novembre 2018 rue d’Aubagne. Et à Zineb, morte le 2 décembre 2018 des suites d’un tir de flashball ». Dans leurs pages liminaires, les auteurs reviennent sur la terrible catastrophe de ce jour de pluie (p.7) où les trombes d’eaux joueront un rôle éminemment politique. Ce drame s’origine uniquement dans la vétusté.   

La seule consonance des prénoms des disparus (p.8) dans des circonstances tragiques, éclaire déjà la nouvelle complexité sociologique de ce quartier, cœur historique de la ville, à quelques pas du Vieux-Port, souvent présenté par les médias comme foyer de pauvreté. On décompte bien deux sans-papiers mais les autres victimes déjouent totalement la loupe erronée des télévisions nationales. En effet, « une étudiante italienne en sciences économiques et sociales et son ami, italo-sénégalais en visite ; une jeune étudiante, un artiste peintre, militant aguerri de la lutte urbaine sur le marché de La Plaine, une grand-mère comorienne » (p.8) ont trouvé la mort, broyés par cet effondrement de fin du monde en dominos.

Très vite, les élus très locaux réagissent maladroitement. « La Mairie est l’institution responsable, coupable de négligence envers l’habitat vétuste… accusée d’incompétence dans le traitement et l’évaluation du phénomène, de mépris et de légèreté dans le traitement émotionnel… » (p.9). Il ne faudrait pas pour autant réduire la politique locale à un théâtre pagnolesque mais envisager ses dynamiques économiques propres et sa spatialisation d’urbanisation dont les auteurs ne traitent pas dans ce livre.

En guise de positionnement introductif, nous rappellerons quelques analyses magistrales sur Marseille : du géographe Marcel Roncayolo, L'imaginaire de Marseille. Port, ville, pôle, Lyon, ENS Éditions, coll. « Bibliothèque idéale des sciences sociales », 2014 ou son essentielle thèse pour comprendre la géographie urbaine de la cité phocéenne, Les grammaires d'une ville. Essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, Editions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1996.

On notera, sur la stratification des migrations, le décisif livre de l’historien Emile TEMIME intitulé Migrance. Histoire des migrations à Marseille, Aix-en-Provence, Edisud, en trois volumes. Dans une veine plus littéraire de psychologie sociale, de Frédéric VALABREGUE, aujourd’hui épuisé, « La Ville sans nom », P.O.L., 1989. Maquillant les causes réelles en catastrophes naturelles, aucun élu ne manifestera émotion ou compassion. Les révélations atteindront leur paroxysme émotionnel avec la certitude que « trois élus de la majorité municipale sont eux-mêmes des marchands de sommeil, propriétaires de taudis qu’ils louent dans le centre-ville » (p.10).

Le C5N (Collectif du 5 novembre) créé à l’occasion du drame, installe à la fois une solidarité réelle et un travail symbolique de deuil par des manifestations relayées par des partis politiques (LFI notamment) et des syndicats de quartiers puis des ONG (Fondation Abbé Pierre). Par la question centrale du logement insalubre, des acteurs de terrain s’installent dans le paysage politique marseillais. Le « système notabiliaire » (p.12) des jeux égotiques se voit dépassé à l’image du basculement du 28 octobre 1938 où le sinistre des Nouvelles Galeries, grand magasin situé sur la Canebière, ayant causé la mort de 73 personnes, provoque la démission du maire Henri TASSO et surtout, unique dans l’histoire de France, place la Ville sous la tutelle de l’État jusqu’en 1944.

Aujourd’hui, fort modestement, Michel PERALDI et Michel SAMSON, fins connaisseurs de l’organisation urbaine et de ses paysages (p.13), entreprennent une nouvelle exploration axée sur les récentes transformations d’une ville-laboratoire qui s’incarne dans un nouvel esprit.

La continuité idéologique d’un système politique ancré depuis des décennies rencontre « l’énigmatique plasticité du réel » (p.15). Les auteurs abordent alors scrupuleusement des thématiques pour le moins rarement frayées : la condamnation de Sylvie ANDRIEUX en 2013 pour détournement de fonds publics, le PS et le clientélisme municipal, le développement du tourisme, l’irruption des femmes dans les enjeux municipaux qui dissimule mal une vision libérale de la gestion politique. « Marseille ne nous apparaît pas différente ou singulière, avancée ou retardée, mais simplement en prise sur une réalité et des dynamiques générales, au moins françaises sinon mondiales » (p.16).

Parmi les portraits des anciens cadres politiques, on notera les passages accablants ou hilarants, au choix, sur les élus « peu présentables » (p.30) qui ne savent pas construire une présentation de soi médiatique. Il s’agit, par exemple, ici d’un marchand d’esques (appâts pour la pêche) : « A un physique portant au ridicule s’ajoutait une vie d’une grande banalité comportant de larges pans d’indicible peu valorisant, enfin une manière de mettre en récit la pratique politique ramenant l’essentiel des activités politiques à des « coups », des entourloupes, du théâtre et des manipulations » (p.31).

Du « Falstaff provençal » (P. Menucci) à la « passionaria des quartiers Nord »  (S.Ghali) ou la « patronne » Martine Vassal (p.100), tous résident dans un ethos incompatible avec la grandeur au sens pratique et symbolique auxquelles ils aspirent (p.36). Autre phénomène totalement nouveau : l’incontestable présence touristique (p.75) massive installée depuis 2019 (5 millions). Marseille se singularise, en effet, par l’existence et la permanence d’une centralité commerciale populaire toujours vive et invasive malgré l’irruption des affairistes et des promoteurs (p.77).

