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Evanouissements

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Michel STRULOVICI
EVANOUISSEMENTS
Chroniques des continents engloutis
Editions du Croquant
627 p. - Juillet 2021 - 24€.

 
Du passé, Michel STRULOVICI, ne veut pas faire table rase mais souhaite, au contraire, crûment, nous le dévoiler. Dans ces moments d’évanouissements de pans entiers de notre histoire, à l’époque d’une présent déifié débarrassé de toute mise en perspective, l’ère de l’anachronisme triomphant, au moment où l’information et la transmission sont noyées, emportées par le tsunami de « presque rien » (Bourdieu), Michel STRULOVICI nous emporte, avec son regard, sur les terres souvent méconnues, ignorées ou oubliées et il les ressuscite. Dans ces années de guerre et d’Occupation où se tissèrent les mondes d’aujourd’hui.

Journaliste, acteur militant de ces combats d’hier qui impriment leur marque sur notre univers d’aujourd’hui, il parle de lui mais aussi du monde, de notre monde, de sa traversée. Non par vanité mais comme une incitation par le biais de ces chroniques de continents disparus, à humer les parfums oubliés, percevoir des ambiances surprenantes, enthousiasmantes ou angoissantes, participer à des combats victorieux ou étouffés. L’auteur veut aider à comprendre ce nouveau monde qui vient et les raisons de son advenue. Il veut répondre à cette question reprise par des millions de voix : pourquoi être ou avoir été communiste ?
 
Né pendant les années de l’Occupation, de parents juifs et résistants communistes, Michel STRULOVICI a étudié la sociologie à la Sorbonne, parcouru le monde d’après-guerre, assisté à Séoul à l’irruption de la Corée moderne, rendu compte pour l’Humanité de difficiles sorties de guerres de trente ans au Vietnam, Laos et Cambodge. Plus tard, journaliste à Antenne 2 puis France 2, il racontera le monde et ses tourments de Beyrouth à Stockholm, des mineurs en grève en Grande-Bretagne aux tentatives d’économie nouvelle à Korhogo, en passant par les combats contre la dictature turque.

Il participera à la création et à l’aventure d’émissions marquantes (Télématin, L’assiette anglaise, Envoyé spécial), Rédacteur en chefs d’éditions et à la direction du service culture, il assista, aux premières loges, à la dégringolade éditoriale de la télévision publique. Il nous en explique ici précisément les raisons. Membre du parti communiste durant 25 ans, il revient sur ces années décisives pour le mouvement communiste et dévoile des données, peu partagées jusqu’alors, sur ses déchirements internes.

Il s’agit d’une autobiographie essentielle, d’un témoignage émouvant, parfois drôle sur « l’étrange voyage au travers de soi-même » que dessine une vie, sur la manière fondatrice de laisser trace des combats de notre époque si tumultueuse. Œuvre de distanciation offerte à ses enfants, ce livre nous montre que « l’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé » (Marc Bloch, Apologie pour l’Histoire). Bien pis, s’épuiser à comprendre le passé s’avère vain si l’on ne sait rien du présent (p.5). Tout surgit d’une interpellation d’une violence inouïe d’une jeune étudiante américaine en master de journalisme à Sciences Po : « Mais, Monsieur, comment avez-vous pu être communiste ? ».

Alors commence une interrogation profonde sur le sens de l’adhésion au PCF, une réflexion sur le passé communiste, une analyse fine de l’engagement d’une rare intensité. En cela, le livre de Michel STRULOVICI expose en détail « cet étrange voyage d’auto-analyse et de restitution de moments historiques ». Dans une premier chapitre poignant intitulé « L’enfance malmenée », le grand journaliste de France Télévisions nous raconte ses parents héroïques juifs communistes italiens sauvés, une nuit de novembre 1941, fuyant la rue Marcadet, par « l’amitié attentive d’une voisine » (p.7).

L’enfant de l’Occupation naquit en « zone libre », à Lyon, le 8 février 1942. Une naissance placée dans le stress paroxystique de la mère qui déterminera toute son existence. « L’historien » méticuleux à la plume alerte révèle les groupes de combat juifs clandestins dirigés par Albert GOLDMAN, père du célèbre chanteur (p.9); multiplie les notes de bas de pages qui font parfois oublier toute la page (p.25 notamment, p.70), véritables joyaux de concision, d’émotion et de minutie à faire pâlir les universitaires les plus zélés. Dans « cette urgence de l’anticipation du pire qui permit d’échapper à l’anéantissement », les formules touchent juste à chaque page. Elles font hommage aux parents qui résistèrent à l’Occupant et ses alliés français de Vichy à coups de tracts, de slogans mais aussi d’attaques à main armée (p.10).

Le récit fourmille de détails qui imagent la force de l’abnégation que ce soit à propos des parents de Charles Aznavour ou du couple Manouchian. Henri Daïkhowski, l’oncle maternel héroïque, condamné à la peine de mort, fusillé le 4 juin 1942 au Mont Valérien (p.11). Dans la dernière lettre bouleversante du sacrifié figurent des phrases qui arrachent les larmes : « Il fait beau aujourd’hui et je pensais mourir un beau jour… Je meurs avec courage et en sachant pourquoi j’ai lutté….Vive la France » (p.13).        

Cette exemplarité lumineuse guidera toute la vie publique et intime de celui que ses confrères surnomment affectueusement « Strulo ». Avec une pensée libre radicale, loin du pardon de ceux qui échappèrent à la barbarie, il confie à propos des Hitlériens et de leurs alliés antisémites : « Ma haine à leur égard est intacte, absolue, pour toujours. Mon désir, mon amour de la vengeance vient de là. Aucun pardon ne m’a habité ni ne m’habite…. Je ne suis pas résilient » (p.15).

Dans des pages où la précision historique sous-tend en permanence le souci de vérité traversé par un style qui dépasse le journalisme, le sociologue nous entraîne dans l’atmosphère de la culture du secret des groupes communistes de la Résistance. « Toute l’histoire du PCF, son ADN était antifasciste et antinazi » (p.18). L’un des autres grands mérites du foisonnant ouvrage qui n’en manquent pas consiste également à montrer la complexité de « l’Histoire intérieure du Parti communiste » (Philippe Robrieux) avec une direction sans cesse tiraillée entre des antifascistes et des « courtiers de la diplomatie soviétique » (Jacques Duclos).

Contre les falsifications historiques ignominieuses et injurieuses, Michel STRULOVICI rappelle tout ce que la France et l’Humanité finalement doivent aux communistes, « à ces héros méconnus, oubliés, effacés des mémoires » (p.22). Il restitue des épisodes souvent totalement méconnus voire inconnus : l’enrôlement de Louis Aragon, à 42 ans, dans les unités combattantes sur le front, le 28 septembre 1939; la manifestation étudiante conduite par Francis Cohen et François Lescure (père du célèbre homme de télévision et de cinéma Pierre) le 11 novembre 1940 à l’Arc de Triomphe ; la grève des mineurs du Nord-Pas-De-Calais le 27 mai 1941.

Il évoque nombre de figures héroïques anonymes ou ignorées, « exemplaires jusqu’au bout » (p.23). Ainsi le Colonel Gilles, dénoncé en décembre 1943 et arrêté en même temps que Missak Manouchian, torturé plusieurs mois par la Gestapo et fusillé le 11 avril 1944 (p.23). Fruit de cinq années de travail, le présent livre ne sombre jamais dans le pathos du tragique mais s’applique à argumenter sur l’ampleur d’un cataclysme qui marquera, pour toute une génération, « l’appréhension naissante du monde » (p.24).

La peinture du Paris de la libération au 46, rue Marcadet, porte des espoirs mais aussi bien des espérances : la proximité dans les quartiers qui ressemblent à des villages, les écuries de chevaux de la rue des Poissonniers, les vols de moineaux, les petits commerçants qui peuplent les rues où chacun se connait par son prénom (p.27), les chanteurs de rue, le préau de la maternelle. Ce Paris de Willy Ronis et de Robert Doisneau pétris de regroupements festifs et populaires (p.30). L’enfant Michel aime apprendre mais très jeune, il ressent « la brûlure » de l’injustice de classe, « une sensation » qui ne le quittera jamais.

