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La Fabrique du Consommateur

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Anthony GALLUZO
Titre : LA FABRIQUE DU CONSOMMATEUR. Une histoire de la société marchande.
Editeur : ZONES
Date de parution : juin 2020

 
Vers 1800, la majorité des Français étaient des paysans qui construisaient eux-mêmes leur maison, récoltaient leurs céréales, pétrissaient leur pain et tissaient leurs vêtements. Aujourd’hui, l’essentiel de ce que nous consommons est produit par un réseau de grandes et lointaines entreprises. En deux siècles à peine, la communauté paysanne autarcique s’est effacée pour laisser place à une myriade de consommateurs urbains et connectés.
 
Cet ouvrage bien écrit et stimulant retrace les grandes étapes de cette conversion à la consommation. Comment s’est constitué le pouvoir marchand ? Quels changements sociaux ont accompagné la circulation massive des marchandises ? En parcourant l’Europe et l’Amérique du Nord des XIXème et XXème siècles, ce livre retrace l’histoire de multiples dispositifs de marché : la marque insufflant à la marchandise sa valeur-signe, les mises en scènes inventées par les grands magasins, l’ingénierie symbolique déployée par les relations publiques et la publicité. Il raconte la conversion des populations à la consommation et la fulgurante prise de pouvoir des marchands.
 
Anthony GALLUZZO, maître de conférences à l’université de Saint-Etienne, travaille au laboratoire de recherche Coactis (EA 4161) dont il codirige l’axe scientifique « cultures de consommation et nouvelles stratégies de marché ». Ses travaux de recherche portent principalement sur les cultures de consommation et leur histoire.
 
L’introduction de la Fabrique du consommateur s’inscrit d’emblée dans la lignée braudélienne de « Civilisation matérielle, économie et capitalisme » (p.7). L’auteur nous montre qu’aucune transformation majeure du système ne tombe du ciel, ne s’avère anhistorique. Le bouleversement des structures profondes de notre quotidien, depuis deux siècles, procèdent d’une historicité, de l’autarcie à la connexion planétaire.
 
Cette prodigieuse accélération, de la communauté terrienne au marché mondial, possède une histoire qu’Anthony GALLUZZO entreprend finement pour démontrer le passage d’une économie presque autocentrée sur la production, sur l’immobilité, à un ordre matériel aujourd’hui rigoureusement inverse centré sur l’acte consommatoire : « Nos intérieurs sont riches de produits industriels, d’objets électroniques complexes. Il y a du tungstène chinois dans nos réseaux électriques, du cobalt congolais dans nos ordinateurs, de l’indium coréen dans nos écrans. Nous consommons des tomates d’Espagne, du café brésilien et du poulet turc » (p. 5).
 
Anthony GALLUZZO montre judicieusement que le travail productif et l’acte de consommation autrefois indissociables se muent aujourd’hui en deux étapes éloignées dans une structure spatio-temporelle qui se perd dans l’infini des médiations marchandes. La force de l’analyse tient dans le fait que nous sommes tous engloutis dans la consommation qui nous aliène. Pis encore, notre régime de consommation se confond avec un mode d’organisation sociale structuré, le marché, qui nous fabrique en tant qu’automates qui répondent à des besoins (p.6). L’auteur creuse encore davantage.
 
Ce qu’il nomme « révolution mentalitaire » naturalise notre rapport au monde par une mentalité, des gestes et des pratiques. Notre culture de consommation, produit d’une marchandisation fulgurante, résulte d’un processus historique. L’historien des dispositifs de marché dégage plusieurs étapes : la marque qui attribue à la marchandise sa valeur-signe, les mises en scène inventées par les grands magasins, l’ingénierie symbolique distribuée par les relations publiques et la publicité.
 
Evidemment, la problématisation marxienne et sa grille d’analyse traverse tout le chapitre 1 nommé « l’incarnation de la marchandise ». La société de consommation se définit, en conséquence, comme un « système où chacun s’entoure d’objets qu’il n’a pas produits ou vu produire » (p.7). Le monde, vers 1800, essentiellement rural, ne se présente pas encore à nous comme une immense accumulation de marchandises. Le transport de celles-ci rencontre deux obstacles presque insurmontables : la distance et la vitesse (p.8). Faire circuler des marchandises représente une entreprise risquée, coûteuse et fastidieuse. Le marché n’existe pas mais une multitude de marchés. L’invention des moteurs indépendants des forces musculaires et notamment la locomotive à vapeur abolit la distance. Le train devient « le tout premier mode de transport massif de marchandises : rapide, sûr, précis et régulier » (p.11).
 
Le télégraphe renforce le découplage de l’espace et du temps. On pense au Marx des Grundrisse, 3. Le capital, par l’extension spatiale du marché détruit l’espace par le temps. La mobilité marchande bouleverse le travail et augmente sa division, en mouvement et réseau. « On ne produit plus pour soi mais pour le monde… L’objet n’existe plus simplement à travers sa valeur d’usage, il devient une marchandise » (p.13). Ce nouveau modèle économique enchaîne les populations au marché. Le processus de fétichisation où l’objet, autrefois produit direct du travail communautaire, devient avec la marchandisation, un phénomène étrange et étranger, détaché du processus concret de production, se généralise.
 
Anthony GALLUZZO, par des formules imagés et justes, synthétise la violence de cette dépossession : « la marchandise se trouve recouverte d’un halo d’ignorance… L’homme moderne ne peut plus appréhender le produit que sur un mode halluciné : l’objet semble exister par lui-même, indépendant de tout le maillage social qui lui a donné naissance… fantasmagorie, rêve éveillé du consommateur-contemplateur » (p.15). L’un des moments forts de l’ouvrage consiste à montrer comment la fétichisation bouleverse les rapports de confiance et comment la marque va résorber ce déficit (p.20).
 
