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HIVER A SOKCHO

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Elisa SHUA DUSAPIN
Titre : HIVER A SOKCHO
Editeur : ZOE, GENEVE
Date de parution : 18 août 2016
 

Hiver à Sokcho raconte la rencontre entre une jeune Franco-coréenne qui n’a jamais mis les pieds en France et un auteur de bande dessinée dans cette petite ville de province de la Corée du Sud. Obnubilée par le corps et la nourriture, la jeune femme est de plus en plus attirée par Kerrand et ses dessins. Tout comme lui par celle qui le guidera par à-coups inattendus dans cette culture étrange et plutôt fermée à autrui, le temps d’un hiver au bord de la mer du Japon.
 
Dans ce texte aux consonnances durassiennes, la simplicité de l’histoire et de la langue ne sont qu’une illusion : le temps suspendu, la manière elliptique de raconter, la façon de suggérer l’intimité en l’effleurant seulement lui donnent une épaisseur et une puissance décuplée par le métissage des cultures ? A l’instar de la neige qui tombe sur les vagues, la douceur apparente peine à dissimuler la violence qui a figé il y a près de cinquante ans les deux Corées, dont la frontière s’étend à quelques kilomètres de Sokcho.
 
Née en 1992 d’un père français et d’une mère sud-coréenne, Elisa Shua Dusapin grandit entre Paris, Séoul et Porrentruy. Diplômée de l’Institut littéraire suisse de Bienne, elle poursuit ses études littéraires entre deux voyages en Asie de l’Est. Prix Robert Walser 2016, prix Régine Desforges, prix révélation de la Société des Gens de lettres, elle a également publié « Les Billes du Pachenko » et « Vladivostok ».
 
Le roman commence sous les auspices de l’absence du père, la nourriture et d’une tension érotique  (p.72) magnifiée par un style très durassien (p.8). Le poulpe tient une place de choix et les recettes de la mère (p.11) : foie de poisson, poireau, vermicelles de patate douce, seiches, boudin. Tout gravite autour des odeurs, de l’hiver, du poulpe et de la solitude. Il y a aussi les vapeurs des soupes à l’odeur de kimchi, le fameux chou fermenté au piment (p.53), la maison de la pieuvre, du crabe ou du poisson cru.
 
Le chassé-croisé entre Kerrand et la jeune femme s’effectue dans le silence, la sensation physique du froid et le miyeokguk, cette soupe d’algues, du riz, des gousses d’ail marinées au vinaigre et de la gelée de glands (p.71). Dans « le seul désir d’être désirée » (p.108) se situe la fable absolue. Par l’étrangeté du héron qui devient un héros, le passage de la neige et l’amour entre deux êtres qui doivent se séparer,   les dernières pages décrivent le filigrane du tout et du rien du tout, des formes d’une épaule, d’un ventre ou d’un sein, une cicatrice. Un dessin.  
 

LE VIN, UNE BOISSON HORS DU COMMUN. De ses origines à sa consommation éclairée

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Laurence ZIGLIARA
Titre : LE VIN, UNE BOISSON HORS DU COMMUN. De ses origines à sa consommation éclairée
Collection : Le savoir boire
Editeur : APOGEE, Rennes.
Date de sortie : 6 octobre 2021

 
Le vin est-il une boisson comme les autres ? Apporte-t-il une ivresse salutaire à l’âme ou la fait-elle trébucher dans de bas instincts ? Pour comprendre le vin et en maîtriser sa consommation, il faut l’apprendre et en connaître les secrets. Des mythes fondateurs aux pratiques de binge-drinking, ce livre condense une thèse de doctorat en sciences de l’éducation, montre comment le vin, par ses pouvoirs psychotropes et en ouvrant à un état de conscience modifié constitue un produit si particulier.
 