En dépit de cette violence de classe, la page 32, sans mélancolie mais avec un brin de nostalgie, dresse le tableau de l’atmosphère de la classe : ordre en silence, punition corporelle, respect pour les enseignants, plumes « Sergent-Major », passion du livre comme savoir et plaisir mêlés : « Comme le souligne Jean Baumgarten, le livre occupe une place particulière dans la société juive. Le livre ne s’y résume pas à un objet de culture, de savoir et de divertissement. Sa lecture est viatique et chargée d’espérances messianiques » (p.33). De sa culture ashkénaze grand-maternelle, le futur militant communiste anticolonialiste héritera du sens talmudique de l’hospitalité.    

De la clandestinité à la fraternité, tous les linéaments d’une formation de jeunesse s’alignent : musique, sport, cinéma, politique. Dans ces années d’après-guerre, la fine fleur du pays se confond avec le PCF. En novembre 1946, il représente le premier parti de France (p.35). Comme l’écrit justement celui qui deviendra journaliste à l’Humanité : « La politique avait envahi nos cours de récréation » (p.37). A 14 ans, l’adhérent aux Jeunesses Communistes vit sa passion. Au « Parti », Michel STRULOVICI adoptera la schizophrénie, « le déchirement, cette mise en cause constante de ses propres affirmations, ce doute existentiel, qui doit sans doute aussi quelque chose à la culture ashkénaze nimbée par la pratique du Talmud, l’exégèse » (p.71).

En 1956, l’irruption de la télévision dans les foyers, présence au milieu du salon, déclencha une autre révolution dont « nous ne sommes pas encore sortis » (p.49). Transcendant la fatalité de son origine de classe par son environnement culturel et politique, l’adolescent rigoriste, tissant l’histoire individuelle et collective, nous plonge dans la banlieue rouge et son amour du théâtre, entre une mère « à l’agressivité possessive » (p.79) et une grand-mère qui encourage sa liberté : « l’amour est un sentiment sérieux et nul ne doit plaisanter avec lui » (p.81).

Le jeune marié traverse le gaullisme en adversaire résolu et n’abandonne jamais son militantisme passionnel entre Georges Marchais et Jean Kanapa. L’adhésion au PCF l’intronise dans une famille dans laquelle il demeurera 25 ans. Le militant communiste n’échappe pas au rituel dominical de la vente de l’Humanité Dimanche et la distribution de tracts à la sortie du métro. La politique commande. L’effervescence atteint des cimes, l’aveuglement aussi. Le 17 octobre 1961 marquera tous les esprits : « En plein Paris, on tue et on noie » (p.97). La jeunesse communiste se rassemble contre le fascisme, pour la Paix.

Dans ce climat tendu où l’OAS perpètre attentat sur attentat, le futur étudiant en sociologie éprouve une joie intense à narguer la Police, sans l’ombre d’un doute. On lira avec stupéfaction la note 11 de la page 104 sur Alain Madelin, Gérard Longuet, Hervé Novelli, Patrick Devedjian, Anne Méaux et les membres d’Occident qui appelèrent en 1965, « à tuer les communistes partout où il se trouvent ».

Dans un chapitre intitulé « admis au saint des saints », le bachelier loue l’Université et notamment la Sorbonne, « haut lieu de la pensée français » (p.113). Le paradis du savoir s’ouvrait mais aussi celui des groupes d’amis fidèles pour la vie, unis dans la passion du théâtre, au TNP, à Chaillot, qui donnait accès à la culture aux ouvriers. Les sommités mandarinales de la République (Albert Soboul, Vladimir Jankelevitch, Ferdinand Alquié) régnaient : « Je me souviens du silence qui annonçait l’arrivée du Maître » (p.121). Jusqu’au délire, les débats tournaient à une « Yeshiva laïque » (p.123).            

Sans un « sou vaillant » (p.129) dans cette époque qui nous paraît si lointaine, Michel STRULOVICI explicite à la fois de façon théorique et dans une manière sensible presque charnelle, dans des pages lumineuses (p.130, note 4 et 5; pp.131-172), ce que les valeurs communistes apportèrent à notre société, son histoire, sa morale notamment ce réseau de solidarité des territoires de la banlieue rouge. Avec une lucidité autocritique souvent touchante, « L’ouverture d’esprit ne fut pas ma qualité première » (p.134) ou « je ne savais plus vraiment quelle maison idéologique j’habitais » (p.138), le futur coopérant à Séoul perçoit bien la tension et par là le débat majeur au sein du PCF entre les chantres d’un pro-soviétisme à tout crin et les tenants d’une autonomie de décision.

Le doctorant en sociologie qui choisit comme sujet de thèse « Le théâtre d’Aubervilliers et ses publics. Démocratisation culturelle ou pas ? » n’oublie pas la célèbre formule d’Antoine Vitez « être élitaire pour tous » et se faisant le rôle du communisme municipal dans l’affirmation d’un « vivre ensemble ». Il peint Mai 68 telle une ferveur révolutionnaire sur un « air de vacances romaines » (p.165) qui ne dura pas. Jérôme Kanapa posait aux côtés de Godard et Truffaut. A Séoul, juste après, le contrebandier politique découvre la haine des Japonais et les saveurs du « kimchi », ressent aussi l’amour de notre culture (p.191) et veut mettre un coup de pied dans la dictature.

Après un trop long exil au pays du matin calme, le secrétaire de la Rédaction de « La Nouvelle Critique », ce mensuel particulier, croisement entre la revue scientifique, philosophique et le journalisme de haute volée, accepte ses nouvelles fonctions avec enthousiasme (p.255). Il y travaille avec « des héros véritables qui ne se vantaient jamais de leurs exploits passés, occupés à traduire au jour le jour les spasmes du quotidien » (p.294). Il y prône l’eurocommunisme, seul espoir, selon lui, d’avenir du Parti. Mais, en décembre 1972, l’échec de la volonté unitaire de la gauche meurtrira le jeune journaliste : « Quand je revois les images de ce rassemblement d’espoir, je pleure et je mesure le désastre que représente cette défaite historique, irrémédiable, aujourd’hui » (p.258; p.268).

La passion de l’information à la télévision le gagne notamment grâce à ses amis universitaires. Michel STRULOVICI, passant de l’espoir à l’espérance, estime que « l’outil audiovisuel, ordinairement méprisé par les intellectuels, pouvait être un efficace facteur de démocratisation de la Culture et une voie de création originale » (p.262). Durant toute sa vie professionnelle, le futur directeur du prestigieux service culture de la direction de l’information d’Antenne 2 puis France 2, considèrera la télévision comme le plus puissant des supports de diffusion de la culture.

La prise de conscience de la force de ce média dans la vulgarisation des savoirs guidera toute une génération de journalistes. S’en suit une galerie de portraits de tous les réalisateurs de télévision communistes tels Claude Santelli, Maurice Faivelic, Marcel Bluwal, Raoul Sangla qui inventèrent une télévision différente, « une petite lucarne à grands projets : un outil au service de l’intelligence, du savoir, du divertissement culturel » (p.263). Ce qui émeut et trouble sans doute tout au long de cet ouvrage captivant, relève d’une « honnêteté » (p.343) journalistique toute jaurésienne.

Au sortir de l’Humanité, correspondant au Vietnam et au Cambodge, il respira autrement en intégrant Antenne 2, engagé par le fameux François-Henri DE VIRIEU (p.401). Les deux cents dernières pages du livre passionneront à l’évidence tous les étudiants, professionnels ou même citoyens éclairés qui souhaitent comprendre en profondeur à la fois l’audace d’un grand service public de télévision et son passage du primat des programmes à la dictature de l’audimat, « la descente aux abîmes » (p.403).