Les grandes entreprises ont le pouvoir d’agir sur les imaginaires et les représentations. Les marques, par la publicité et l’ingénierie symbolique à grande échelle, dès le début du XXème siècle, s’ancrent dans notre imaginaire pour ne plus en sortir. On regrettera, dans ce livre pourtant de bonne facture, l’excès de zèle pédagogique qui indique la mention « résumons-nous » parfaitement inutile, à la fin de chaque chapitre.
 
Le chapitre 2 « La spectacularisation de la marchandise » emprunte à Guy DEBORD sans jamais le citer mais aborde avec finesse la façon dont les grands magasins vont inventer des techniques d’un rapport sensuel à la marchandise afin de transformer le flâneur en shopper. L’industrie du loisir de masse reconfigure la ville tel un parc d’attractions (p.28). Se développe une idée selon laquelle regarder devient un plaisir. Le spectacle visuel urbain repose sur un jeu de regards (p.29).
 
Lire les pages pertinentes sur la prolifération lumineuse des affiches, panneaux et autres vitrines éclairées. Les « grands magasins, « véritables cathédrales de la consommation » (p.32) misent sur la diversification des produits et l’entrée libre. Le badaudage devient un divertissement, un loisir en soi que l’expérience immersive et le désir d’achat irrépressible hypnotise (p.34). En dépit de sa qualité d’écriture et d’analyse, on pourra s’étonner que l’auteur n’ait recours qu’à un seul modèle théorique dominant, celui de Jean Baudrillard, qui parle de « salivation féérique » (p.36, 66, 193).
Avec beaucoup de minutie, Anthony GALLUZZO déploie les transformations de l’espace marchand en lieu de sociabilité (p.42), la nidification féminine corrélative à l’émancipation bourgeoise jusqu’à la cleptomanie, figure ultime de la frénésie féminine. Il étudie « la science de l’étourdissement » par l’objectivation du rapport compulsif à la marchandise. Le livre laisse une impression d’ensemble parfois un peu caricaturale par des assertions non discutées scientifiquement et une méconnaissance de réalité pratique évidente. Exemple : l’auteur affirme que les boulangers présents dans les grands-magasins où ne « pétrissent pas la pâte » (p.51).
 
Autre exemple : sur les escaliers de service des grandes demeures qui « invisibilisent » la main-d’œuvre domestique en minimisant les occasions pour les maîtres de croiser leurs serviteurs (p.59), on s’étonnera de ne pas voir mobiliser le modèle sociologique bourdieusien. L’analyse du salon bourgeois, pièce de barrière et de niveau, a contrario, nous éclaire sur le mythe étiologique de l’ordre social. Dans la société de classes, la double mécanique distinction-affiliation joue à plein (p.68) comme dans les trois figures du protoconsommateur qu’incarnent le snob, le dandy et le bohémien.
 
Le jeune maître de conférences délimite ainsi la bourgeoisie : « cette classe incertaine et incomplète, qui doit sans cesse prouver son être par l’avoir, signifier son identité par l’objet, a entraîné à travers elle tout le corps social » (p.79).
 
Le chapitre 4 traite du fantôme de la marchandise. Dans la société précapitaliste, l’horizon se définit par le village, la communauté. L’imprimé révolutionne la médiation de la marchandise. Il colporte des images dans le monde (p.84). Le catalogue, fin XIXème, pénètre les consciences et les imaginaires (p.87). Les pages sur le « magazine, magasin chez soi » (p.89) déclinent une microsociologie rafraichissante de la flânerie inversée par l’entretien du regard : « comme le grand magasin, le magazine est départementalisé, il s’organise en rubriques ; histoires, reportages, voyages, conseils domestiques » (p.90). 
 
On lira avec clairvoyance les pages remarquables consacrées au cinéma (p.98,102 et sq.) dans ses trois fonctions marchandes : éducation à la consommation, implémentation d’un imaginaire social, normalisation de la marchandise. Dans l’imaginaire cinématographique hollywoodien émergent ce que Melvyn STOKES qualifie d’« absences structurantes » : travail manuel, pauvreté, syndicalisme, immigration. Le chapitre 6 concerne l’ingénierie sociale et notamment le nouvel ogre institutionnel : la grande entreprise multidivisionnelle et internationale (p.137).
 
Dans la crainte d’une révolution anticapitaliste, elle invente une nouvelle caste de spécialistes, les agents en relations publiques. Détentrice d’un énorme capital financier qu’elle convertit en capital symbolique, la multinationale construit une assise idéologique par des investissements communicationnels (p.159). Un livre parfois dépourvu de nuances mais qui présente le mérite de nous interpeller sur une humanité scindée en deux parties, l’une enchaînée à la production, l’autre qui se consacre à la consommation (p.237).
 
La conclusion brutale agrémentée de poncifs (le marché est un réseau planétaire, nos économies nous plongent dans l’interdépendance et la fragilité, les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel) diagnostique l’implacable horizon de la fusion homme-marchandise dans le cyborg, figure ultime du consommateur.                  
 

L’ODYSSÉE DES VINS GRECS

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Florence TILKENS ZOTIADES
Titre : L’ODYSSÉE DES VINS GRECS. A la rencontre de vignerons engagés.
Editeur : APOGEE, Rennes.
Collection : Le savoir boire
Date de parution : mai 2022

 
Rendons hommage encore une fois à la collection « Le savoir-boire » ou boire en pleine conscience, dirigée par Pierre GUIGUI, qui accueille toujours des ouvrages originaux et précis. En effet, boire du vin équivaut à déguster de la culture, des cépages, des paysages, des savoir-faire ancestraux ou contemporains. Boire du vin revient à élever son âme, accéder aux mythes et aux fondements de nos civilisations. Le vin réfère à une construction sociale au carrefour des champs de connaissances aussi bien historiques que philosophiques. Il incarne aussi un mode de vie.
 
Le livre de Florence TILKENS ZOTIADES intitulé sobrement « l’Odyssée des vins grecs » et sous-titré « A la rencontre de vignerons engagés », s’inscrit dans cette perspective de comprendre et de conter. Passionnée de Grèce et d’Antiquité, la fondatrice de Vins d’Hellène, organise des évènements autour des vins biologiques grecs. Sommelière, pédagogue, dégustatrice professionnelle dans de nombreux concours internationaux de vins tels qu’Amphore par exemple où elle introduisit les vins grecs biologiques en 2018.
 