Il résulte d’une construction sociale qui se modifie au fil du temps, des lieux et de l’histoire. La question du vin donne lieu à des débats, qui dans certains cas, concernent presque tous les membres d’une société donnée et ses institutions. Afin d’aborder ses multiples facettes historiques, géographiques, politiques, agronomiques, médicinales, religieuses, ce livre nous conduit, par une lecture plurielle et une analyse multi référentielle, des origines de la vigne et du vin à nos jours où l’éducation s’érige en maîtresse de cérémonie.
 
L’apprentissage du vin permet alors, non plus de boire une boisson alcoolisée, mais de consommer un moment d’histoire de géographie et de culture. Laurence ZIGLIARA est psychologue, ethnologue, docteur en sciences de l’éducation, maîtresse de conférences à l’Institut Catholique de Paris, chercheuse associée au laboratoire Experice Université Sorbonne Paris Nord.
Le livre commence tout de suite sous le patronage de Nicolas BOILEAU sur une analogie bien frayée entre le vin comme savoir et la dégustation en tant que connaissance. Dans sa préface fort élogieuse, Augustin MUTUALE, professeur en sciences de l’éducation insiste, à juste titre, sur le savoir boire comme impératif catégorique. Il invite au plaisir de boire par une dégustation qui s’effectue en écoutant des histoires depuis les mythes jusqu’aux anecdotes (p.11). L’audace se trouverait donc dans le verre.
 
L’auteure, affublée d’une méthodologie éprouvée mais pas toujours approuvée au risque de perdre de vue toute épistémologie, fait des allers-retours entre la culture du vin et le vin comme culture. Elle axe sa recherche sur une démarche sociale et surtout éducative du vin. Il s’agit d’une réflexion sur une éducation possible tout au long de la vie à la consommation du vin. Lequel jus de la treille s’entend alors comme un patrimoine culturel. Comment éluder les truismes sur l’alcoolisme comme déchéance ? Peut-on choisir l’option de l’invitation à l’apprentissage du vin ? La belle dichotomie ne tient pas toujours.
 
L’alcool existe, fait partie intégrante de la vie sociale. La question centrale fait fond une fois de plus sur la conception nietzschéenne du dionysiaque comme remède : mieux vaut la maîtrise dans l’excès que l’excès de maîtrise. Même si le vin joue des tours, la définition de la sobre ébriété passe du savoir boire au savoir bien boire (p.14). L’introduction, des mythes fondateurs au binge drinking, montre comment le vin fait l’objet d’une construction sociale qui varie au fil du temps, des lieux et de l’histoire. La pédagogie du vin ne se subsume pas à l’acte de boire une boisson alcoolisée mais à déguster un moment d’histoire, de géographie et de culture.
 
Le chapitre 1 commence par une scène hors du commun décrite par la professeure en sciences de l’éducation. Au Festival de Jazz à Beaune 2007, un père fait une séance de dégustation à sa fille âgée de 10 ans (p.18). Elle recrache tout mais met des mots sur des sensations gustatives. A rebours du fréquent discours actuel sur l’antialcoolisation passé souvent auprès des jeunes, cette expérience montre qu’aux côtés d’une personne de confiance qui surveille une non-consommation en balisant le parcours de découverte, une éducation à la consommation du vin demeure possible. Cette observation invite, en outre, à revisiter la place du vin dans notre société (p.19).
 
En effet, le vin renvoie à un objet complexe, entre nature et culture, entre dionysiaque et apollinien. Laurence ZIGLIARA s’appuie d’ailleurs sur le travail de Barbara STIEGLER su l’expérience dionysiaque en tant que critique de la Bildung. Notre expérience de la tragédie envisage la part chaotique qui introduit le vivant et le réel. Seule une philosophie pratique qui donne sens et forme au chaos en partant de l’effroi pour aboutir à l’étonnement pourra pleinement penser le vin en réinterprétant le présent à la lumière du passé dans un mouvement rétroprogressif inspiré d'Henri LEFEBVRE (p.21).
 