Dès 1982, les personnages défilent dans une galerie de portraits tantôt élogieux tantôt glacés, parfois au vitriol mais toujours d’une véracité nuancée : Jean-Pierre ELKABBACH (p.505), grand professionnel aux compétences rares; Paul NAHON, Georges BORTOLI, Noël MAMERE, Patrick POIVRE D’ARVOR, Christine OCKRENT, Arlette CHABOT (p.501), Paul AMAR, last but not least, Léon ZITRONE (p.537 : cet homme dont le nom même conjuguait le verbe téléviser !). Une autre TV, un autre temps, où « les reportages s’apparentaient au tournage d’un film » (p.404). L’analyse de la structuration interne d’un JT, avec ses batailles autour du conducteur entre le rédacteur en chef et les chefs de service, éclaire tout un style d’information télévisée.

Le renversement stratégique qui se produisit avec la « vedettarisation » (p.411) du présentateur du JT (p.487) et son accession au poste de rédacteur en chef changea radicalement la nature du pouvoir aux mains des « icônes électroménagères » selon la formule de Raoul SANGLA (pp.417, 459). « Strulo » nous plonge aussi avec ferveur dans le processus de création des émissions comme TELEMATIN, L’ASSIETTE ANGLAISE, « la sorte de distance amusée toute de finesse qui masquait le travail acharné et brillantissime » du regretté Bernard RAPP (p.455) ou ENVOYE SPECIAL, DEMAIN LES JEUNES. Il nous montre que « mettre sur pied une émission, c’est penser à l’essentiel et aux détails et, à chaque pas, découvrir de nouveaux problèmes à résoudre » (p.475).  

Cette télévision aujourd’hui engloutie incitait le grand public à inscrire la présence de reportages culturels dans son univers comme une évidence (p.458). Mieux, elle permit « de desserrer (un peu) l’étau de la transmission chaotique et inégalitaire des savoirs et de la création culturelle » (p.458). Dans ce continent évanoui, par exemple, le Journal de 20h du 3 mars 1988 présenté par Henri Sannier, se terminait par 8’ de culture (p.463). A la tête du Service Culture de la Direction de l’Information d’Antenne 2 devenue France 2, Michel STRULOVICI n’a jamais cessé de garder en sa créance la devise d’Antoine VITEZ, « élitaire pour tous » et la remarque de Pierre BOURDIEU, « Il faut travailler à l’universalisation des conditions d’accès à l’universel » (p.485). Cette leçon d’éveil qui parle au cœur et à la raison, explorait une voie ténue, ni élitiste ni racoleuse mais celle « de la noble vulgarisation respectueuse de l’évènement lui-même, utilisant des clefs de compréhension de niveaux différents » (p.521).

Malgré la stupeur, parfois la colère, les griffures et les blessures d’une vie, Michel STRULOVICI nous entretient dans ses pages conclusives, du bonheur de la transmission (p.597) et de l’impossibilité de conclure (p.624) mais plutôt d’ouvrir. On referme, à regret, ce livre presque infini, d’un passeur de cultures qui lutta pour éviter le pire, d’un éternel enseignant dans cet « étrange voyage au travers de soi, trace des combats de notre époque tumultueuse ». 

Une histoire des banlieues françaises

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Erwan RUTY
Une histoire des banlieues françaises
Editions François BOURIN
Février 2019

 
Erwan RUTY, responsable associatif en banlieue, actif dans des médias de proximité depuis la fin des années 1990, diplômé en histoire contemporaine et sciences politiques, a notamment été rédacteur social/société de Pote à Pote, le premier mensuel des quartiers, rédacteur en chef du Journal officiel des banlieues. Il a travaillé pour la presse locale en Seine-Saint-Denis et a cofondé le trimestriel de la diversité Respect mag ainsi que Ressources urbaines, l’agence de presse des quartiers. Il dirige aujourd’hui le Médialab93, un incubateur qui soutient les jeunes créatifs en Seine-Saint-Denis.

Les quarante dernières années, les banlieues ont changé, et elles ont changé la France. Elles se sont fait écho des grands mouvements politiques, économiques et sociaux qui ont façonné le pays, depuis l’optimisme des années 1980, incarné par la Marche des Beurs et l’émergence des cultures urbaines, jusqu’au djihadisme des années 2010, en passant par les émeutes de 2005 et les clivages identitaires des années Sarkozy. Une trajectoire en montagnes russes, faite d’espoirs, de déceptions, et de luttes : les banlieues, espace dynamique, jeune et créatif, sont le condensé des crises et des opportunités de la France du XXIème siècle, le laboratoire de son futur, hésitant entre ghettoïsation et normalisation.

A moins qu’une troisième voie ne se dessine, entre créolisation et relocalisation écologique. Sorties des marges, les banlieues sont plus que jamais revenues au centre de l’histoire de ce pays. A travers une enquête incarnée nourrie de nombreux témoignages, l’auteur qui allie compétences de terrain et appétences théoriques raconte enfin cette aventure collective, complexe et fascinante, au sein de laquelle chacun d’entre nous est pris, pour le pire comme pour le meilleur.

Dans un avant-propos étymologique en forme d’hommage à l’énergie créative de la banlieue, le militant politique au sens noble rappelle à juste titre que « la banlieue est surtout, à l’origine, le territoire qui s’étend à une « lieue », l’unité mesurant la distance qu’un homme peut parcourir en une heure, soit entre trois et cinq kilomètres, par-delà les murailles d’une ville » (p.5). Cette caractérisation spatiale et temporelle contre-intuitive aujourd’hui oubliée par le sens commun recentre les enjeux des ressources urbaines.

La perception des banlieues relève presque d’une histoire du temps présent : « elle remonte au tournant des années 1970 à 1980, à l’heure où la construction des grands ensembles est achevée. Y sont accueillies les couches populaires alors en partie seulement issues de l’immigration postcoloniale. Ce sens commun péjoratif sera désormais celui qui dominera en France, pour dénigrer ces territoires » (p.7). Erwan RUTY, en fin connaisseur de la vie de ces territoires relégués, analyse le mot banlieue au sens politique : une force polysémique, une pluralité ontologique qui résiste à toutes les modes.

Alors que 80% des français résident dans des banlieues et des zones périurbaines, cet essai parie que « l’avenir de la société française se jouera dans ses banlieues » (p.9). L’introduction problématise le signifiant banlieues, cette « rage célinienne d’une misanthropie issue de la déception de n’avoir pas été assez aimé (p.12). A grand renfort de références musicales, associatives ou cinématographiques, l’historien interroge ces jeunes qui voulaient aimer un pays qui refusaient de les respecter, l’histoire tragique d’enfants ni vus ni reconnus par leurs parents.

De la marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983 à 2013 et ensuite 2015, les rendez-vous échouent, le refoulé ressurgit. Le péché originel de la République commence avec Jules Ferry (p.18), « aveuglement collectif répété en mode majeur par la gauche en 2012 ». L’impensé colonial républicain se réinitialise (p.19) en tabou. Brosser l’histoire des banlieues équivaut à faire la généalogie du face-à-face passionnel, névrotique et souvent dramatique de l’Hexagone et de ses banlieues. « Tous les dix ans à peu près, un électrochoc vient frapper la France » (p.22).

Ses secousses réveillent une nation qui oscille entre amnésie et repentance. Seules les marges de la société française bousculent, par tressaillements, l’histoire de tout le pays. Selon le rédacteur en chef du Journal Officiel des Banlieues, la France somme les Français issus de l’immigration postcoloniale de « s’intégrer » tout en ayant perdu les outils de l’intégration avec le libéralisme anglo-saxon (p.24). Les banlieues s’identifient de plus en plus à l’image de la France, libérales et conservatrices tel un monde en gestation porteur d’innovations sociales foisonnantes et de créativité culturelle prolifique (p.25).

Elles incubent les nouvelles cultures populaires, construisent les nouvelles cultures urbaines, identité culturelle du mainstream. Ces destins périphériques doivent intégrer le roman national pour créer un récit national unique (p.26). Le chapitre 1 étudie la transformation des quartiers populaires en banlieues au tournant des années 1970. L’originalité de la perspective d’Erwan RUTY, bien au de-là d’une analyse solide permanente de la complexité des structures, recontextualise les référents des dynamiques culturelles (le 7ème art par exemple : pp.29-32 malgré l’oubli de Malik Chibane tardivement cité page 153, la musique : p.34, excellentes pages sur le rap : pp.144-151, 336-339) sous-jacentes à l’émergence des formes d’historicité (p. 29).