Dans sa préface, page 14, Dionysos MAVROMMATIS, sommelier du restaurant parisien étoilé MAVROMMATIS, explique bien le renouveau des vins grecs depuis les années 1990 et les deux atouts importants qui caractérisent le vignoble grec : des cépages indigènes parfaitement adaptés au climat (assyrtiko de Santorin, par exemple) et des terroirs dédiés à la culture de la vigne depuis des centaines d’années. Dans son introduction très brève (p.19), l’auteure donne la tonalité de la philosophie du vin chez les Grecs avec ses mythes et symboles. Un étonnant paradoxe affleure : le vin naît en Grèce et pourtant la Grèce demeure atypique dans l’univers du vin.
 
Véritable manifeste pour le vin grec et notamment les vins biodynamiques et naturels grecs, ce livre complet aborde toutes les facettes de son objet, de l’invitation au voyage à l’imaginaire dionysiaque, en passant par l’histoire tumultueuse du vin grec et de ses usages antiques. Enfin, et c’est sans doute l’un des temps forts de l’ouvrage, la tonique et érudite passionnée, spécialiste des vins grecs, nous invite à la découverte d’une cinquantaine de domaines biologiques engagés dans une quête d’authenticité : « Bon voyage donc dans cette contrée lumineuse aux criques bercées par le chant des cigales, aux forêts immémoriales peuplées de créatures mythologiques et au bleu unique du ciel et de la mer » (p.20).
 
Le premier chapitre traite du mythe et de la réalité d’une figure fascinante du polythéisme des anciens Grecs : Dionysos. Ce dieu complexe qui oscille entre le raffinement des symposia et l’extrême violence de l’ivresse. A l’ambivalence du Dieu correspond l’ambiguïté du vin (p.21). Malgré l’excellence des pages sur cette divinité autour de laquelle une religion quasi exhaustive existe avec ses rituels, des prêtes et son mysticisme, on s'étonnera de ne pas voir apparaître en notes de bas de page les travaux presque définitifs de l’historienne et anthropologue Maria DARAKI dans son brillant « Dionysos et la Déesse Terre, Flammarion, coll. Champs, 1994 » ou ceux du géant Jean-Pierre VERNANT.
 
On notera, tout de même, la double naissance ou renaissance de Dionysos, les origines orientales du Dieu du vin, de la vigne, des excès et de l’orphisme. Florence TILKENS souligne à juste titre le caractère atypique du culte voué au pampre (p.34) rattaché à aucune cité ni organisation sociétale. Notons, au passage, un abus du point d’exclamation tout au long du livre (p.36,38,52, 77, 84, 85, 98, 99 notamment, bref presque à toutes les pages) qui traduit sans doute la ferveur de l’auteure pour son sujet qu’on lui pardonnera bien volontiers tant l’étendue de son savoir historique et la profondeur de sa connaissance des vins naturels grecs d’aujourd’hui frappent.
 
Remarquons, en outre, que les encarts explicatifs ne semblent pas toujours nécessaires hormis quelques mises au point essentielles sur le symposium, l’ivresse, pp.50-52, par exemple.  
 
Le chapitre 2 traite du vin grec du Néolithique à nos jours. On l’eût préféré moins panoramique et plus apte à entrer dans le vif de la topique vitivinicole grecque. Néanmoins, l’auteur expose bien les raisons du retard grec résultant de l’occupation ottomane, de la guerre d’indépendante et des vicissitudes récentes (p.67). Il faudra attendre les années 2000 pour un essor qualitatif du vin grec par l’innovation et l’investissement dans du matériel de pointe (p.70), l’émergence d’une génération d’œnologues grecs (Boutaris, Averoff, Parparoussis, Tsantalis, Gerovassiliou) formés pour la plupart en France.
 
Le chapitre 3, s’inspirant des travaux de l’archéologue américain Patrick McGovern, revient sur la fabrication, la conservation, la consommation et le transport du vin de l’Antiquité grecque (p.75). On y découvre l’hypothèse paléolithique de la naissance du vin : « Attirés par des baies aux couleurs vives, regroupées en grappes sur des lianes grimpant aux arbres, les hommes les goûtent. » (p.76) ; la domestication de la vigne sauvage par sélection des pieds, l’invention de la taille par la civilisation grecque ; la distinction entre le foulage avec les pieds et celui effectué par frottement destiné aux raisins séchés (p.86).
 
Plus loin, la description des fermentations en jarres ou dans des outres en peau de chèvre qui servent également pour les transports terrestres dans les montagnes nous instruit sur la genèse de la création du vin. La couleur du vin de l’Antiquité appelle, en outre, une controverse moderne. Le vin antique, ni blanc ni rouge, s’identifierait plutôt à un vin orange, vin blanc vinifié selon la technique de vinification des vins rouge, le contact prolongé du moût et du marc donnant sa couleur orange au vin (p.97.
 
Sur le mystérieux breuvage nommé cycéon (mélange de boisson et de nourriture à base de vin, d’orge grillée, de miel et de fromage), on lira avec contentement, page 99 et 100, les développements sur la transe et son psychédélisme avant la lettre. A cette topologie sémantique du vin correspond une typologie du buveur : « les pratiques de commensalité, la nourriture et la boisson sont des facteurs d’identification ou rejet : frugalité contre goinfrerie, tempérance contre ivresse ? La seule boisson civilisée est le vin » (p.102).
     
Florence TILKENS ZOTIADES se lance, ensuite, au chapitre 4 dans l’analyse du renouveau du vin grec et elle s’applique à dégager les atouts du vignoble : « succession de montagnes escarpées, vallées fluviales, plaines côtières, îles, la Grèce a un relief diversifié et constitue une succession de terroirs uniques » (p. 119). Littoral très étendu, territoire majoritairement montagneux, roches sédimentaires (calcaire, grès), effet médiateur de la mer sur les amplitudes thermiques déclinent autant d’avantages de la géographie grecque.
 