C’est le choix opéré par l’auteure tout au long de son cheminement qui offre un éclairage inhabituel sur le jus de raisin fermenté qui outrepasse sans cesse sa définition. Le chapitre 2 part de l’épopée de Gilgamesh pour étudier précisément les traductions des mots vin et bière en s’interrogeant sur leur appartenance à la catégorie générique des boissons fermentées. Utilisant les travaux du grand livre de Maria DARAKI chez Flammarion sur « Dionysos et la déesse Terre » (1994), la professeure à l’Institut Catholique de Paris démontre que le Dieu du vin se définit non pas comme celui de l’immortalité mais bien celui du retour à la vie (p.26).
 
Dans la mythologie, l’élément liquide fait transiter du monde des vivants au monde souterrain. Boire le vin devenu sans sang conduirait à la vie éternelle à savoir une autre vie après la mort. On lira avec intérêt ces pages et les suivantes (pp.25-44) sur le dieu-serpent, de l’apparition de la vigne que certains situent en Mésopotamie vers 2000 ans av. J.-C. à la place du vin dans les religions. Le chapitre 3 resitue le vin dans une anthropologie de l’alimentation. « Tout se passe comme si l’alcool, par ses fonctions psychotropes, procurait un supplément d’âme à celui qui le consommait. L’esprit sublimé de la plante » (p.51).
 
Le chapitre 4 traite du vin dans l’Antiquité. Bu pour le plaisir et la convivialité chez les Grecs, le vin incarne aussi le moment de la légère griserie. Le vin de Banquet a un caractère social très encadré. La consommation s’effectue dans le but précis du « bonheur » des convives mais jamais de leur enivrement. Le buveur tombe dans l’ivresse, pas dans l’ivrognerie. On lira les bonnes pages sur le deipnon et le symposion (pp.58-59). Le vin libère la parole. Il forme aussi une médication et une thérapeutique. Le chapitre 5 s’inspire de l’Histoire mondiale du vin d’Hugh Johnson.
 
La partie 6 se propose de présenter le vin en Gaule et notamment le rôle fondateur des moines clunisiens et cisterciens bourguignons et des monastères dans la culture de la vigne. D’une érudition jamais pesante, garni de précisions historiques ou de détails techniques peu évoqués sur le champagne, par exemple, vin tranquille ou « vin de rivière », vin rouge de montagne avant que de connaître l’effervescence, jusqu’au dernier chapitre sur le savoir boire comme apprentissage, la thèse de Laurence ZIGLIARA nous donne à penser un autre éclairage : le vin dans un usage hédoniste donnant accès au partage, aux rencontres, à la convivialité, au bon goût et in fine à la culture (p.133).      

PARCOURS DE VIGNERONS. Eloge de l’entêtement

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteurs : Laure GASPAROTTO, Alain GRAILLOT
Titre : PARCOURS DE VIGNERONS. Eloge de l’entêtement

Editeur : GLENAT, Grenoble
Date de parution : août 2021


En lutte avec une plante parfois centenaire et pourtant fragile ainsi qu’avec des perturbations climatiques de plus en plus fréquentes, le vigneron diffère de la plupart de ses contemporains. A l’opposé d’un startupper, son monde de bâtit jour après jour, avec lenteur et patience. Il franchit les étapes qui se présentent à lui avec son seul entêtement. C’est ainsi que parfois, il devient un super-héros. Alain GRAILLOT, fameux vigneron de la vallée du Rhône, nous offre la chance d’entrer dans l’intimité d’une vingtaine de grands noms du vin : Raymond TROLLAT, Jean-Louis GRIPPAT, Auguste CLAPE, Michel LAFARGE, Aubert DE VILLAINE, Anselme SELOSSE, Jean-Michel CAZES, Angelo GAJA, Alvaro PALACIOS, Marie-Thérèse CHAPPAZ entre autres.
 
En « entendant » ces personnalités humbles, pleines de détermination et de caractère, on peut lire l’évolution d’un métier qui, dans une société où prime l’urgence, peut paraître anachronique. C’est sans compter sur cette tribu d’entêtés qui se battent pour leur liberté et le respect du temps.
 