Le déclin des banlieues rouges et notamment l’effondrement du mouvement ouvrier dérégulent les relations sociales et institutionnelles. La naissance des « cités sensibles » dites nouveaux quartiers démantèle la « rue, la ruelle, la petite place, soit autant de micro-unités spatiales soumises au contrôle plus ou moins diffus des adultes » (p.39). S’érige alors un décor de culture de la pauvreté dans les grands ensembles jadis territoires de mixité sociale et de progrès (p.43). Ces espaces de relégation s’inscrivent dans un contexte sensible d’après-guerre d’Algérie.

A Marseille, en 1973, le racisme parfois virulent conduit à des attentats contre les Algériens par des groupes issus de l’OAS (p.46-47). Les Antillais forment les OS des services publics, déplacés à partir de 1963 par le BUMIDOM (Bureau des migrations d’outre-mer), crée par Georges POMPIDOU. Notons également la page 56 consacrée à la répression peu connue des émeutes en Guadeloupe en 1967. Bilan : 87 décès. On s’étonne qu’un texte aussi perspicace sur les origines du racisme (page 111 : entre 1984 et 1990, on recense une centaine de Magrébins tués) comporte parfois le terme totalement impropre et colonialiste d’« Afrique noire » (pages 48, 54, 246) au lieu d’ « Afrique sub-saharienne » ou bien encore le terme « jeunes de couleur » (p.144).

Le journaliste, bien informé, montre comment le « regroupement familial » (1976) fait suite à des mesures de fermeture des frontières. Paradoxalement, cette mesure à caractère « humaniste » aux immenses conséquences ouvrira le passage d’une immigration de travail à une immigration de peuplement (p.53). Il évoque l’importance du rôle du quartier lyonnais de la Croix-Rousse, en 1980, avec le groupe Carte de séjour fondé par Rachid TAHA. L’effervescence autour du journal Sans-Frontières, en 1979, « l’une des créations les plus pérennes et structurantes dans le domaine de l’expression et de la prise de parole des populations immigrées et des minorités » (p.63).

Soit « parlées, soit muettes » selon l’exacte formulation de Pierre Bourdieu, ces populations stigmatisées répondent en actes dans la foulée des radios libres. Erwan RUTY remarque à juste titre que les grandes forces politiques et syndicales portent une lourde responsabilité dans l’invisibilisation écrasante de ces luttes eu égard aux combats de la décennie 1970 : écologie, féminisme, régionalisme, tiers-mondisme. On s’étonne, encore une fois qu’une plume aussi affutée emploie l’expression « français de souche » (p.64) parfaitement inadéquate.

Dans un imaginaire politique encore empreint d’analyses néocoloniales, les banlieues condensent plusieurs phénomènes sur un même territoire : impuissance politique face au chômage de masse, fin de la construction des grands ensembles et promotion du rêve pavillonnaire qui fractionne les couchent populaires entre ceux qui restent et ceux qui partent, fermeture des frontières à l’immigration africaine qui fait d’une installation provisoire un destin permanent (p.73).

Le chapitre 4 poursuit un développement chronologique auquel on préfèrerait la profondeur diachronique. Il décrit bien l’illusion « black-blanc-beur » (p.155) mais pointe le rôle du sport utilisé par les pouvoir public comme outil de régulation sociale (p.184). Le milieu sportif serait plus tolérant à la diversité car l’excellence distingue concrètement. On s’étonne que les travaux de Jean-Loup Amselle ne soient pas mobilisés ici pour affirmer l’une des thèses centrales de l’ouvrage : « le caractère définitivement républicaniste, égalitariste et jacobin de la pensée française, qui ne saurait reconnaître de communautés et de territoires de caractères propres » (p.194).

L’autre hypothèse du livre tient tout entière dans le fait que le multiculturalisme tel qu’il se développe dans les années 2000 relève plutôt d’une affirmation identitaire des minorités sous l’influence lente mais certaine du modèle étatsunien. Pour les élites françaises et les écoles qui les forment, les banlieues métissées ont déjà mis un pied dans la porte (stand-up, slam, tag, littérature : pp.214-223). Le chapitre 5 traite des émeutes comme un moment proto-politique (p.231) et voit dans leur expression un mélange d’insurrection sociale et de mal-être identitaire, celui des « minorités », la plus efficace et large prise de pouvoir médiatique depuis la fameuse Marche de 1983.       

Ce livre important et à bien des égards stimulant pour comprendre ce que nous devons aux banlieues et en quoi elles inventent peut-être encore aujourd’hui le laboratoire social de notre propre avenir car « la banlieue c’est nous » présente toutefois quelques limites qui appellent plusieurs remarques. L’ancien journaliste associatif aux multiples compétences ne parvient pas toujours à fonder un cadre épistémologique et herméneutique stable dans le périmètre des sciences sociales et humaines. Il n’objective pas totalement les faits dans une mise en perspective distanciée, par exemple, dans la trop grande importance accordée à la marche pour l’égalité de 1983 (p.75).

Autant il maitrise bien les problématiques urbaines de la périphérie parisienne notamment la ghettoïsation (pp.262-263), autant les spécificités lyonnaises (p.253 ou phocéennes (p.179, 253) lui échappent sans doute par manque de pratique du terrain car les banlieues n’existent pas en soi à Marseille. Il s’agit d’un tissu urbaine réticulaire complexe institué par quartiers, cités ou villages. Au-delà de quelques maladresses d’interprétation des penseurs ou des contextes (Foucault (p.141, 156), Bourdieu, Sartre notamment, p.350 sur l’insécurité culturelle, p.363 : Christophe Guilluy), les découpages conceptuels semblent flous ou par trop plastiques : « capital d’autochtonie », « égalité », « culture populaire », « communautarisme sans communauté », « communautarisme de sas versus communautarisme de nasse » (p.254) « multiculturalisme de basse intensité ».

Afropéens

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Johny PITTS
AFROPÉENS
Carnet de voyages au cœur de l’Europe noire
Massot
2021

 
Ecrivain, photographe et journaliste, Johny PITTS a reçu de nombreux prix pour son travail d’exploration de l’identité afro-européenne dont le Decibel Penguin et le prix ENAR (European Network Against Racism). Il a déjà publié en France Le Manifeste de la jeunesse (Les Arènes, 2017). Il vit actuellement à Marseille. Dans le présent récit justement traduit de l’anglais britannique par Georges MONNY, l’auteur s’interroge sur la manière dont les Européens d’origine africaine jonglent avec leurs multiples identités.

Né d’une mère européenne et d’un père afro-américain, Johny PITTS parcourt les grandes capitales : Paris, Bruxelles, Amsterdam, Berlin, Stockholm, Moscou, Marseille, Lisbonne. Dans cette Europe des invisibles, il questionne des Afropéens pour savoir comment ils vivent au quotidien leur double identité – noire et européenne. Cet essai fait entendre leurs voix auxquelles s’ajoutent celles des écrivains Noirs dont il suit les traces (James BALDWIN, Frantz FANON). Il démontre la nécessité de sortir des clichés du « nigga » (l’homme Noir du ghetto) et du « king » (hipster, rappeur, footballeur Noir qui a réussi).

Johny PITTS éclaire avec brio les afro-européens d’aujourd’hui et comment ils se forgent de nouvelles identités. Ce document inédit, illustré de nombreuses photographies prises par l’auteur, s’inscrit dans un projet plus vaste nommé www.afropean.com. Ce livre a reçu le prestigieux prix britannique Jhalak 2020. Ce livre original à la fois sur la singularité de sa thématique (l’afro-européanisme) et sur la forme de son récit, ni roman, ni essai, ni fiction mais sorte de carnet de voyages au cœur de l’Europe noire, s’ouvre sur une citation extraite du célèbre livre d’Amin MAALOUF fort souvent cité, Les Identités meurtrières. 