Le goût des vins grecs décrit avec lyrisme page 124 nous attire vers une balade sans maquillage, des nobles amers aux senteurs sauvages, des saveurs corsées, salines ou terpéniques, au miel des vins mutés. Michalis GIANNIKOS, vigneron sur les hauteurs de Corinthe, résume clairement la philosophie des vins grecs biologiques d’aujourd’hui les plus aboutis : « Nous pensons qu’un bon vin prend ses racines dans le vignoble avec des vignes saines et naturelles ; nous sommes aussi conscients de notre responsabilité envers la terre et les générations futures » (p.147).     
 

ES BRUTAL ! La Catalogne à travers ses vignerons et vigneronnes nature

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Romain COLE
Titre : ES BRUTAL ! La Catalogne à travers ses vignerons et vigneronnes nature
Editeur : CAMBOURAKIS 75012
Date de sortie : octobre 2021

 
Russe, anglais et sicilien d’origine, élevé dans le XIVème arrondissement de Paris, Romain COLE a développé très vite de fortes prédilections pour le cinéma et la musique. Il devient journaliste culture à 18 ans, réalise des clips et des courts-métrages, monte un groupe, organise des soirées, passe des disques dans des fêtes, devient rédacteur en chef de différents magazines de cinéma, avant de fabriquer et d’autoproduire des documentaires sur le vin naturel. Depuis cinq ans, il se consacre à la photographie argentique, réalise ses propres développements et tirages, et diffuse son travail au travers de la presse et d’expositions.

En 2021, il s’installe en famille en Sicile pour reprendre une vigne-jardin sur les pentes de l’Etna. Le présent livre se singularise grandement par son originalité à plusieurs niveaux. D’abord, sur la forme car des photos d’auteur l’illustrent impeccablement. Ensuite, sur le fond, les entretiens bien conduits révèlent des vigneronnes et vignerons dévolus à la production de vin nature dans un engagement vital, loin de la forêt urbaine. Enfin, sur son format, près de 360 pages consacrées à la passion viscérale d’un autre paradigme du vin et de la vigne encore plus d’actualité et contemporain d’une vie vivante et vibrante.

Dans son avant-propos fort drôle, Romain COLE explicite de manière poétique et philosophique les mobiles de son livre. Glissant de la critique de cinéma au vin naturel, il vit dans ce nouveau monde un paysage séduisant composé d’humains épanouis, gagnant leur vie sans compromission et s’abandonnant régulièrement au privilège tant convoité de la bonne chère (p.7). Il décrit une manière de vivre, mieux, une esthétique de vie traversée d’emblée par une trame politique de collégialité et de morale matinée d’une profonde conscience écologique.

Se dévoile dans cet attachant livre décalé qui avance un art de l’entretien consommé dans une amicale complicité, la fraîcheur de personnes solaires, une réjouissance du partage. Le texte supposera alors un prétexte pour arpenter la Catalogne en souvenance des premiers vins naturels bus par l’auteur. Affleurent alors dans la structure du récit des personnages éblouissants : Alain CASTEX par exemple, l’âme du livre. Un savant mélange entre corps fourbu, convictions radicales, grande sensibilité intellectuelle (p.8).

En Catalogne Nord ou Roussillon, l’identité se construit sur un territoire rebelle et immense, un désir d’indépendance et de dimension, une prestance géologique et climatique, une profusion de sols et de microclimats (p.9). En ethnologue qui recueille une mémoire pour penser le futur du nature, Romain COLE vit aujourd’hui sur les pentes de l’Etna, avec femme et enfants, dans un minuscule verger empli de vignes et d’arbres fruitiers. Une leçon de vie en pensée.

La myriade de raisons profondes qui amènent les jardiniers vignerons ne se laisse pas subsumer : langue, permaculture, volonté enracinée d’une vie à la campagne, exil des jeunes, terres abordables (p.11). Les angles d’attaque abondent. Parfois, il s’agit des rencontres et surtout du primat du paysage, « un joli coin ». Toutes et tous s’accordent sur la grande conscience d’un impact de leurs actions au sens originel du politique (p.12). La joie de travailler ensemble ne se dissocie pas de l’importance centrale du couple malgré la souffrance physique du travail de la terre : « Tous les vignerons ont trois hernies. Le vin naturel, c’est vachement çà ». Dans cette philosophie pratique existe le raisin et rien d’autre pour une forme possible d’amour, d’énergie et de vie.      

La campagne s’inscrit, en conséquence, dans des cycles mais préexistent toujours des idéaux, des rêves, des envies, une énigme qui emporte et transporte (p.13). Comme l’eau manque, le labour léger s’impose. La conscience écologique parcourt toutes les pages de ce livre essentiel pour comprendre la « folie » de jouer et d’expérimenter dans le monde du vin naturel. Ces jeunes aventuriers font preuve, néanmoins, d’une solide lucidité : « le monde rural n’est pas le plus ouvert à la nouveauté. Nous sommes acceptés, mais comme des exceptions » (p.14).

Dans cette bataille quotidienne, la terre s’avère parfois plus légère que de la farine. Des paradoxes presque insolubles apparaissent à tous. Pas d’élitisme par le prix, vendre à tous et surtout en local. Or, dans un système capitaliste mondialisé, ceux qui créent ces vins ne peuvent pas se payer les restaurants qui les proposent (p.17). Vendre loin ne prédispose pas à l’écologie (p.41). Ces contradictions traversent l’esprit des artistes du vin nature qui provoquent une « belle ivresse », qui font « du bien au corps » (p. 18) en « bonne compagnie ».  