Pour tous les arrangements sans lesquels le commerce ne serait pas rentable, « il est primordial de connaître quelqu’un à la mairie ou au conseil général » (p.80). Cette logique des interstices révèle une spécificité où la concurrence entre les commerces de centre-ville et ceux d’une centralité marchande populaire, singulière et complexe, définit des frontières urbaines et sociales structurant des rapports de classe (p.81). Autour de la vivacité de la rue d’Aubagne, un feuilletage de mixités et d’énergie attirent « des peuples de l’intérieur, des touristes comme des voyageurs de passage » (p.83).

Les auteurs montrent judicieusement que deux éthiques commerciales prévalent : l’univers de la boutique et celui de la rue vécue comme mise en scène de la frénésie marchande telle une fête (p.85). Autre tableau qui caractérise le tissu urbain phocéen : l’économie résidentielle se fonde avant tout sur la spéculation comme régime de profitabilité (p.88). La spatialisation de l’habitat présente ainsi des ERF (ensembles résidentiels fermés). En 1960, on comptait 72 résidences de ce type (p.90). La privatisation condominiale s’impose en mode de gouvernement, lequel entretient un entre soi social protégé (p.91).

Pourtant, en 2019, le collectif fait méthode aujourd’hui notamment à travers les états généraux pour une « Marseille vivante, accueillante et populaire » (p.147 : 75 associations). Cette autre manière de concevoir la politique s’exprime pleinement dans le dialogue entre des acteurs de terrain : la Fondation Abbé Pierre, le C5N fondé dans le quartier Noailles. Par de-là le militant ou l’élite, des permanents et des circonstanciels (p.149) agissent concrètement. Cet « agir communicationnel », pour reprendre un concept habermassien souvent manié, s’exprime, aussi à travers le Collectif CVPT (Un Centre-Ville pour Tous, p.153) dans le cadre de la rénovation du quartier de Belsunce.

Ces tactiques populaires au potentiel révolutionnaire se renforcent par la nature paradoxale des organisations (pp.159-160). Ce nouveau style politique repose sur l’absence de structures qui ne perçoivent aucun financement, ne possèdent pas de local, ni porte-parole ni hiérarchie mais fonctionnent à la mobilisation permanente d’individus quasi interchangeables mais en relation ininterrompue (p.161). L’émergence de Mad Mars sur l’effondrement des institutions en témoigne. Ces collectifs traduisent des formes d’expression et d’action des classes moyennes consécutives aux nombreux dysfonctionnements de la ville (p.164).

Depuis les années 2010, des luttes urbaines naissent des industries créatives (pp.186-197) mais la gentrification ne fait pas sens à Marseille. Il faudrait davantage parler d’un mouvement de multiplicités anonymes, d’une circulation où « fonctionne à plein les jeux de notoriété, les solidarités de milieux et de bandes, les réseaux relationnels affranchis des ancrages institutionnels locaux » (p.197). L’échelle des sociabilités et des solidarités ne se résume pas, ici, à une proximité mais un espace déterritorialisé dans lequel des réputations, des recrutements et des affinités professionnelles se nouent (p.197).

Sur ce laboratoire urbain, on lira avec profit les pages consacrées aux mondes souvent peu évoqués de la création précaire (p.205), la combinatoire des sociabilités du quotidien autour des comptoirs, des Clubs et des cercles de passionnés dans une logique de partage des plaisirs (p.206). Ces solidarités informelles interpersonnelles rompent avec les notabilités locales qui ne représentent plus qu’elles-mêmes (p.211).

Ce schisme social profond entre des agoras ordinaires de villages provençaux au sens de Maurice Agulhon (p.212) où se joue un monde nouveau et le pragmatisme des professionnels de la politique, dessine la vacance d’un véritable projet de développement de la ville (p.215). Ce hiatus érige pourtant les nouveaux laboratoires du vivre ensemble cristallisés dans le cas marseillais mais les auteurs ne l’abordent qu’en guise de conclusion.

Trigano loves you

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Serge TRIGANO
 Trigano loves you
Du Club Med au Mama Shelter, la saga de la famille Trigano
 Albin Michel
 Date de sortie en librairie : 1er octobre 2020

 
La famille TRIGANO marqua profondément le monde des vacances et des loisirs et son imaginaire. Raymond TRIGANO, l’arrière-grand-père spécialisé dans le matériel de plein-air, auteur du slogan : « Le camping, c’est Trigano ! ». Gilbert TRIGANO, le grand-père, co-fondateur du Club Med, grava dans toutes les mémoires un autre pitch publicitaire extraordinaire : « Le Club Med : la meilleure idée depuis l’invention du bonheur ! ». Serge TRIGANO, dans les pas de son père, fonde le Groupe Mama Shelter avec ses deux fils, Jérémie et Benjamin : « Mama loves you ».

Ce livre relate la solaire saga familiale qui influença toutes les générations des trente glorieuses aux années 2020. Serge TRIGANO, après des études de sciences économiques, intègre le Club Méditerranée où il occupera tous les postes, de GO à Président avant son éviction en 1997. En 2008, il lance le Mama Shelter, un nouveau concept d’hôtellerie urbaine : décoration décalée, équipement de cinq étoiles à des prix de trois, cuisine imaginée par des grands chefs étoilés (Alain SENDERENS, Guy SAVOY).