Ce qui dirige d’emblée l’attention du lecteur sur des questions philosophiques sépulcrales : comment se fonde l’identité de ceux qui vivent dans une sorte de zone frontière ? L’identité toujours en mouvement, résulte-t-elle de diverses lignes de fractures religieuses, ethniques ou autres ? Ces êtres qui vivent dans une position plus incongrue que confortable, n’ont-ils pas justement un rôle crucial à jouer pour se forger des liens en évitant les malentendus ? N’invitent-ils pas certains à davantage de raison et d’autres à moins d’agonistique ? La galerie de portraits qui défile sans cesse en moi ne figure-t-elle point une série de dilemmes décisifs ? Sans la pensée ouverte des altérités radicales, le monde ne s’enfoncerait-t-il pas dans un gouffre obscur ?

Avant que d’explorer ses expériences de voyage dans certaines grandes capitales européennes afin de rencontrer des noirs européens, Johny PITTS, dans un long prologue, nous conte son enfance britannique à Sheffield en situant le concept d’afropéanité (inventé dans les années 90 par David Byrne et l’artiste belgo-congolaise Marie Daulne, star du groupe Zap Mama) : « Un espace s’était ouvert dans lequel la culture noire participait à la formation de l’identité européenne en général » (p.15).

Loin des étiquettes métissées, l’auteur essaie de comprendre la force des styles et des idées transculturelles mais surtout qu’est-ce qu’être Noir en Europe aujourd’hui (p.16). L’auteur conçoit au départ l’afropéanité en tant qu’alternative utopiste entre le pessimisme attaché au destin du Noir et l’optimisme en toutes circonstances mais la visite de la « jungle de Calais en 2016 » l’oblige à reconsidérer son approche. Il fustige la Grande-Bretagne qui affiche « un multiculturalisme de façade » (p.18) pour réaffirmer le multiculturalisme qui fonctionne, celui qui réfute « les schémas monoculturels et homogènes véhiculés par les offices de tourisme et les guides de voyages » (p.19).

A travers ses voyages, le jeune photographe natif de Sheffield entend inventer « le moi dans son humanité » (p.20), « apprendre à être un Noir, effort pour parvenir à l’universel à partir du particulier ». Dépasser les figures du voyou ou du roi s’effectue par la rencontre des gens ordinaires en Noir issu de la classe ouvrière. Le présentateur de télévision avoue : « je ne me sens chez moi qu’en Europe. C’est ici que j’ai appris à lire et à écrire, à parler certaines langues et à mettre en pratique quelques coutumes.

Je me délecte de la beauté complexe et parfois ternie de son architecture vieillotte, de ses musées et galeries dont l’existence de la plupart est due à la sueur et au sang des Noirs ployant sous l’exploitation de ses empires » (p.21). En embrassant toutes les nuances de la complexité de savoir que « l’histoire des Blancs se présente comme l’Histoire » (p.24), Jonhy PITTS se lance dans un prologue sur son enfance dans la classe ouvrière du nord de la Grande-Bretagne.

Fier de venir de son quartier, Firth Park, le journaliste peint avec beaucoup d’humour une vie sociale qui ne sombre jamais dans l’ennui même s’il est bon pour la racaille, qui y fait régner néanmoins le respect pour autrui et le sens de la communauté (p.28) c’est-à-dire « un monde où tout le monde se connaissait et s’entraidait pour se tirer d’un mauvais pas » (p.29, note 4). Les comparaisons avec le New-York culturel des années 70 élargissent notre perspective historique sur les luttes noires majeures au XXème siècle.

La note 11 de la page 41, par exemple, nous apprend que la mère du rappeur Tupac Shakur appartenait à la 21ème Section des Black Panthers. L’excursion dans le Paris noir (p.55) nous remémore également la généalogie peu souvent évoquée d’Alexandre DUMAS dont la grand-mère ouest-africaine prénommée Marie-Cessette, échappa à l’esclavage dans les plantations haïtiennes vers 1700, fût affranchie grâce à son incroyable beauté, sauvée par le marquis Alexandre Davy Antoine de la Pailleterie. « Le type de grande lignée afropéenne dont vous n’entendez jamais parler » (p.64).

L’ouvrage évoque aussi dans des pages touchantes les fins de vie tragique de tous ces Afro-Américains célèbres qui vécurent à Paris et finirent dans la misère : James BALDWIN, Richard WRIGHT, Joséphine BAKER. Le flâneur baudelairien afropéen (p.86) ou presque benjaminien, passe quelques jours à Clichy-sous-Bois pour un constat sans appel : « La France prétend être une république alors qu’elle ne l’est pas » (p.122). Le chapitre sur Amsterdam nous apprend le lien entre le harlem renaissance new-yorkais des années 20 et les Pays-Bas.

Une personnalité comme Otto Huiswood, pilier du Parti communiste Américain, fait prendre son envol au radicalisme noir (p.211). La flamme du Harlem Renaissance fut constamment entretenue sous la forme d’une collaboration multiculturelle sans relâche qui se transforma en un signe de ralliement pour toutes les populations déplacées et réduites à néant. Les communautés noires se galvanisèrent dans leur lutte contre l’impérialisme occidental (p.213). Otto Huiswood, seul noir membre fondateur du Parti communiste américain, joua un rôle important pour répandre le socialisme à travers le monde en rencontrant Fanon en Algérie, Garvey en Jamaïque, N’Krumah au Ghana ou Lenine à Moscou.

L’un des mérites du livres de Johny PITTS tient dans ces histoires de vies extraordinaires souvent occultées par l’histoire officielle (p.214). Il analyse également l’histoire du néocolonialisme néerlandais (p. 224) et la dénégation euphémisée du racisme nommé « exclusion sociale » (p.233). A Berlin, il note les schèmes mentaux propres aux Blancs (p.245) et renvoie presque dos à dos les adolescents néonazis et Antifa. Selon l’écrivain subtil, l’Europe devrait enseigner l’histoire du colonialisme avec plus de nuances et d’honnêteté (p.294).

A Stockholm, le voyageur voit une ville qui l’accueille les bras ouverts et pose les fondations d’une communauté afropéenne influente dans le monde (p.299). Le chapitre sur le Moscou d’aujourd’hui (p.371), montre une Russie en cleptocratie où le racisme règne absolument. Les pages sur le destin tragique de Pouchkine « l’Africain », mort à 37 ans, éclairent un aspect méconnu de son ascendance noble (p.376). Plus loin, les passages sur les assassinats de théoriciens, révolutionnaires et leaders durant la seconde moitié du XXème siècle, troublent (pp.384-400) : « la mort de Lumumba et le règle de Mobutu sont l’illustration même de la tragédie de l’Afrique » (p.387).

Johny PITTS, hanté par les cicatrices de l’esclavage et le parcours des dictateurs africains, constate avec un grand désarroi que « la Riviera n’avait pas seulement séduit les écrivains, les artistes, les stars de cinéma ou les architectes renommés mais aussi les rois extravagants, les oligarques criminels et des dictateurs africains corrompus » (p.414). Le portrait de Joseph-Désiré MOBUTU fait froid dans le dos : « vautré sur des milliards qu’il avait engrangés pour avoir vendu les ressources naturelles du Congo et empoché l’aide internationale destinée à son peuple » (p.416).

Plus loin, l’écrivain enfonce Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga : « Quand Mobutu est mort en 1997, la plus grande partie de ses biens, y compris la villa Del Mare, a été vendue. Les bénéfices sont allés directement dans des comptes suisses au nom de sa famille » (p.417). On retiendra les poignantes pages consacrées à James BALDWIN à Saint-Paul-de-Vence, méprisé par son camp par une diatribe homophobe (p.424). Frantz FANON, à Toulon, subit aussi un racisme institutionnel voire systémique (p.438). Claude McKay, à Marseille, vit la même expérience (p.477).

A Lisbonne, l’afropéanitude établit des liens entre des itinéraires de vie, des cultures et des peuples variés sans pour autant en faire un absolu monolithique (p.486). Ce journal de voyage en fragments éparpillés passionnant et foisonnant nous invite à une réflexion sur l’Occident qui passe son temps à stigmatiser la misère et ferme les yeux devant la paupérisation générale du monde (p.530).       