Alain GRAILLOT travaille ses vignes sur l’appellation crozes-hermitage depuis 1985 après avoir mené une tout autre carrière jusqu’à 40 ans. Respecté pour son « sens du vin », il intervient également comme consultant pour des domaines en France, en Italie, en Australie ou au Maroc. Depuis 2017, il préside l’Académie des vins de France.
 
Laure GASPAROTTO, journaliste au Monde, travaille dans l’univers du vin depuis vingt-cinq ans. Historienne de formation, elle a commencé sa carrière en Bourgogne, avant de collaborer avec Le Figaro, Le Point et en radio aux côtés de Jean-Pierre COFFE sur France Inter. Elle est l’auteure d’une quinzaine d’ouvrages dont récemment l’émouvant Vigneronne -Quitter Paris, changer de vie, créer son vin (Grasset, avril 2021), témoigne de sa propre expérience en Terrasses du Larzac.
 
Le livre s'ouvre sur une citation souvent reprise du pertinent Prix Albert-Londres 1976 Pierre VEILLETET, écrivain subtil, qui appelle une réflexion philosophique profonde sur le vin, le vignoble et les vignerons : « Il n’y a pas de grands terroirs prédestinés, il n’y a que des entêtements de civilisation ». La préface du rare Pierre GAGNAIRE dans cet exercice témoigne d’une longue amitié. Avec beaucoup de finesse et de sagacité, il pointe la « passion dangereuse » (p.9) de ceux dont le projet de vie tient dans la vigne. Il existe une forme de folie à exercer un métier qui n’en relève pas.
 
Il note ailleurs une trame essentielle de la consécration d’un vin : la capacité de celui qui le produit à communiquer et à le vendre tout en reconnaissant son admiration pour les vignerons qui œuvrent à l’aveugle pour chaque millésime (p.10). Par-là, les trajectoires des grands vignerons demeurent singulières, solitaires, irréductibles à une histoire, une géographie ou une délimitation territoriale. Dans l’avant-propos (p.13), Laure GASPAROTTO raconte la rencontre non pas professionnelle mais de création du projet du livre à quatre mains.
 
Plus précisément, il s’agit d’une interrogation sur la relation amicale entre un vigneron et une journaliste (p.14), un exercice d’admiration dans l’échange et la discussion constructive (p.15). L’écriture, en ce cas, devient une « aventure » (p.17) pour dresser une galerie de portraits des « entêtés » (p.19). Dans l’introduction, la journaliste évoque un point nodal rarement abordé dans les études sur la reconnaissance et la consécration d’un vin et d’un vigneron : le rôle de la femme (p.19).
Importance d'autant plus centrale dans le cadre d’une trajectoire totalement anomique, à cette époque, comme celle d’Alain GRAILLOT. Des lyonnais citadins qui s’installèrent à la campagne après une carrière internationale de cadres supérieurs constituait un « passage à l’acte » pour le moins inouï il y a 30 ans. Rappelons qu’en 2022, les néo-vignerons français représentent une catégorie sociologique à part entière qu’ils aient partie liée avec le monde vitivinicole par parenté ou des ressources propres à ce milieu ou qu’ils viennent d’un univers totalement éloigné.
 
L’auteure de « Vigneronne » chez Grasset souligne fort pertinemment, par ailleurs, le facteur chance et finalement le jeu du hasard dans la production de la notoriété d’un vin. En 1986, Alain GRAILLOT vit sa récolte sauvée par un article de Gilles PUDLOWSKI dans « Cuisine et Vins de France » (p.28). Au travers de ses portraits d’obstinés, on perçoit les difficultés de la succession, la problématique des tarifs, les obstacles de la vie quotidienne, l’hétérogénéité des catégories et leur plasticité autant que leur porosité (p.37).
 
Par leur courage, leur enthousiasme et leur époustouflante vitalité, à bien des égards, les paysans des vignes forment parfois des figures héroïques. Le chapitre sur Jean-Louis GRIPPAT explique l’entraide vigneronne, la transmission pratique ou inconsciente des gestes par la parole et les échanges (p.43). Les pages consacrées à Alain VOGE, célèbre vigneron à Cornas, décédé en 2020, éclairent la vie d’un grand vigneron charismatique moderne qui a contribué avec Auguste CLAPE à élever le niveau qualitatif de l’appellation et à sa réputation mondiale (p.57).
 