L’histoire commence toujours par un caïque, cette petite embarcation rustique que les Trigano affectionnent. La saga de la famille va d’éblouissements en effondrements depuis quatre générations. Savon de Marseille, épicerie, torréfaction, textile, fabrication de rétroviseurs, quincaillerie, bâches, camping, séjours touristiques, lieux de séminaires, hôtellerie lifestyle : un siècle d’affaires et de rebondissements.

Des traits de personnalité prédominent tout de même à chaque génération : des efforts d’adaptation permanents face aux fluctuations du monde, l’anticipations des conséquences de ces changements sur les métiers, l’acceptation des aléas et des revers de fortune (p.12). C’est avec beaucoup d’émotion, de sensibilité et de tendresse que Serge TRIGANO se raconte et conte ces algériens de père et turcs de mère, qui s’installèrent en France à la fin de la seconde guerre mondiale.

Admirablement persévérants, dotés d’un sens du rare négoce et d’un désir d’intégration de toutes les cultures, porteurs de valeurs essentielles, les Trigano symbolisent une histoire d’amour, de passion et de rêve. Les vacances, le temps hédoniste et oisif existent déjà dans le parfum du temps au début du XXème siècle. En 1935, un russe champion de natation, Dima FILIPOFF, crée le Club de l’Ours blanc, à Calvi mais la guerre éclate mettant fin à l’insouciance. A la Libération, l’envie de vivre s’intensifie.

Un petit groupe d’hommes et de femmes, Paul Morihien, Mario Lewis, Tony Hatot, Gérard Blitz entre autres, souvent sportifs, champions de natation ou de water-polo, se lient d’amitié au fil des compétitions. En 1949, le même Dima FILIPOFF retourne en Corse pour fonder, en association avec Edith FILIPACCHI, toujours à Calvi, un village de toile nommé le Club Olympique. Gérard BLITZ a 37 ans. Cet ancien champion de water-polo engagé dans la résistance, rêve d’un monde meilleur. Une seule vocation : apporter du bonheur aux autres (p.14). Ces avant-gardistes des congés détente s’intéressent au yoga, au goût du paradis terrestre.

Les idées prennent forme : recréer et partager, offrir aux gens un lieu de beauté, chaleur, gentillesse, loin des contraintes et des habitudes, ils profiteront de la vie (p.15). Hélène LAZAREFF, fondatrice du magazine ELLE, fonde « les villages magiques ». Les valeurs semblent évidentes : le sport, les rencontres conviviales et joyeuses, les éléments naturels des rivages méditerranéens, la mer transparente, les oliviers, la chaleur. Tout un imaginaire bien réel pour effacer la guerre. Gérard BLITZ n’a pas d’argent et pas de partenaires. Il veut s’installer aux Baléares, à Alcudia, sur l’île de Majorque.

Son concept est simplissime : un village de toile avec un bar, un restaurant et des activités sportives (p.16). Il parcourt l’annuaire pour trouver un fournisseur de tentes de camping et tombe sur Trigano père et fils. Gilbert Trigano décroche. C’est un coup de foudre (p.17). Pour une idée plus précise de la rencontre, on se reportera à Gilbert TRIGANO, La Saga du Club, Paris, Grasset, 1998. Le 27 avril 1950, les statuts de l’association Club Méditerranée sont déposés. Une des plus belles épopées du XXème siècle. La construction d’une grande marque s’accompagne sans cesse d’innovations majeures.

Première idée de génie : le « tout compris ». (p.19). Les vacanciers partent l’esprit libre. Deuxième idée astucieuse de marketing direct : la mention « complet » sur les affiches dans le métro. Le Club renvoie à une sorte de « magie » de lieu : liberté, lumière, fraternité, nonchalance, rire. Pourtant, les tentes prennent l’eau et la tempête fait rage aux Baléares. Le Club inaugure un lien fort avec sa communauté bien avant tous les réseaux sociaux. Les réunions, d’après-vacances, à Paris, font le plein avec des G.O (gentils organisateurs) et des GM (gentils membres), autre invention de la société éditrice d’un journal, « Le Trident ».

Tous ces outils modernes de communication fédèrent une communauté humaine au fort sentiment d’appartenance (p.26). Marcel HANSENNE, rédacteur du chef de l’Equipe, restituera bien cet esprit du voyage : « Partir, tout quitter ….aller loin puis s’arrêter là où tout est différent. Vivre enfin face au soleil, à la mer, au vent, rire, chanter, pêcher, nager » (p.27). Il s’agit de fuir la monotonie parisienne pour poursuivre un rêve de fête, tout oublier. Autre dispositif essentiel au cœur du village : le bar, espace de convivialité par excellence. En 1952, le succès total advient avec l’île grecque de Corfou.

En 1955, « les gens font la queue sous la neige et prennent littéralement d’assaut les bureaux dès l’ouverture » (p.32). Avant Meetic, le Club devient « le plus grand facilitateur de rencontres amoureuses au monde ! » (p. 33) même si « Les Bronzés » ne feront jamais rire Gilbert TRIGANO. Très vite, ce précurseur créatif inaugure les vacances à la neige pour pallier les déficiences de la trésorerie hivernale. Mieux, autre idée géniale, il libère les esprits de la question de l’argent avec « le collier-bar » (p.37). Buffet à volonté, vin à discrétion, vacances à crédit, autant d’améliorations essentielles du service au client.