La fin de l'Amour

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Eva ILLOUZ
LA FIN DE L’AMOUR. Enquête sur un désarroi contemporain.
SEUIL
En librairie le 6 février 2020

 
Eva ILLOUZ, directrice d’études à l’EHESS, occupe la Chaire Rose Isaac de sociologie de l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle a notamment écrit Pourquoi l’amour fait mal et Sentiments du capitalisme, aux éditions du Seuil.

Sa thèse percutante sur le nouveau désordre amoureux s’établit comme suit. La culture occidentale n’a cessé de représenter les manières dont l’amour fait miraculeusement irruption dans la vie des hommes et des femmes, le moment mythique où l’on comprend que l’autre nous paraît destiné, l’attente fébrile d’un coup de téléphone ou d’un email, le frisson qui nous parcourt l’échine à la simple pensée de celui ou celle qu’on aime.

Pourtant, cette culture qui a tant à dire sur l’amour se révèle beaucoup moins prolixe lorsqu’il s’agit du moment, non moins mystérieux, où l’on évite de tomber amoureux, où l’on cesse d’aimer, où l’on devient indifférent à celui ou celle qui nous tenait éveillé la nuit, où l’on se met à fuir ceux qui nous charmaient tant il y a quelques mois, ou quelques heures. Ce silence s’avère d’autant plus étonnant que le nombre de relations qui s’interrompent à un moment de leur histoire -et peut-être plus encore de celles qui cessent peu après avoir commencé -devient considérable.

C’est à cette expérience des multiples formes du « désamour » que ce livre profond, original et souvent drôle, se consacre. Eva ILLOUZ explore l’ensemble des façons dont aujourd’hui les relations prennent fin, avortent avant d’avoir commencé, ou se dissolvent faute d’engagement durable et réciproque. L’enjeu de l’amour moderne fut celui du libre choix du partenaire ; l’amour semble aujourd’hui marqué par la liberté de ne pas choisir et par celle de se dégager. L’incertitude, voire le chaos, marquent les relations affectives.

Quel semble le prix de la liberté sexuelle et qui l’acquitte ? C’est tout l’enjeu de cet ouvrage appelé à devenir un classique, et qui prouve que la sociologie, non moins que la psychologie, a beaucoup à nous apporter pour clarifier ce qu’il y a de déconcertant dans nos vies privées. Dans sa copieuse introduction, la chercheuse en sciences sociales se livre à une réflexion sur le « non-amour » (p.11) à savoir à la constitution d’une sociologie du choix négatif.

Notre culture occidentale représente l’irruption de l’amour comme un moment mythique, un miracle. Être amoureux équivaut à devenir un disciple de Platon, c’est percevoir dans une personne la manifestation d’une Idée pleine et parfaite (p.11). Toute la littérature, l’art, le cinéma se situent dans cette perspective. Pourtant, aucune étude n’a thématisé le silence du désamour. Notre culture ne sait pas penser la structure narrative dramatique du non-amour (p.13). L’auteure redéfinit l’anomie, au-delà de l’aliénation et la solitude (au sens durkheimien) dans une société moderne interconnectée.

La nouvelle forme d’anomie résulterait de l’instabilité des liens sociaux résultant des réseaux sociaux, de la technologie et de la consommation. D’entrée de jeu, on perçoit le paralogisme entre le cadre analytique américain de l’enquête et les outils conceptuels continentaux de l’analyse. Eva ILLOUZ se propose donc d’étudier « les conditions culturelles et sociales à l’origine d’une caractéristique désormais ordinaire des relations sexuelles et amoureuses : le fait que, presque immanquablement, elles prennent fin » (p.12).

Au lieu de dépasser les deux modèles normatifs du couple et du célibat qui ne fonctionnent plus dans nos sociétés ou d’effectuer une analyse sociologique critique des déterminants socio-économiques de la rencontre amoureuse qui à la fois obéit à toutes les règles du marché (logique de l’offre et de la demande de séduction) et échappe à toutes les formes de régulations mercantiles en intégrant les paramètres de la chance, du hasard et également des « unions durables réussies » afférentes à tous les réseaux sociaux (Facebook, WhatsApp, Linkedin, Instagram, Viadeo par exemple), la célèbre chercheuse marocaine née à Fez fait l’hypothèse d’une non-sociabilité produite au croisement du capitalisme, de la sexualité, des rapports entre les sexes et de la technologie.

Loin de dissiper la psychologisation des relations amoureuses contemporaines, la mise en évidence de l’incertitude affective, comme conséquence directe de l’incorporation de l’idéologie capitalistique (choix individuel, marché de la consommation, industrie thérapeutique, technologie de l’Internet), ne fait que brouiller davantage la fausse piste post-foucaldienne autoproclamée (p.13, p.23). Les ambiguïtés et apories soulignées en guise de prologue se retournent contre l’auteure malgré sa bienveillante intention de fonder « une critique sociologique de la sexualité et des émotions pour une critique du capitalisme lui-même » (p.15).

La volonté d’une analyse non psychologique de la vie intérieure vécue comme espaces d’affirmation de soi, la fin de la communauté, la liberté émotionnelle d’origine néolibérale qui remodèle la nature de la subjectivité et de l’intersubjectivité, la sociologie du choix comme trope principal de l’individualité dans tous les aspects de son existence, nous paraissent plus pertinentes lors même qu’on ne perçoit pas clairement l’architecture de la problématique générale.

Une forme de naïveté herméneutique parcourt bien des pages : « Une norme implicite traverse cet ouvrage, c’est que l’amour (sous toutes ses formes) ne doit pas exister de façon privilégiée dans le marché et les arènes technologiques » (p.23). En outre, cette ethnographie de l’hétérosexualité contemporaine omet curieusement les relations LGBTQIA+.

Dans cette exposition du « choix négatif » (p.34) qui ne se pose à aucun moment les questions nodales de la disparition des agoras réels et de l’inaccessibilité à l’altérité, on peine à se déprendre du soupçon de prolégomènes axiologiques contraires à toute scientificité  : « Notre modernité hyperconnectée semble quant à elle marquée par la formation de quasi-relations ou liens sociaux négatifs : le coup d’un soir, la baise sans préliminaire et sans sentiment, le plan cul régulier, le plan cul plus, les passades, le copain de baise, le casual sex, le casual dating, le cybersexe… » (p.35).

A cette « aversion pour la perte » (p.38) qui caractériseraient les acteurs sociaux dans leurs relations empiriques, nous préférerions opposer « l’aversion pour le risque » qui structure tout le champ social et notamment la reconduction permanente de la normativité monogamique que réfute Eva ILLOUZ : « De plus en plus de personnes vivent plusieurs relations en même temps (polyamoureuses ou autres), ce qui remet en question le caractère central de la monogamie et des valeurs qui lui sont associées, loyauté et l’engagement à long terme » (p.39).

La « sologamie », qualifiée par l’essayiste de « phénomène surprenant où des personnes (en particulier des femmes) choisissent de s’épouser elles-mêmes en déclarant leur amour de soi et la valeur du célibat » (p.40) construirait un concept plus opératoire lato sensu n’était son étrange origine « dans les petits drames de la précarité et de l’incertitude » (p.41) sans doute éloignés de la Professeure invitée à Princeton.

Le chapitre 2 décrit de manière classique la structure sociologique de la cour amoureuse où on lira avec étonnement que non seulement peu de sociologues ont remarqué que l’anomie durkheimienne référait au désir sexuel et matrimonial mais qu’elle invente un nouveau type social apparu dans la société française, « l’homme célibataire » (p.46). Structurée tel un rituel, la cour amoureuse crée un champ d’énergie dynamique qui lie les acteurs à travers l’adoption de règles communes et la participation à une réalité symbolique forte, réduit l’incertitude et l’ambiguïté (p.67).

On comprend mal les transitions et articulations entre la disparition de la cour amoureuse et l’apparition de la liberté sexuelle comme liberté consumériste argumentée à partir de la liberté foucaldienne, pratique institutionnalisée, champ d’actions productif (p.69). La sexualité libérée incarnerait la quintessence de la modernité, un style de vie de l’élite (p.72). L’arbitraire des hypothèses le dispute à la faiblesse des thèses où liberté et libération se fondent, objets érotisés et objets érotiques se confondent. (p.76 : la beauté est innée, le sex-appeal acquis).