Le chapitre II explore le passage de la polyculture à la viticulture et « les coups de foudre amicaux » avec Jacques PUFFENEY, Robert SEROL, Alain BRUMONT et Henry MARIONNET. Le vin ne nourrissait pas son homme mais chacun possédait un petit lopin de terre familiale sur lequel ils eurent le désir de « faire du vin » (p.67). La page 78 mérite une attention spéciale car elle précise l’importance décisive de la circulation des sommeliers dans le vignoble notamment Philippe BOURGUIGNON et Eric BEAUMARD.
 
D’autres, comme Henry MARIONNET utilise la presse et les moyens de communication modernes avec grande habileté (p.87). Le Chapitre III réunit les portraits des vignerons qui passèrent de l’artisanat à une logique de marque : Michel LAFARGE, Anselme SELOSSE, Angelo GAJA, Marcel GUIGAL, Georges DUBOEUF. Le portrait du « diamantaire du calcaire » (p.205) soit SELOSSE étonne en démontrant que seule l’obstination de la qualité fait perdurer et fructifier (p.112). Angelo GAJA, à Barbaresco, dans le Piémont, excelle dans le commerce, la communication et l’export (p.118) et tire l’appellation vers le haut au niveau mondial depuis 1970.
 
On regrettera simplement l’utilisons malencontreuse, nous l’espérons, dans le portrait de GUIGAL, de l’hideux et affreux mot « pinard » (p. 122) qui ne rend compte ni d’une vision du vin ni d’une herméneutique du vignoble dans le cadre de ce livre. On oubliera définitivement ce fâcheux non-sens en lisant le portrait du distingué Aubert DE VILLAINE (p.157) qui affirme que la dégustation s’inscrit dans une culture et le goût se développe en même temps que le savoir.        
 
Cet ouvrage passionnant, fluide, bien écrit par deux plumes alertes qui finissement par se fondre, accroit notre compréhension de la morphologie de trajectoires d’arrachement exceptionnelles mais nous montre également l’humanité qui les traverse et parfois les dépasse. 

Les Vins Oxydatifs secs

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Marie-Louise BANYOLS et Alii
LA NOUVELLE EPOPEE DES VINS OXYDATIFS SECS
PERPIGNAN
Editions TRABUCAIRE
Juillet 2021

 
Le présent ouvrage original, complet, érudit, appelé à devenir sans doute la référence sur ce type de vins, dirigé et co-écrit par la magistrale Marie-Louise BANYOLS convie à la découverte d’une nouvelle famille de vins : les vins oxydatifs secs. En effet, les Rancios, les vins Jaunes, les Jerez, le Fondillon, le Marsala sec ou les Madères, venus de France, de Catalogne, d’Espagne, d’Italie, de Grèce, de Hongrie, du Portugal et même d’Australie font retour aujourd’hui mais demeurent largement méconnus du public.

A dessein, ce livre initie à l’univers complexe et passionnant de ces vins oxydatifs secs : plonger dans les racines du temps jusqu’aux viticultures grecque et romaine, comprendre le processus d’élaboration des vins, découvrir leurs typologies plus ou moins subtiles, apprendre à les déguster avec des professionnels, vignerons, œnologues. La diversité de ces vins n’entame en rien leur identité collective, bien au contraire. Ils nous délivrent tous les témoignages d’une longue tradition paysanne et c’est cette pratique ancestrale (élevage en milieu oxydatif), le temps long de leur maturation et leurs saveurs qui les rapprochent.