La folie du Club Méditerranée passe au statut de « phénomène de société » en tant qu’empire auprès duquel les vacanciers règlent leurs vacances à l’avance. Pourtant, des difficultés de gestion de trésorerie apparaissent parfois dans certains villages. Les banques, encore une fois, s’illustrent par leur clairvoyance : « Le Club n’a aucun avenir » (p.39). Il faudra le soutien politique d’Hassan II et l’amitié pécuniaire du baron Edmond DE ROTHSCHILD, pour sauver le groupe. Grâce aux personnalités hautes en couleurs des chefs de village, toute la jet-set parisienne se rue au Village d’Agadir dans les années 70 (p.42).

Toute entreprise de taille mondiale porte une vision sculptée par un homme. Gilbert TRIGANO rêvait de comédie au grand dam de son père, Raymond, torréfacteur de café à Saint-Maurice dans le Val de Marne. Suite à l’incendie de son usine, toute la famille retiendra son adage : « La ruine n’est pas une fatalité. Il ne faut pas s’attarder sur un échec mais repartir » (p.49). Gais et unis, la famille continue. Le petit Gilbert se singularise par son brio, son sens de l’écriture et son incroyable don pour le calcul mental.

A Montreuil-sous-Bois, ses camarades feront de belles carrières de comédiens : Jean-Marc THIBAUT, Serge REGGIANI, Daniel GELIN, Jean CARMET. Résistant, proche du PCF, journaliste à l’Humanité (p.54), à 25 ans, Gilbert TRIGANO accepte enfin un « emploi sérieux » dans la fabrique de bâches pour camions de son père. Il pressent que le Club Méd formera « l’œuvre de sa vie et saura mieux que personne donner vie à leur rêve » (p.57). Visionnaire talentueux, orateur charismatique, négociateur subtil, il a su mondialiser sa société et surtout conserver l’esprit Club, un savant mélange de convivialité, de joie de vivre intense (p.76). 

Ce créateur de bonheur réussit à accomplir le tour de force de donner l’illusion à ses salariés qu’ils ne travaillaient pas mais vivaient une vocation (p.79). En grand patron de gauche qui refusa le poste de ministre du Tourisme de François MITTERRAND, cela ne l’empêche pas de traiter avec toutes les sphères du pouvoir partout sur la planète : rois, ministres, Chefs d’état. Son dialogue avec le pape Jean-Paul II ou Bernard Pivot témoignent d’un exceptionnel sens de la répartie (p.95). Serge TRIGANO n’aura pas la tâche facile car la succession s’avère presque impossible.

Après avoir franchi tous les échelons du rude apprentissage d’héritier, il rejoint le siège en 1985. Deux évènements bouleversent sa prise de pouvoir de la seule entreprise mondiale dans l’industrie du tourisme : le 2 août 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït ; le crash de l’avion transportant les GM de Dakar au Cap Skirring. Il n’y aura plus de bonheur (p.123). Ce drame précipitera le départ et la disparition de son père. En 1994, à Agadir, a lieu la passation des pouvoirs. En 1996, les AGNELLI, estimant que Serge TRIGANO trahit le marché, demande son éviction dans une scène digne du « Parrain » (p.132).

Trainé dans la boue, meurtri, le fils TRIGANO contracte bien des détestations, commissaires aux comptes et banquiers en tête (p.185), traverse un grand désert mais il sait rebondir grâce à une famille exceptionnelle (p. 141) et Philippe STARCK. La nouvelle aventure se nomme Mama Shelter en 2008 : un nouveau concept d’hôtel urbain, « un projet social du XXIème siècle » (Cyril AOUIZERATE, p. 154). Shelter se traduit par abri et Mama représente « la femme la plus aimée au monde ».

Souvenirs d’enfance et hommage à sa mère, ce concept citadin représente une nouvelle façon de découvrir les villes (p. 161), une vision philosophique et politique (p.176). Le gang TRIGANO, cette dynastie pas comme les autres, avec tendresse, amour et gentillesse, croit à ses intuitions (p.210). En 2025, il y aura une centaine de Mama dans le monde (p.212). L’âme des entreprises émotionnelles (p.218) ne se remarque pas. Elle s’incarne dans une ambiance, des attitudes, des relations humaines, œuvrer tous ensemble à tisser une dimension pour choyer la vie. 

Pauvre Petit Blanc

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Sylvie LAURENT                        
Pauvre petit Blanc
Le mythe de la dépossession raciale
Editions de la Maison des Sciences de l’Homme
Septembre 2020
 

Sylvie LAURENT, historienne et américaniste, maîtresse de conférences à Sciences Po, chercheuse associée aux universités d’Harvard et de Stanford, travaille sur les questions de race et de classe aux Etats-Unis. Elle a notamment publié Homérique Amérique (Seuil, 2008), Martin Luther King (Seuil, 2015), La couleur du Marché. Racisme et néolibéralisme aux Etats-Unis (Seuil, 2016). Dans cette nouvelle enquête, elle pratique une archéologie conceptuelle des sources et une généalogie axiologique contemporaine afin d’analyser finement le mythe de la dépossession raciale.

Elle déconstruit l’étrange idée selon laquelle les Blancs seraient aujourd’hui, au même titre que les minorités, victimes de discriminations, voire d’un « racisme anti-Blancs ». Résultat d’une conscience raciale blessée, cette croyance s’origine dans les Etats-Unis du XVIIIème siècle. Donald TRUMP politise sa promesse de restauration d’une préséance blanche perdue confisquée par d’autres. Cette rhétorique victimaire traverse, de nos jours, l’Atlantique pour imposer la fantasmatique du déclin ou de la stigmatisation de l’homme blanc.