Ceux qui prennent soin de la plante avec d’autres plantes ouvrent notre esprit avec un autre style, d’autres cépages, une autre perspective du terroir (p.22) dans un souci d’honnêteté et d’hospitalité. Le vin naturel exprime le vigneron mais aussi le terroir qui le connecte à une manière ancestrale. Un vin sauvage et libre exige des stases, des parenthèses face au flux absolu contemporain. Les bois agissent en frontière naturelle pour les parcelles. Le vigneron cherche « le goût unique de la parcelle » (p.28). Dans la biodynamie, une pureté se recherche, un équilibre entre la plante, le sol et le climat (p.37).

Ces agriculteurs inventifs souhaitent vivre de la terre dignement (p.47). On lira avec grand intérêt l’entretien avec l’inspirateur de cet ouvrage, Alain CASTEX (p.55). Le désir de la viticulture plonge dans ses souvenirs d’enfance, une envie de vivre à la campagne, une recherche puissante d’autres valeurs. Cet ouvrier aristocratique qui se définit comme un artisan travailleur indépendant (p.56), se rêvait berger ou arboriculteur, voulait tenir une buvette. Son exemplarité dans le monde du vin nature s’érige en idée artistique et poétique.

Celui qui façonne des vins qui parlent pour lui finit par catégoriser avec humour les ivresses : destructrice, triste, violente ou alors hédoniste, allègre (p.69) : « quand on boit avec excès du vin nature, en général, on finit heureux, sur sa chaise, on s’enfonce et on dort ». Tous les vignerons magnifiquement photographiés dans ce bel ouvrage pratiquent la science des rêves à l’image de Manuel DI VECCHI (p.73). Le vin nature mobilise toute une symbolique, la main joue le rôle nodal jusque dans les bouteilles au verre soufflé.

L’interrogation sur le sens des limites de la vie selon la pensée d’Ivan ILLICH revêt une acuité et une probité par souci d’humanité. Demeure presque une volonté d’autonomie et d’autarcie en créant ses propres outils. La finalité tient dans un « bon quotidien » (p.75) entre mer et montagne dans l’euphorie de l’amitié, dans l’île silencieuse de la joie (p.80). Dans notre société, face aux actes inacceptables de fumer et de boire, une bouteille invente des sentiments, et des émotions, elle produit de la « tendresse » (p.83). Dans chaque geste se noue une convivialité, une participation dans son acception ontologique pour « jouir du moment présent » (p.85).

Certains, tel Bruno DUCHÊNE, en véritable parieur à hauts risques, partent en quête de nouvelles racines dans les histoires vitales du métier de paysan (p.95). Ils désirent un « terroir humain » (p.97) supraconscients de la fragilité de leur art : « Une vigne, tu l’abandonnes deux ans, elle disparaît » (p.106). La richesse tient dans la liberté et une sobriété dans l’entreprise. Ceux qui donnent naissance à des « vins d’âme » (p.118) défendent une prise de risque, un engagement voire même un militantisme, une façon de vivre et de se comporter. Il existe une vérité dans les jus et une énergie (p.122).

On lira aussi avec une attention toute particulière l’entretien de Nathalie LEFORT, créatrice de vinaigres « nature » (p.133). Une dame qui garde la folie du possible, violente, puissante et radicale comme la Catalogne. Produit culturel, le vin ouvre l’esprit mais il devient un produit de luxe, comme le bœuf et l’huile d’olive (p.185). Naturel et propre, le raisin explique souvent comment faire le vin (p.207). Il provient de l’amour (p.212), il s’identifie dans ses procédés et son processus, à la cuisine (p.219). Il résulte du fruit du hasard (p.226). Ne rien ajouter, ne rien enlever, c’est la définition du vin naturel selon Joan Ramon ESCODA (p.247).

Notons que le titre de l’ouvrage s’origine à plusieurs sources : une étiquette d’ESCODA intitulée « Brutal », une expression de vignerons nature qui signifie c’est bon « Es Brutal » (p.253), un bar à vin nature barcelonais nommé « Brutal » et un synonyme argotique du vin. On ne peut que louer ce travail colossal de Romain COLE qui recueille ces précieuses paroles de vigneron destinées aux générations futures. Elles appellent des vins qui tiennent en bouche, qui font saliver les gens heureux.    
 

151 rhums. Mon tour du monde des bouteilles à goûter absolument.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Alexandre VINGTIER
Titre : 151 rhums. Mon tour du monde des bouteilles à goûter absolument.
Editeur : Dunod
Date de parution : 13 avril 2022.

 

De la Martinique à Hawaï en passant par Cuba, le Venezuela, la Congo, la Réunion, la Thaïlande ou encore les Philippines, le rhum, seul spiritueux produit sur tous les continents et tous les océans, se réinvente sans cesse : culture plus responsable, ingrédients originaux, distillations maîtrisées, vieillissement dans des fûts étonnants, jusqu’à devenir ces dernières années, le véritable « vin des tropiques », avec de nombreuses appellations historiques. Au fil des pages captivantes et ferventes, l’auteur invite à un voyage autour du monde en 151 rhums, des plus traditionnels aux plus surprenants, qu’il a pu déguster lors de ses découvertes et de ses rencontres.
 
Autant de coups de cœur qui permettront de saisir la richesse des styles et des arômes, le savoir-faire des femmes et des hommes à l’origine de ces merveilles, les petites et les grandes histoires de ce spiritueux de légende. Alexandre Vingtier a vendu près de 200.000 livres sur les spiritueux dans le monde, traduits en anglais, allemand, italien, néerlandais, russe, espagnol, slovaque et chinois. Il déguste plusieurs milliers de spiritueux par an depuis une quinzaine d'années et a visité des centaines de distilleries à travers le monde.
 
Expert et consultant en spiritueux de renommée internationale et juré lors de nombreuses compétitions françaises et internationales, il est le cofondateur et rédacteur en chef de Rumporter, le premier magazine dédié au rhum, membre du comité de dégustation de la Revue du Vin de France et écrit pour de nombreux magazines en France et à l'étranger (M le magazine du Monde, Sport & Style de l'équipe, Omnivore Foodbook, Spirits Hunter, Culture Cognac, Cuisines Révolution, scotchwhisky.com ou encore Whisky & Rom au Danemark).
 