Tous ces pays, la plupart méditerranéens, conservent la mémoire des temps où les saveurs des grands vins n’étaient pas celles de fruits frais et de barriques neuves, mais celles de fruits secs, d’épices, de curry. Dans un préambule enlevé, le poète vigneron Alain POTTIER expose la découverte de cette nouvelle famille de vins résistants et perpétuels. Un vin oxydatif sec s’exprime dans son extrême diversité géographique : rancio sec du Roussillon ou catalan, vin de voile du Jura, d’Occitanie ou de Loire, Jerez, vin de voile d’Italie, Sardaigne ou Sicile, Madère du Portugal (p.5).

Il diffère par un monde de goûts et d’arômes nouveaux. Le plus émouvant réside dans le fait que ces vins historiques proviennent du plus loin de nos civilisations, que les savoir-faire dans les modes d’élevage oxydatif traversent les siècles. Le préfacier rappelle à juste titre que « Dionysos est un dieu civilisateur pour qui le vin est considéré comme un être vivant et mystérieux, que la bacchanale est l’expression exagérée du sentiment d’appartenance sociale » (p.6). Nous ne résisterons au plaisir de citer cette inscription anonyme gravée sur un vase de la fin du 1er siècle avant J-C : « La vie est brève, l’espoir fragile, venez, tant que lampes brûlent, buvons, amis ».

Dans son introduction, Jean LHERITIER, Président de Slow Food Pays Catalan, insiste sur ces vins célèbres et méconnus. Leurs racines plongent dans la méditerranée, leur sève s’origine dans le soleil, la patience et le temps (p.9). Un défaut, l’oxydation, se transforme en qualité majeure. Pour comprendre les vins oxydatifs secs, il faut considérer plusieurs caractéristiques : le temps (élaboration/vieillissement), l’exposition à la suroxydation (soleil, absence d’ouillage, estufagem), la puissance, un goût spécifique et identifiable (sotolon).
Il existe une géographie des oxydatifs secs (p.10). Par la rareté, le prestige et les nombreux particularismes, sous l’impulsion de personnalités telles que Josep ROCA, un monde nouveau s’ouvre pour de nouveaux mondes (p.17). Dans son article sur les vins oxydatifs dans l’Antiquité, Stéphane MAUNE montre la subjectivité de la notion de goût. Isabelle CUTZACH-BILLARD, travaille sur la seule molécule odorante commune aux vins oxydatifs secs : la furanone. Appelée sotolon (énol de mélasse) par les Japonais, elle se trouve dans les vins jaunes du Jura élevés sous voile de levure, le vieux saké, la mélasse de sucre de canne, dans certains vins botrytisés, les graines de fénugrec et les vieux Champagnes (p.29).

Pierre CITERNE, dans un tour du monde des vins oxydatifs, met en avant la dimension culturelle de ces goûts, la difficulté de leur catégorisation même si l’on peut s’accorder sur leur vieillissement au contact de l’air puis leur protection par un voile levurien enclenchant une deuxième phase d’évolution biochimique qui entraîne des phénomènes plus proches de la réduction que de l’oxydation (p.33). Il note, avec pertinence, que ce goût oxydatif (Porto, Xérès, Marsala, Madère) s’imposa aux Européens au travers des modèles anglais. Ce goût renvoie à des vins « vinés » à savoir mutés à l’alcool vinique, souvent riches en sucres bien qu’il en existe également des secs.

Dans ce bel article sur le « désir de rancio » (p.42), du Château Musar 1970 au merveilleux caractère de miel, de caramel et de marmelade d’orange; aux sakés vieillis, l’auteur souligne une renaissance « dans un mouvement dynamique de curiosité gustative, intellectuelle, qui voit aujourd’hui toute une génération d’amateurs prendre ses distances avec les fruités primaires qui leur ont permis de découvrir le vin, au bénéfice d’expressions plus complexes, issus de processus biochimiques diversifiés, celles que proposent les vins élevés sous voile levurien et/ou oxydatifs »(p.46).