En dévoilant les origines de ce discours, Sylvie LAURENT démontre que le « pauvre petit Blanc » relève du mythe, d’un tour de passe-passe des élites blanches qui s’approprient la posture de l’opprimé afin de préserver leur statut et leur privilège racial vivement contesté depuis les années 1960 jusqu’au Black Lives Matter. Dans sa longue introduction de 31 pages, Sylvie LAURENT pose le problème de la légitimité de la blancheur et non de la blanchité en tant que force unifiante. Par opposition à l’Europe, elle concentre son étude sur les Etats-Unis où la définition même de l’américanité équivaut strictement à la couleur.

« Être blanc n’est ni une caractéristique biologique ni une apparence physique. C’est un rang, un statut, un patrimoine » (p.14). Il y aurait une conspiration pour déchoir les Blancs de leur position, un fantasme de dépossession raciale, une spoliation. Mobilisant des références telles que Toni Morrison ou Chester Himes, l’auteure interroge cet ahurissant étonnement, ce retournement historique surprenant qui définit la structuration victimaire selon laquelle des millions de Blancs américains ont le sentiment, en raison de leur couleur de peau, de se vivre tels des « pauvres petits Blancs ». Le titre de l’ouvrage pointe une ironie épistémologique à double titre.

D’une part, parce que Sylvie LAURENT maîtrise parfaitement le sujet de la pauvreté américaine abordé dans sa thèse de doctorat publiée sous le titre suivant : « Poor white trash, la pauvreté odieuse du Blanc américain » aux Presses Université Paris-Sorbonne en 2011. Cette victimisation fantasmée des Blancs correspond à l’outrageante invisibilisation des souffrances racistes subies par les non-Blancs. D’autre part, car elle essaie de comprendre les mythes et mythologies qui traversent la société américaine contemporaine souvent occultés par les Américains eux-mêmes. Par-là, elle déconstruit ses soubassements idéologiques. Toute son enquête conceptuelle démontre que si les structures du pays produisent la race par la systématisation des discriminations, elles ont également fabriqué son angoisse consubstantielle : la peur chez les Blancs de la dépossession (p.16).

La croyance en cette fièvre obsidionale a produit des affects, anxiété, mélancolie, rancœur, ressentiment parmi les Blancs pourtant dominants, facteur le plus déterminant du vote pour Trump (p.17). Cette logique de persécution engendre l’émergence d’une subjectivité collective comme catégorie politique (p.18). L’électorat ébloui par le « Make America great again » dans son fantasme de rétablissement d’un ordre ancien, sans se percevoir comme raciste, requiert une « politique de l’identité blanche » explicite. Le paradoxe saisit dans la volonté de restaurer une préséance raciale dont ils n’avaient jamais cessé de bénéficier.

La grande spécialiste des structures américaines réfute toute lecture journalistique, sociologique voire ethnographique ou universitaire simpliste qui consisterait dans la thèse suivante : « les classes populaires blanches occidentales seraient en colère et cette juste colère face aux affres de la mondialisation aurait rendu inexorable la victoire aux Etats-Unis d’un candidat promettant le retour à des emplois industriels, le protectionnisme économique et l’évincement des élites condescendantes du pays » (p.20).

Or, il existe une spécificité et une historicité proprement américaines en particulier le rôle de l’idéologie raciale dans la perception du statut social voire de la conscience de classe. Le lieu commun du discours néo-réactionnaire du petit Blanc malmené séduit à droite comme à gauche (p.29). Cette idéologie de l’insécurité culturelle vise à délégitimer les demandes de justice raciale émanent des véritables discriminés (p.30).

Sylvie LAURENT démontre comment, dans ce livre dense et essentiel qui prolonge ses travaux antérieurs, cette démocratie réactionnaire non seulement normalise les théories de l’extrême droite mais efface l’expérience des classes populaires immigrées ou racialisées, qui ne sont pas créditées de la même souffrance de classe et moins encore d’appartenance à la nation. Autrement dit, au-delà de son internationalisation politique et médiatique récente, l’histoire du « pauvre petit blanc » trouve nonobstant son ancrage originel aux Etats-Unis où naquit dès le XVIIIème siècle une dialectique entre classe et race qui lui donna corps. (p.31).

L’expression axiomatique de dépossession raciale se formule dans le cadre épistémique lockien d’une conception libérale et moderne du citoyen où la citoyenneté se pense comme patrimoine. Le citoyen américain gagne sa liberté, mérite son statut, conquiert son confort matériel par son corps et sa force de travail. Toute remise en cause de ce patrimoine se perçoit en tant que confiscation (p.35). La mercantilisation effrénée et la prédation spécifique à l’âge néolibéral entraînent une aggravation des inégalités de richesse, de dignité et de pouvoir qui nourrit, en retour, la rhétorique de la spoliation. Historiquement, la citoyenneté excluante prend sa source dans le fait esclavagiste que les Noirs américains étaient les biens des Blancs, propriétaires par excellence. Sur ce point, voir l’ouvrage décisif d’Aurélia MICHEL : Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Seuil, 2020. « Être blanc ou noir aux États-Unis n’offre pas d’accéder aux mêmes droits, n’expose pas aux mêmes situations sociales et détermine pour beaucoup la qualité de votre vie » (p.37). Sans considération biologique, ces catégories opératoires naturalisent l’attribution du pouvoir par assignation raciale.