Il a auparavant été Responsable de la Sélection de La Maison du Whisky / LMDW Fine Spirits et rédacteur en chef de Whisky Magazine & Fine Spirits, ouvrant ce magazine dédié au whisky aux autres spiritueux fins, notamment au rhum et au cognac. Il est régulièrement interviewé dans la presse (Le Monde, Le Point, L'Express, Libération...) ainsi qu'à la radio (France Inter, France Bleu, Radio Canada, RTBF la Première...) et à la télévision (TF1, France 3, France 5, TMC...). Il entraîne enfin les meilleurs sommeliers français sur les spiritueux pour les compétitions nationales, européennes et mondiales.
 
Il est aussi intervenant pour les Masters Vins & Spiritueux de Kedge Business School à Bordeaux, Cognac Educator (formateur certifié par l'AOC Cognac) et diplômé de la Japan Sake & Shochu Producers Association à Tokyo. Dans son introduction aussi enjouée qu’impeccable professionnellement, Alexandre VINGTIER, sans doute l’un des rares spécialistes mondiaux de tous les principaux spiritueux (calvados, cognac, whisky, saké, shochu et autres mezcal ou tequila), justifie son titre.
 
La réédition de ce guide classique unique en français initialement paru en 2014, puis actualisé en 2016, forme plutôt une guidance exemplaire pour tous ceux -enthousiastes impétrants, amoureux transis, experts avertis, amateurs madrés, novices aguerris de la fameuse eau-de-vie de Canne- qui croyaient connaître et comprendre l’intemporel spiritueux. Ils erraient gaiement. Il ne s’agit pas d’une simple et profonde mise à jour mais tout bonnement du meilleur livre sur le rhum à ce jour malgré l’abondante littérature récente sur le sujet. On citera notamment Christian Colineau de Montaguère ou Fabien Humbert.
 
A travers sa sélection essentielle de 151 flacons, le master of rhum nous embarque puis nous emporte non seulement dans les paysages îliens ultramarins ou subtropicaux latino-américains mais bien plus, dans une généalogie historique et une archéologie géographique de ce merveilleux spiritueux qu’il nomme, à bon droit, « le vin des tropiques » (p.6). Il précise, à juste titre : « Le rhum est un spiritueux que l’on déguste avec les yeux, le nez, la bouche et même l’esprit ». Avec le directeur du seul magazine sur le rhum, RUMPORTER, l’approche originale et intelligente se fonde toujours sur la culture Rhum.
 
C’est donc un guide particulier mais universel par ses rares caractéristiques : bouteilles conseillées à des prix accessibles, panorama à déguster absolument dans une existence afin de « faire ou de parfaire » son éducation et son esprit, écriture ciselée souvent drôle et d’une érudition étourdissante sans aucun pédantisme emphatique. Ce livre donne de l’élan, mieux de l’allant car il érige moins un « panthéon des rhums » qu’une dynamique hédoniste de partage de « l’immense diversité du monde du rhum ».
 
Le rhum, en effet, a les moyens de nous faire rêver et de nous mettre en joie. Comme le souligne à juste tire l’auteur natif du Calvados : « il est le seul spiritueux produit sur tous les continents et tous les océans ». C’est le premier livre qui présente l’étendue de ces « pistes gustatives » (p.7) dans des pays producteurs insoupçonnés : Etats-Unis, Thaïlande, Japon, Autriche, Pérou, République Démocratique du Congo, Afrique du Sud.
 
Loin des habitudes de consommation française du rhum agricole blanc ou vieux élaboré à partir de pur jus de canne frais, le coach en spiritueux au concours du Meilleur Sommelier du Monde, bouscule les codes et les codifications. Il montre, bien au contraire, que la majorité des rhums dans le monde résultent de mélasse ou de sirop et se transmuent aujourd’hui en véritable produit de luxe (p.7). Le consultant international traite, par ailleurs, des tendances à la premiumisation et à la multiplication des séries limitées, des lieux physiques et numériques pour acquérir les bouteilles évoquées.
 
L’ouvrage couvre tout le prisme dimensionnel du rhum, « vecteur de culture, d’histoire et de gastronomie » (p.8), pour nourrir notre incommensurable passion. Il se termine utilement par un lexique et un index.
 
Notons d’emblée le caractère pratique, historique et géographique des « fiches » qui outrepassent amplement ce vocable réducteur car elles fourmillent d’intelligence, de ferveur toujours enthousiaste et de détails peu connus sur les grands rhums agricoles ou de mélasses (p.12). La compacité des informations impressionne autant que leur précision : couleur du liquide, nez, bouche, finale, nom de la distillerie, type de rhum, type de distillation, vieillissement, degré et enfin prix. Les photos des flacons appellent solennité, esthétique, originalité des formes (p.13).
 
Mieux, Alexandre VINGTIER dégage des styles à travers les terroirs, les profils aromatiques et les levures endogènes : style trinidadien, jamaïcain, portoricain (p.16). Il prouve que les rhums agricoles, à bien des égards, se comparent aux vins par une logique bourguignonne des « climats » (p.17). Les rhums parcellaires reflètent, en effet, toujours, leurs terroirs. Il met en évidence, dans chaque cas, l’économie du marché du rhum ainsi que le rôle essentiel du savoir-faire des tonneliers (p.18).
 
Ainsi, les différents types de canne (bleue, grise, noire, rouge , cannelle, zizak, cristalline et bien d’autres), s’avèrent presque semblables à des cépages à l’image de la part non négligeable des œnologues vétérans du cognac (p.20) qui façonnent des bruts de fûts, véritables trésors. L’auteur incontestable et incontesté nous convie, également, dans un voyage au pays de tous les types de rhums notamment les « botanical rhums » (p.21), clairins haïtiens et autres cachaças. La comparaison avec les singles malts apparaît aussi tout au long du maître-livre au niveau des rhums de dégustation ou de plaisir qui présente chaque fois une véritable identité (p.26).
 