La sexualité se transforme en marché divisé en catégories : les services thérapeutiques et pharmacologiques, l’industrie des accessoires, la publicité et le cinéma, la pornographie. Le capitalisme recoupant le patriarcat sans aucune preuve ni épreuve (p.80) sauf « Sex and the City », il apparaît sous une forme scopique, « extraction de la valeur ajoutée du spectacle et exposition visuelle des corps » (p.80). Les poncifs recyclés ne manquent pas : « le nombre de partenaires augmente considérablement » (p.83), « les hommes ont beaucoup plus facilement tendance à séparer la sexualité des émotions que les femmes » (p.85).

Le chapitre 3 s’intitule Confusion dans le sexe. On ne saurait mieux écrire. Les effets du casual sex, phénomène peu nouveau, surtout urbain et universitaire sur le « marché » américain, renvoie, selon l’universitaire franco-israélienne, à « une manifestation éclatante de la suppression démocratique des frontières sociales, ethniques et religieuses qui séparaient jusqu’alors les groupes sociaux » (p.91). A aucun moment, la Professeure à l’Université de Pennsylvanie n’envisage de penser que la femme ne se représente pas comme un « objet sexuel mais un sujet désirant » selon la fameuse formule deleuzienne (p.190).

Se déprendre de cette figuration qui la configure en une valeur objectale sur un marché symbolique, exigerait qu’elle cesse de se vivre comme un objet de désir qui internalise la domination. La question des formes de la domination féminine ne pointant jamais dans cet ouvrage, la technologie de l’Internet a peut-être organisé et structuré l’accélération de l’organisation des rencontres sexuelles en marché (p.92) mais l’arbitrage prévalait dans la spécularité entre la ressource et les ressources, entre des caractéristiques et des attentes.

La rencontre « amoureuse », n’en déplaise à Mme ILLOUZ, résulte davantage d’un ratage au sens lacanien que d’un produit qui s’achète et se jette (p.92). Que le sexe sans lendemain subvertisse le telos narratif de l’hétéronormativité, nous n’en disconvenons point (p.102) mais qu’il ne caractérise que la sexualité masculine parce que la masculinité se définirait par une tautologie, nous en doutons (p.104). Les femmes n’éprouveraient aucun plaisir dans des rapports purement sexuels sauf en tant que rituel de détachement affectif qui procure un sentiment de puissance et d’autonomie typiquement masculin (p.105).

L’homme détiendrait toujours la clef du cadre (p.112). Là, se profile plutôt une confusion des cadres. Evidemment, « le pouvoir du patriarcat est encore fort » (p.119, 200 : la violence symbolique patriarcale tire sa résilience des structures culturelles et économiques du capitalisme scopique), le matriarcat n’ayant fait l’objet d’aucune étude, n’existe pas. Notre nouveau monde obéirait au paradigme du « bar pour célibataires » (p.137), des gens qui ne se connaissent pas, couchent ensemble, se quittent sans savoir comment ils s’appellent et reviennent la semaine suivante chercher quelqu’un d’autre (p.138).

Ce rêve « trumpien » d’un « Club Méditerranée » à la fois ultra connecté et désintégré, paradigme de la socialité négative ou capitalisme scopique (chapitre IV : Tinder en serait le parangon), ne vit que comme une chimère dans le cerveau d’universitaires qui gagneraient parfois à se rapprocher de leur objet en tant que sujet. Le chapitre V montre, via l’institutionnalisation de la liberté, les conflits d’objectifs des relations contemporaines, préservation de l’autonomie et estime de soi, recherche de l’attachement (p.229) sans voir que la rencontre spéculaire relève souvent de l’auto-instrumentalisation réciproque.

On notera le relatif intérêt les pages (232-244) sur le ghosting (rupture sans explication). Le chapitre VI traite du divorce comme relation négative et la conclusion revient sur l’effet papillon du sexe à savoir l’argument vite mué en arguties selon lequel cette dynamique négative façonnée par des forces sociales et économiques détermine la non-formation des liens et la dissolution des liens établis. L’étrange tonalité houellebecquienne du texte dérange dans sa tentative d’analyse freudienne d’une nouvelle forme de terrorisme sexuel (p.311-314 : analyse des comportements meurtriers des incels, célibataires involontaires) sans jamais remettre en question le modèle séductif occidental.
 

Perdre le Sud

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Maïka SONDARJEE
PERDRE LE SUD
Décoloniser la solidarité internationale
ECOSOCIETE
Date de sortie en librairie : 22 octobre 2020
 

Maïka SONDARJEE, professeure adjointe à l’Ecole de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa (Canada), québécoise par sa mère et indo-malgache par son père, publie un premier essai percutant autant que persuasif. Elle travaille sur les approches féministes, décoloniales et critiques des relations internationales. Cet véritable analyse et proposition d’action pour repenser les rapports Nord-Sud et contrer toutes les tentations de repli nationaliste se singularise autant par sa maturité théorique que par ses propositions politiques innovantes d’actions directes.

Elle ne perd pas le Nord non plus. Ne serait-il pas grand temps d’élaborer une position morale et politique nous permettant de refonder la solidarité avec les peuples du Sud ? Cette décolonisation de la solidarité internationale, plutôt que de rechercher des boucs émissaires chez les personnes immigrantes ou d’entrevoir la sortie de la mondialisation à travers les barreaux du repli, propose un nouveau cadre d’analyse et d’action d’une brulante actualité pour véritablement repenser les rapports Nord-Sud.

Travailleuse d’usine mexicaine, cultivateur de riz indien, ménagère ougandaise, fermière aymara : ces personnes ont en commun d’être nées dans des nations exploitées ou opprimées. C’est le résultat de l’ordre mondial institutionnalisé : la prospérité de l’Occident vient en grande partie de l’appauvrissement du reste du globe. Pourtant, les positions antimondialisation actuelles sont trop souvent synonymes de fermeture des frontières et de repli sur soi. Pour faire contrepoids, Maïka SONDARJEE développe une position internationaliste pour la gauche réellement solidaire avec les nations du Sud : l’internationalisme radical.

Avec cette vision anticapitaliste, décoloniale et féministe de la coopération internationale, l’essayiste souhaite intégrer l’Autre au coeur de nos préoccupations dans une vision profondément humaine. Une invitation à décoloniser la solidarité internationale et à envisager une transition globale juste, seule façon de ne pas perdre le Sud.

Le plan du livre a le mérite de la clarté. Il présente trois histoires de mondialisation : l’ordre mondial institutionnalisé, la grandeur et les misères de la coopération internationale et l’internationalisme radical. La dernière partie avance des propositions politiques, des innovations et des actions directes afin de nous mobiliser. L’autre apport substantiel de cet ouvrage vivifiant au centre des problématiques capitalistiques actuelles consiste à fournir des outils conceptuels et pratiques pour la lutte que chacun voudrait bien engager à son niveau.

La dédicace émouvante témoigne de l’importance de la famille grand-maternelle pour Maïka SONDARJEE : « A la grand-mère qui écoute mes histoires au moins une fois par semaine depuis les 30 dernières années… A la grand-mère que je n’ai jamais connue. Celle qui s’est mariée à Madagascar à 14ans à un homme qu’elle n’avait pas choisi et à mis au monde 13 enfants ». Deux héritages, la force de caractère et la différence, marquent tout du long le texte. La brève mais dense préface du militant des droits de la personne, Haroun BOUAZZI, nous éclaire sur les enjeux contemporains de la refonte de la gauche occidentale.

Le constat face à l’impérialisme se fait vite glaçant (p.11). La mondialisation se renforce par la violence de ses effets, s’organise, de structure. Face à cet état des lieux, la seule alternative prend pour nom « l’internationalisme » (p.12). Le paternalisme sexiste et colonial corrompt les initiatives portées par la gauche du Nord dans ses rapports avec le Sud. L’altermondialisme perd de sa pertinence. La militance résignée prône désormais la démondialisation basée à juste titre sur l’économie locale et circulaire, le renouvellement de la démocratie au travers de la délibération à petite échelle.