« Être blanc est une distinction. Ne pas l’être est une différence » (p.39). L’idée de race blanche, inséparable de celle d’« Occident » se matérialisa dans le projet impérial américain où la distinction raciale se construisit comme la trame matricielle du destin national. Thomas JEFFERSON, théoricien de la supériorité raciale des Blancs, participa de l’édifice institutionnel de légitimation (p.41). Cette théodicée wébérienne du privilège ou cette sociodicée bourdieusienne à savoir une justification théorique du fait du privilège définit la couleur de peau comme position de pouvoir de l’individu, une praxis de l’avantage et de la préséance.

Aujourd’hui encore, les Noirs ne possèdent pas un droit égal à la vie et le mouvement Black Lives Matter rappelle que les vies noires « comptent » (p.43). Être blanc constituait un patrimoine à ne pas perdre. La ségrégation spatiale, historiquement construite, rendait impossible la familiarité avec la vie réelle des Noirs. Très vite, dans les années 30, les penseurs noirs américains, en particulier James BALDWIN, montrent que l’identité blanche renvoie consubstantiellement à la subordination noire.

Le pacte paradigmatique de l’abjection racialiste fabrique une peur blanche des Noirs et une idéologie de l’innocence blanche qui s’exonère du racisme (p.48). Dès la fin des années 60, les radicaux du Black Power posaient la domination blanche en termes structuraux. La romancière Toni MORRISON, suggérant l’urgence de l’appel à la réflexivité pour l’Amérique blanche, par ses travaux sur les ruses de la domination blanche, explorant les soubassements de l’imaginaire littéraire américain, retraça la genèse et les transformations des modalités d’énonciation de la blancheur afin de comprendre le processus de subjectivation racial.

Bien avant l’intersectionnalité, la suprématie blanche se déploie comme un système confiscatoire des droits fondamentaux et du pouvoir des non-Blancs par les Blancs (p.51). Dans l’espace public, les Blancs deviennent transparents. La blancheur incarne un mode d’être, une expérience sensorielle et politique. Ce geste performatif d’affirmation de sa supériorité invisibilise les acquis, fonde une culture macrosociale mais aussi individuelle, à bas bruit, dans les tribunaux et les habitus culturels.

« Le droit d’avoir des droits constitue le privilège blanc primordial » (p.54). Au-delà de la distinction spécieuse entre essentialisme et « communautariste », Sylvie LAURENT argue que l’invitation à la réflexivité adressée aux Blancs par les Noirs sur un système raciste structurel ou systémique qu’ils n’ont pas construit mais qu’ils perpétuent malgré eux, contribue non pas à penser une fragilité blanche mais à le reproduire (p.56). L’auteure justifie d’ailleurs, dans la note 44 de la page 60, son recourt au terme de blancheur par opposition à la notion de blanchité, par un attachement à l’identification des prodromes d’une domination raciale, à sa fluidité et ses métamorphoses.

L’analyse de l’histoire d’une nation blanche par la dialectique entre race et nation qui présida à la fondation du pays (note 13 de la page 81 sur la proximité réelle entre les Nazis et le Ku Klux Klan qui rassemblait près de 4 millions de membres en 1930), les pages sur la fabrique du ressentiment, Nixon et les Blancs méprisés (White ethnics), Reagan et l’homme blanc en colère, la discrimination inversée en tant que résistance aux politiques d’affirmative action, la blessure de la présidence Obama, l’irruption du peuple de Trump et le mythe du pauvre petit blanc déclassé, la terreur migratoire ou la haine de l’antiracisme, feront de cette somme un classique pour les étudiants curieux d’approfondir leur savoir mais aussi pour le public éclairé qui cherche à comprendre « l’homérique Amérique », ce grand pays dans lequel « l’altérité est forcément une altération » (p.308).          
      
 

Un Voyage pour la planète

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Landry ROUTHIAU
UN VOYAGE POUR LA PLANETE
Editions I&I Production Albi
Octobre 2020

 
Landry ROUTHIAU, jeune ingénieur trentenaire démissionnaire d’une grande entreprise, décide de tout quitter, de rompre avec la rondeur pâle des jours du métro parisien afin de voyager en Europe, dans 22 pays, pendant un an, avec son Combi Volkswagen, pour ramasser des déchets soit devenir un « éboutripeur », un éboueur voyageur. Cet acte courageux, parfois radical (p.297) et audacieux, tour à tour enthousiaste et effondré (p.304), aventureux et critique, contemplatif et intense, nous emporte dans un horizon de noblesse politique autant qu’un tour d’Europe pratique stimulant.

Honorons, d’emblée, l’intrépidité de Julien GIRAUD, un éditeur albigeois qui se présente comme suit : « J'ai 40 ans, marié, deux enfants et suis le fondateur de I&I production. J'ai tout plaqué en 2016... CDI, appartement, et suis parti voyager avec mon épouse et notre fille, à bord d'un vieux combi de 1976. Ce voyage aura duré trois ans. Aussi loin que remontent mes souvenirs d'enfance, j'ai toujours voulu écrire, alors j’ai écrit un livre.  J'ai raconté une histoire vraie, une tranche de vie, avec les interrogations et l'expérience qu'un tel voyage vous procure. Et puis j'ai posé mes valises, vendu mon vieux combi et me suis décidé à ouvrir I&I Production ».