C’est pourquoi, émergent aujourd’hui des flacons millésimés, issus d’un unique alambic et d’un seul propriétaire. Entre innovation incessante et respect des traditions, entre « esprit de sucre » et vénérables alcools, l’eau de vie de canne jadis « boisson pour dockers » (p.31) porte son niveau de raffinement à un sommet jamais atteint grâce à des souches de levures sauvages et des plantes locales (p.32). L’expert international n’en omet par pour autant les gammes iconiques telles CLÉMENT avec son monovariétal millésimé canne bleue, DAMOISEAU et ses nombreuses médailles au concours agricole ou DEPAZ, ce fameux « rhum au goût de montagne » sur son terroir volcanique (p.35) qu’il qualifie de « véritable légende vivante artisanale ».
 
Chaque page illumine notre esprit par le tourbillon des esprits. Elle nous éclaire, en outre, sur l’histoire incroyable de tous ces créateurs et producteurs, tels ces Juifs hollandais qui ont quitté leurs colonies brésiliennes de la Nouvelle-Hollande pour rejoindre la Barbade (p.44), berceau du rhum. La pureté provient souvent, comme dans le whisky ou le saké, de l’eau, des systèmes fermentaires, de l’absence de tout additif (p.46). Ces produits issus d’une terre précise, d’un paysage ancré, authentiques et racés, incarnent une certaine tradition et une dynamique innovatrice.
 
Ces spiritueux vieillis nourrissent l’histoire inoubliable et légendaire des délices élégantes, végétales et florales ou fruitées (p.58). Qu’il soit d’assemblage entre pur jus de canne frais et rhum de mélasse de sucrerie, blanc 100% canne rouge, bio chez NEISSON (p. 63), le rhum magnifie sans cesse une diversité infinie et une profondeur incommensurable. Le rédacteur en chef de RUMPORTER nous surprend aussi par son style drôle, enjoué et ciselé qui n’oublie pas la fraîcheur de l’innocence avec des soleras d’une rare complexité aromatique (p.64), les parallèles entre le vin et ce vin tropical naturel produit par les nouveaux collectifs de maîtres canniers.
 
Plus fort encore, page 71, il nous entretient du savoir-faire normand du Calvados décliné en matière de rhum ou de la réduction à l’eau de mer filtrée chez TROIS RIVIERES (p.75) puis d’une cachaça bio aux notes miellées (p.78) et d’un panaméen certifié casher (p.79). Même une Maison d’armagnac se met au rhum avec un affinage guyanais par Marc Darroze (p.81). Cet ouvrage majeur appelé à de nombreuses rééditions mentionne à bon escient les femmes maîtresses de chai notamment la vénézuélienne Carmen Lopez de Bastidas (p.86,89).
 
En bref et en conclusion, le livre d’Alexandre VINTIER éblouit par une joie du savoir, une indéniable capacité à la structure narrative, un goût incontestable pour la précieuse originalité des sources qui se destinent à la fois aux balbutiements du débutant qu’à la curiosité ardente des grands amateurs.                       
 
 

Santé Publique Année Zéro

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteurs : Barbara STIEGLER, François ALLA.
Titre : SANTÉ PUBLIQUE ANNÉE ZÉRO.
Editeur : GALLIMARD, TRACTS.
Date de parution : 24 mars 2022

 
Allons-nous enfin, dans un cadre républicain, affronter ensemble le bilan scientifique, éthique et politique de deux ans de crise sanitaire, c’est la question que posent les deux auteurs de ce livre coup de poing, après De la démocratie en Pandémie de Barbara STIEGLER (2021), première grande lecture critique des années Covid. Le 17 mars 2020, le confinement était décrété sur tout le territoire national, ouvrant une longue période de suspension de la vie démocratique au nom du risque pandémique.
 
Pour les deux auteurs de cet essai, philosophe et praticien de santé publique, cette opposition entre santé et liberté, imposée par un nouveau libéralisme autoritaire et contraire à l’esprit de la « Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé (1986) », remettait en cause tous les acquis de notre histoire récente. Relevant de l’argument d’autorité et de l’erreur politique, elle a, parmi d’autres effets délétères, transformé le terrain de la santé publique en un grand champ de ruines.
 
Revenir à cette faute matricielle, source de toutes les défaillances dans la gestion de la crise, c’est réaffirmer la centralité des déterminants et environnementaux de la santé publique, lesquels n'auraient jamais dû cesser d’inspirer et d’orienter les politiques, au nom même de l’intérêt général.
 
Barbara STIEGLER professe la philosophie politique à l’Université de Bordeaux-Montaigne, occupe également le poste de vice-présidente du Comité d’éthique du CHU Bordeaux et elle fait partie du conseil de surveillance de l’ARS de Nouvelle-Aquitaine. En collaboration avec François ALLA et un collectif de chercheurs et soignants, elle a déjà publié un tract remarqué sur la crise sanitaire évoqué plus haut.
 
François ALLA professe la santé publique et occupe le poste de directeur adjoint de l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement (ISPED), de l’Université de Bordeaux. Il officie également en praticien hospitalier et au poste de chef de service de prévention du CHU de Bordeaux. Docteur en épidémiologie et en médecine, il a été expert pour une dizaine d’organismes français et internationaux dont la Haute Autorité de Santé (HAS) et le Haut Conseil de la Santé Publique (HSCP). Il préside aujourd’hui la Conférence régionale de la santé et de l’autonomie de Nouvelle-Aquitaine.
 
La première page saisit. Elle décrit d’emblée la violence du confinement décrété le 17 mars 2020 pour une durée indéterminée sur tout le territoire national. La France, comme bien d’autres pays, de facto, faisait le choix de suspendre une liberté fondamentale, celle d’aller et de venir dans l’espace public au nom de la santé publique. Pendant deux ans, le gouvernement n’a eu de cesse de justifier cet arbitrage. Au nom de la santé publique, il a remis en cause toutes les libertés individuelles et collectives en inventant crescendo de nouvelles restrictions : port du masque obligatoire, télétravail contraint, couvre-feux, interdiction de s’assembler, fermeture des commerces et des lieux publics, mise à l’isolement, imposition d'un « pass » contraignant à la vaccination pour conserver le droit de participer à la vie sociale.
 