Comme le montre puissamment Maïka SONDARJEE, ce réflexe de repli sur soi afin de repenser une société locale idéale non seulement ne satisfait pas mais se retrouve impuissant à fonder un nouvel ordre mondial structuré autour de la solidarité internationale. Cette solidarité modèle les stratégies et les tactiques pour mettre fin à la crise climatique, éradiquer l’évasion fiscale ou éviter la concurrence fiscale entre les États. Pour des raisons morales et éthiques, elle réfère aux fondements mêmes des principes de gauche.

Dans ce contexte, la « tâche colossale de repenser une gauche internationaliste axée sur le solidarité Nord-Sud » (p.13) fait sens de toute urgence. Haroun BOUAZZI souligne cet impératif qui dépasse une option exploratoire. Les raisons et la matière de l’espoir tiennent dans les bouleversements des équilibres politiques construits dans les années 1960 : rejet des élites gouvernantes en Occident, pouvoirs autoritaires contestés dans les anciennes colonies, perte d’hégémonie des Etats-Unis d’Amérique et de l’Europe de l’Ouest face à un monde multipolaire où cohabitent des puissances très différentes (Chine, Inde, Russie, Brésil, Turquie).

Le capitalisme fondé sur une croissance continue et sans limite se montre insoutenable et voué à s’écrouler dans un horizon imprévisible qui se profile (p.14). Ce livre offre une contribution déterminante pour le travail de refondation auquel doit s’attaquer la gauche québécoise, canadienne et plus largement occidentale. Jamais académique ni dogmatique mais rigoureux, documenté, convaincant car riche d’exemples concrets et de vulgarisation théorique, l’essai de Maïka SONDARJEE ne se limite pas à nous prouver que la mondialisation s’effectue dans l’injustice, le sexisme et le racisme, il propose un « projet politique multilatéral, décolonial, féministe » savamment construit et concret.

Dans son prologue militant et limpide, la professeure à l’Université d’Ottawa présente ses concepts avec une lucidité saillante. La mondialisation se déploie en trois histoires qui ne figurent pas des douces fables. « L’ordre mondial institutionnalisé comporte une série de relations sociales inégalitaires entre les pays, encourage la concentration de richesses dans les mains de quelques individus au détriment de milliards de personnes » (p.15) Cet ordre ainsi définit permet mais encourage la marginalisation des populations du Sud au nom du profit et de l’expansion d’un modèle économique capitalistique centré sur la primauté de l’Occident.

Cette dislocation tragique se maintient par une triangulation de facteurs : exploitation (économique), dépossession (des terres, des savoirs, des vécus), oppression (raciale, genrée, sexuelle). Cette grille d’analyse radicale et frontale met en relief avec une très grande acuité, les problématiques qui affectent les populations dans une configuration discriminatoire, que ce soit la crise climatique, les migrations forcées ou la stagnation des conditions de travail. Maïka SONDARJEE montre comment la dimension internationale traverse le vécu quotidien des populations occidentales (p.16).

De fait, les conséquences du mode de vie consumériste occidental s’externalisent vers des populations qui vivent majoritairement dans des régions « moins développées ». Dans la dominance de l’Occident, l’emplacement géographique détermine le niveau socioéconomique (p.16). Ebranler l’ordre des choses devient un impératif afin que tous les systèmes d’exploitation et d’oppression (capitaliste, hétéro-patriarcal, racial, capacitiste) étroitement corrélés aux inégalités géographiques, s’effondrent.

La chercheuse québécoise indo-malgache n’hésite pas à illustrer ses développements conceptuels d’exemples très concrets : « Le salaire mensuel des travailleuses éthiopiennes, de 26 dollars se situe au plus bas de l’échelle mondiale du textile » (p.19). Les occidentaux continuent souvent à porter leur jean Levi’s sans se poser aucune question. Il en va de même pour les changements climatiques qui pousseront 120 millions de personnes dans la pauvreté d’ici 2030 (p.23).

Dans l’apartheid climatique, la sècheresse elle-même ne provoque pas la famine mais elle le fait si et seulement si elle s’accompagne de pauvreté extrême, d’insécurité politique et/ou d’infrastructures déficientes (p.24). L’introduction de l’ouvrage aborde avec profondeur et complexité les manières de décoloniser les relations Nord-Sud face à des normes imposées par des gouvernements autoritaires et des multinationales prédatrices. « Plutôt que d’offrir la charité, les gouvernements occidentaux doivent établir des règles multilatérales fondées sur une réelle solidarité afin de soutenir une sortie de crise globale » (p.30).

Ce dépassement impose de se réapproprier le discours anti-mondialisation dans un esprit de solidarité radicale entre les nations (p.31). En rigueur de termes, une solidarité qui ne signifie pas charité mais reconnaissance des torts passés dans une création collective d’un commun équitable (p.32). La solidarité radicale selon Maïka SONDARJEE implique de décoloniser nos pratiques et nos savoirs dans une justice sociale des luttes féminines. La solidarité implique une réciprocité bien au-delà de l’aide, une éradication de la racine de l’oppression.

Il n’existe donc pas d’homogénéité universalisante entre les entités dites solidaires. La pratique de la solidarité oblige les communautés qui travaillent et qui luttent ensemble pour une transformation sociale (p.33). La coopération internationale formelle s’accompagnera d’une solidarité internationale constante. L’élimination de l’exploitation, fondement de la prospérité occidentale, se présente comme le seul moyen d’opérer une transition juste vers un autre système. Seule cette transition systémique supprimera l’exploitation et l’oppression d’une majorité par une minorité (p.35).

Cette pensée féministe décoloniale postule que les inégalités internationales proviennent de relations de colonialité basées sur une vision ethnocentrique (p.36). On regrettera peut-être que les organisations internationales de développement soient maintenues dans le modèle déployé alors qu’elles auraient pu faire l’objet d’une réflexion critique voire d’une suppression compte tenu de la revendication d’intersectionnalité définit ici comme « la compréhension de l’oppression dans toute sa complexité et sa globalité » (p.39) et de la volonté d’établir une critique post-capitaliste de l’ordre mondial institutionnalisé (p.48).

Cette cartographie des combats à mener nous démontre que l’ordre mondial institué affecte surtout les personnes racisées, les femmes et les communautés marginalisées. Au-delà d’une simple critique, cet essai qui brille aussi par son originalité tant il explore de pistes et ouvre d’horizons, élabore une courageuse position morale et politique (p.42). L’internationaliste radical construit une vision de l’international progressiste, intersectionnelle et multilatérale.

Il intègre l’altérité radicale dans une conception du politique que Maïka SONDARJEE définit ainsi : « L’établissement d’une pluralité de solidarités internationales dans l’optique d’une transition économique, politique, sociale et environnementale globale » (p.43). Cette utopie internationale n’exclut pas des réformes viables et faisables (p.152) pour se prémunir contre le pouvoir des détenteurs du capital mondial. Cette ontologie sociale (p.166) vise à penser la réduction collective de la souffrance humaine qui découle elle-même d’une exploitation collective.

Pour œuvrer en faveur d’une plus grande justice internationale et d’une réelle solidarité, il nous faut opérer un changement paradigmatique de l’ordre mondial dans son ensemble, arrimé à notre mode de vie à savoir au bien-être des populations occidentales qui externalisent les conséquences de celui-ci (p.170). Cet internationalisme post-marxiste et post-capitaliste souligne « le besoin de développer une théorie complexe qui inclut une pluralité de facteurs et de systèmes de domination pour comprendre les injustices et les perspectives de transformation » (p.188)

La modification intégrale des règles du jeu multilatéral ne s’effectuera pas dans un salon ni en une nuit mais ces stratégies de transformation interstitielle (p.194) appellent un effritement des principes sous-jacents. Changer les bases du système économique fondé sur la croissance et le productivisme implique de sortir de l’aliénation c’est-à-dire de transformer la manière de définir la production, la consommation et la relation de l’humain à la nature (p.199). Un essai vivifiant pour ne pas perdre le Nord.  

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