 
Le récit détaillé d’un citoyen responsable qui lutte, chaque jour, pour défendre et conserver notre planète dans une vision du bien commun force l’admiration par ses actions. Les témoignages poignants abondent dans un ouvrage qui aborde la question écologique sans rien espérer des institutions souvent rattrapées par un système qui privilégie le profit face à la biodiversité. Le périple de Landry ROUTHIAU définit presque une exemplarité car il place l’action au cœur de la protection de l’avenir et du devenir des générations futures. Fidèle à Pierre RABHI (p.347), l’auteur croit que les grandes évolutions surgissent des gestes minuscules.

« La plus belle révolution est celle que l’on mène avec soi-même » précise Julien GIRAUD. Très bien illustré par des photos évocatrices des aurores boréales ou des décharges à ciel ouvert, ce manifeste pour la planète comprend une préface volontairement vitale et provocatrice de Franck FLAMERMONT (Gérant de Maison Bois 2F, écologiste et avant tout humain) qui appelle au goût d’agir et à la volonté urgente de transformer le monde. Les questionnements philosophiques de premier plan fusent : quelle est cette conscience qui saccage notre belle terre mère ? « Souhaiterions-nous vraiment être les abrutis des gens qui nous prennent pour des imbéciles » ?

Des solutions simples existent pourtant au quotidien mais elles exigent une éthique de « consom’acteurs » qui ébranle nos habitudes. A la portée de tous, ces pratiques d’économie sociale et solidaire en commerce direct regroupent des producteurs talentueux qui vivent de ce maillage. Seuls les voyages secouent les puces (p.7). Cette pérégrination européenne inouïe cristallise plusieurs tourments ultracontemporains : quête de sens, colère intérieure exponentielle (p.241, 260), mal-être. Au vrai, une remise en question de « ce monde subjectif voyant le bonheur dans la (sur)consommation ».

Landry ROUTHIAU se prend alors d’une folie pure : traverser 22 pays pour « éboutriper » 24 000 kilomètres de route. Un désir pédagogique accompagne le voyageur nullement « anti-système » qui désire rejoindre le tout en équilibre avec la nature, une harmonie. Ce travail d’expérimentation de soi, loin de la banalité intensive de la consommation, en reconnexion avec la nature vise le « bonheur » que l’auteur ne distingue pas de la joie. Cette revendication de la frugalité heureuse défend la beauté du monde contre ceux, trop nombreux, qui « prennent la planète pour une poubelle » (p.11).

De fait, une distinction fondatrice traverse tout le livre, « gagner sa vie » ou « vivre sa vie ». Otium et negotium diffèreront toujours à l’évidence mais la centralité référentielle actuelle de l’argent choque le jeune globetrotteur.  Toutes les premières pages garnies de conseils pratiques détaillés louent le choix du Van avec son côté vintage, un Combi T2a Volkswagen 1971 (pp.19-32). Des pages « infoquidouillent » alternent allégrement avec des encarts « linfoquècool ». Les astuces de préparation de l’aventure fourmillent car « la précipitation est le moteur de tous les échecs » (p.25).

Dans sa maison ambulante de la grande traversée, le jeune homme aperçoit ipso facto des montagnes de détritus non loin de Nantes. Une colère intérieure l’envahit tout au long du chemin : « Sommes-nous en France ? Un pays où l’instruction est obligatoire mais où l’on peut trouver en quelques minutes 3 sacs de 150 litres de déchets au sol ? La bataille risque d’être rude » (p.39). La première nuit en pleine forêt de Chenonceau lui paraît « super étrange » (p.44). Craquements, « bruit chelou », tout l’inquiète. Sur les aires de repos, une autre « saloperie ramassée » le révolte à chaque fois : le mégot (p.267 : 137 000 jetés dans le monde par seconde).

Des portraits de tripeurs (couples, étudiants, équipes de fous) étonnants parsèment la route. « Le voyage : des rencontres fortes mais éphémères » (p. 47). La description des pannes du véhicule, des sauveurs croisés ou des contrôles douaniers amusent (p.53). Des ressentis d’étapes ponctuent le texte tels des respirations conceptuelles : la solitude, la fatigue de la route, la vision négative de l’impact du projet, la peur de l’avenir, le stress du manque d’argent (p.57). Toutefois, l’excitation du lendemain, la passion de la route, la découverte de la nature humaine, le plaisir de parler, la reconstruction personnelle par les solutions écologiques l’emportent.

La réflexion qui se veut modeste de Landry ROUTHIAU s’exerce sans cesse sur le silence complice de « ceux qui regardent sans rien faire ». La collecte comporte des étapes précises : repérage du site, ramassages des éléments avec une pince, comptage des déchets, pesée, tri. La diversité des pays parcourus, de la Scandinavie du nord à la Slovénie en passant par la Grèce ou la Pologne, la complexité des enjeux environnementaux, les politiques de traitement, les volontés écologiques nous instruisent tout en nous donnant envie de visiter la Norvège.

Dans ces « paysages hors normes de gosse » (p.71), les rencontres au grand cœur se transforment en paysages. La petite routine du nomade solitaire transi de froid et d’humidité reprend le dessus. Le désespoir (p.282) guette le frigorifié lorsque tout le monde le regarde ramasser ses déchets sans l’aider ni le soutenir (p.91). On retiendra aussi la pratique anti-gaspillage du « dumpster diving » (p.94) consistant à manger de la nourriture intacte trouvée dans les poubelles des supermarchés.