Les auteurs, dans toute la suite de leur ouvrage, montreront que, dans le faux dilemme « santé versus liberté », une suspension de la démocratie à contribuer à choisir de remettre le destin de toute une population entre les mains d’un seul homme et de son conseil de défense (p.3). Ainsi, se mît en place un récit fallacieux opposant « les défenseurs de la santé publique » et « les partisans des libertés et de la démocratie » (p.4). Chacun, dans une sorte d’injonction paradoxale, se voyait dans l’obligation de choisir son camp. Les deux chercheurs qui étudient précisément depuis longtemps les politiques publiques de santé ont pris le « parti de la santé publique ».
 
Ils s’insurgent contre les mesures autoritaires et souvent autoritaristes qui n’ont pas seulement abîmé nos libertés, notre modèle démocratique et le contrat social qui sous-tend notre République mais montreront qu’elles contribuent à transformer le champ de la santé publique en champ de ruines (p.5). Les mesures d’enfermement articulées à la stratégie du tout numérique ont été délétères en particulier pour les populations les plus exposées aux formes graves de la maladie. Les personnes les plus vulnérables ont été abandonnées à elles-mêmes.
 
L’effondrement du système sanitaire a poussé les soignants, déjà épuisés par des décennies d’austérité, au découragement et à la démission (p.6). Les auteurs, avec clarté et concision, toujours précis, fournissent des chiffres inquiétants pour l’avenir : « 150 millions d’enfants ont été plongés dans la pauvreté, et près de 500 millions ont été privés d’enseignement et subiront des retards d’apprentissage » (p.6). En outre, le confinement a produit une surexposition des enfants à la violence intrafamiliale dans un contexte d’affaiblissement des services de protection de l’enfance.
 
Le bilan de la crise s’avère accablant. Dans le monde, 100 millions de personnes ont basculé dans l’extrême pauvreté dont un million en France (p.7). Ce constat alarmant contrevient aux principes de bienfaisance et de non-malfaisance, principes éthiques fondamentaux auxquels les interventions de santé publique ont obligation de se soumettre. Dans ce livre subversif, décapant et lucide, fort utile en ce temps de discernement troublé, la philosophe et le praticien hospitalier interrogent pertinemment les autorités : « comment a-t-on pu accepter que les finances publiques de notre pays aient été dilapidées, « quoi qu’il en coûte », pour imposer de telles mesures, tandis que la gestion austéritaire du système de soin était non seulement confirmée mais aggravée (avec la suppression de plus de 5700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie) ? » (p.7-10).
 
Les universitaires reviennent également sur un demi-siècle en santé publique (1960-2022) pour comprendre la généalogie de la disparition du grand principe des interventions collectives en santé publique : « aucune action en santé ne peut être efficace si elle ne s’appuie pas sur l’autonomie des individus et des communautés auxquelles ils appartiennent » (p.11). L’autonomie prêtée à l’individu néo-libéral a généré un régime aggravé d’hétéronomie poussant à l’intériorisation des normes prescriptives de l’extérieur, par un environnement marqué par la pénurie, la rareté des ressources et la compétition.
 
L’état social systématiquement démantelé et désarticulé, l’individu auto-entrepreneur de lui-même doit gagner en compétence, en performance et en autocontrôle. Cette analyse fine et fouillée du patient acteur en santé place au centre le soin qui se transforme en ressource rare. Les individus connectés surveillent eux-mêmes leur propre enfermement (p.13). Les datas privent le patient de toute expérience clinique de la maladie, basculent dans une nouvelle anthropologie médicale centrée sur le nouveau libéralisme autoritaire du tournant des années 2000 (p.25).
 
L’enjeu pour la philosophie contemporaine et la santé publique consiste à recréer, au milieu du silence du confinement, puis d’une atomisation du monde savant par le télétravail, un espace de disputatio, c’est-à-dire, de confrontation, empreinte d’estime et de respect, entre tous les points de vue. Barbara STIEGLER et François ALLA, opposent à l’imaginaire fantasmatique de la « Pandémie » orchestré par certains de nos gouvernants, la notion, plus pertinente en santé publique, de « syndémie » (p.29). Il s’agit de rappeler les limites des modélisations en santé : « les humains ne sont ni des plantes ni des animaux mais des êtres sociaux » (p.31).
 
Au lieu de protéger en priorité les plus fragiles, cette politique, au nom de la solidarité, n’a pas cessé, selon les chercheurs, d’aggraver les inégalités et les vulnérabilités. Les développements suivants insistent, à juste titre, au sens critique à savoir qui donne à penser à la fois en nuances et dans une certaine radicalité au sens épistémique, prendre les problèmes à la racine pour établir une épistémè, sur la politique du vaccin dans notre pays : « transgressant à la fois les principes méthodologiques de l’évaluation clinique d’un produit de santé et le dispositif éthique et juridique du respect du consentement imposé par le code de la santé publique, le gouvernement français, profondément imprégné, par l’idée d’une incompétence épistémique de la population et de sa tendance naturelle à adopter des raisonnements biaisés, n’hésitait pas à adopter la voie autoritaire tracée par Jérémy Bentham. » (p.44).
 
Le passage sur « l’épisode pathétique du masque », d’abord « inutile », puis « dangereux » et enfin « obligatoire » ne manque pas d’acuité en regard de la perspective post-covid de 2022. Ce court tract stimulant à lire pour réfléchir à ce fait sans précédent dans l’histoire de l’humanité, se conclue sur l’impossibilité de conclure et appelle le lecteur à reprendre toute sa place dans le cours du temps et sa dynamique historique, « en espérant contribuer à ce que nos consciences, enchaînant les faits, sortent enfin de la sidération », pour se remettre en mouvement (pp.57-58).  
 

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