Chaque ville fait l’objet d’une analyse synthétique avec note conclusive, accompagnée d’anecdotes précises ou bons plans précieux : « En Norvège, les prix du gasoil changent plusieurs fois par jour, alors pour faire un plein le plus économique possible, choisis le lundi matin ou le mercredi matin » (p. 127). A contrario, même s’il adore le pays des Vikings, Landry ROUTHIAU fustige certains poncifs sur le bilan écologique norvégien : « Je m’attendais à rencontrer des gens conscients et proches de la nature. Finalement, j’ai surtout croisé des consommateurs à l’américaine avec un gros billet en poche » (p.139).   

Des entretiens avec le froid par -40°C dans la forêt suédoise (p.144), de l’exemplarité verte estonienne, des apologies justifiées du savon de Marseille, de la gourde, de la consigne ou de la brosse à dent en bois, on apprend à chaque page que le bonheur ne réside pas dans le confort mais dans la liberté (p.218, 223), l’air respiré, l’eau bue, la fraternité (p.283).     

Vins Cabotins

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Médérick TRÉMAUD
 VINS CABOTINS
 Editions SATINVAË
 Date de sortie : quatrième trimestre 2020
 

Sommelier iconoclaste diplômé du WSET ADVANCED 3 (Pass with merit), scénariste de dégustations, Médérick TREMAUD, nous donne un livre pour le moins singulier, frais, drôle, tour à tour ironique et sarcastique parfois, sur ses jus de dilection. Le quarantenaire croix-roussien stylé au mitan de Raymond DEVOS et de Pierre DESPROGES, avait déjà frappé fort en 2013 avec son premier fait d’armes, « Quand je pense à Fernande, quel vin boire ? Brèves de terroirs » aux Editions Hétérotopies, tiré de son blog bien nommé Vinobingo.com 

L’ancien élève de l’école Le Cordon Bleu Paris, major de promotion, aime à rappeler, en appogiature, la phrase d’un compagnon de quilles : « On ne boit pas pour oublier mais pour se souvenir ». A dessein, l’ouvrage bénéficie de deux préfaciers qualifiés : Pierre VILA PALLEJA et Franck RAMAGE. Le premier, talentueux propriétaire du restaurant « Le Petit Sommelier » Paris, souligne que l’échanson, en ambassadeur de joie, doit comprendre les circonstances dans lesquelles les commensaux se situent (p.8).

Le second, maître sommelier international, insiste davantage sur l’habileté à écrire des sensations, le style jamais cabotin de l’auteur qui manie la langue française avec délices et espièglerie (p.10). En effet, le sommelier de THE PIG ON THE BEACH aime les mots, ponctue tous ces billets de dégustation par deux formules introductives et conclusives hilarantes, respectivement, « Résumons-nous ! » et « C’est ainsi que Bacchus est grand ! ». Dans son prologue à la fois en forme d’interrogation sur la prétention à participer à cette « orgie vino-livresque » (p.11) et de justification de sa scénarisation qui introduit une mise en abîme de la dégustation, l’ancien étudiant en économie titulaire d’un DESS insiste sur la raison essentielle de boire du vin : le plaisir.

Avec son colocataire rhinocéros, Denis, figuré par une sculpture, il ose inventer des histoires de circonstance. Le postulat radical de ces chroniques s’éclaire : une bouteille ne se boit que dans une contingence précise (p.12). L’ancien sommelier de chez RECH échappe aux corsetages attendus des vérités acquises pour parler aussi bien au grand public qu’à ses pairs. Un souffle d’humour, le plaisir pédagogique de la transmission, une tendre ironie traverse tout le livre. Chaque petit chapitre se présente comme une structure narrative, une ouverture festive sur la vie.

La description de la sensation visuelle, olfactive et gustative du vin se compose de mots précis jamais techniques (p.18). En conclusion, une ouverture souvent provocatrice mais affûtée qui casse les codes ou les formatages apparaît. Exemple page 20 sur la cuvée Côte du Py 3,14 2007 du Domaine Jean FOILLARD : « Parler de « vin nature » ne signifie presque plus rien. L’adjectif est inutile et ne peut faire démonstration à lui seul. Ce serait une étiquette bien trop restrictive qui ne serait que carcan et obscurantisme pour intellectuels fatigués et déclinants. Le vin est ! Tout simplement; admirable d’émotions procurées ».

Peu avide du jargon coutumier et de la technicité qui rebutent bien des impétrants, le Cout Of Master Sommelier 2018, de son alerte plume, moque gentiment les ignorants, nous amuse par un savoir partagé avec alacrité : « En 2001, 1984, 1980, 1974, l’appellation n’existe pas. La récolte ne correspondait pas à la qualité requise. Avis à nos amis faussaires chinois qui voudraient commercialiser à prix d’or un Château-Chalon issu de ces millésimes » (p.31). Les vins étrangers figurent également dans la sélection de l’ami du Rhinocéros.

Lors d’une soirée dominicale de repassage, la précision poétique du Smaragd 2012 du Domaine Franz PICHLER se cisèle : « La magie des arômes s’échappant du verre commence à opérer. Des notes de litchi frais, de fruits blancs mûrs, de fleurs blanches, de safran, de miel se conjuguent à merveille pour nous offrir un nez puissant et intense… la finale se perd dans les méandres du Danube. Lascive, d’une pointe zestée, elle serpente pour nous raconter encore mille belles choses » (p.80). En fin de volume, on notera avec jubilation les « non remerciements » (p.171) et l’« auto présentation » (p.173). Une approche originale et décomplexée, une vision du vin rafraîchissante.

93 livres

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