Dans un texte plus philosophique et souvent poétique, Michel SMITH nous parle de ces vins qui renversent, qui bouleversent l’âme. Le Fino, vin éternel, fou et frais devient l’apéritif le plus civilisé au monde (p.49). Le voile, la Flor, mesure la patience de ces vins de méditation. Le journaliste en vins note que chaque maison possède son ou ses styles. « Le Fino devient alors un vin mathématique, un vin savant. Lorsque nous pensons élevage, nos amis andalous parlent d’éducation » (p.52). A Jerez, la solera ou « réserve perpétuelle », technique empruntée au Rhum, n’élucide pas le mystère.

On lira avec intérêt les pages qui suivent sur les dix commandements du Fino et les accords, aussi bien avec les fruits de mer, les fromages ou plus surprenant les cuisines asiatiques et le cigare (Ramon Allones). Le chapitre 2, « l’Europe des oxydatifs secs. Pays et zones de production », par Marie-Louise BANYOLS, constitue la seule étude presque exhaustive sur le sujet (pp.65-186). La bloggeuse du vin réputée, ancienne directrice des achats de LAVINIA, présente avec style et érudition, notes de dégustation ciselées à l’appui, le retour de ces vins qui nous confrontent « au rythme lent du passé », témoignages d’une longue tradition paysanne.

La sommelière l’affirme tout net : « France, Espagne, Italie, Grèce, Hongrie, Portugal et même Australie, ces pays, la plupart méditerranéens, conservent la mémoire des temps où les parfums des grands vins n’étaient pas ceux des fruits frais et des barriques neuves mais ceux des fruits secs, d’épices, de curry, sensations oxydatives qui passent de génération en génération » (p.65). La recherche de l’effet rancio grâce à une oxygénation contrôlée se pratique dans de nombreuses régions viticoles du monde : Porto, Madère, Jerez, Montilla-Moriles, Malaga, Alicante, Banyuls, Rivesaltes, Marsala. Il importe de comprendre qu’on y obtient des vins doux mais également des vins secs.

Le vin de voile de Gaillac appartient à la même famille que le vin jaune du Jura ou les sherrys sud-africains, australiens ou argentins. Marie-Louise BANYOLS le souligne à l’envi : « Ces vins centenaires dont les gouttes s’inscrivent dans ces bouteilles, en arrivent à altérer notre structure moléculaire et nous remuent » (p.65). Dans sa clarification de la classification parfois difficile à appréhender, l’organisatrice du Salon BE RANCI à Perpignan (cette année, le 8 novembre 2021) cherche les traits communs des vins ici étudiés : un long passé paysan, une grande diversité, une relation complexe avec le temps, des procédés d’élaboration et d’élevage oxydatifs, une aromatique complexe, une production restreinte.

Chacun de ces vins « reste unique, porte en lui l’esprit de son temps et l’âme de son auteur » (p. 66). En préambule, la catalane écarte toutes les prénotions sur les rancios secs : « vin rare qui représente un savoir-faire local très ancien, issu de raisins vendangés en sur maturité qui termine sa fermentation alcoolique. Contrairement à ce que l’on croit, il ne contient pas de sucre ». Notons la présentation soignée de nombreux domaines (Mas Coutelou entre autres) et les notes de dégustation des vins qui imagent des délices mais nous donne immédiatement envie de les méditer dans le verre.

« Les soleras sommeillent dans la cave depuis quatre générations, des barriques, des dizaines de dames-jeannes dont certaines ont plus de deux cents ans, des vins impressionnants, des notes de café, de tabac, de résine mais aussi de figue qui se fondent dans un grand équilibre, de légèreté et de puissance, magnifique » (p.83). Cet enthousiasme solaire parcourt tout l’ouvrage car il ne résulte jamais d’un épanchement excessif boursouflé par une hypertrophie égotique mais de la profonde émotion, de l’alerte vérité d’une professionnelle passionnée, toujours méticuleuse et sincère dans son style. Ainsi défilent sans lasser des commentaires judicieux sur des vins de méditation, des secrets de famille incarnés par des portraits de vignerons.

L’humble technicienne du vin nous accorde également l’espace d’une brillante dissertation sur les vins de voile français, la « flore » (ce voile levurien magique), sur les distinctions essentielles entre l’oxygénation ménagée ou biologique par opposition à l’oxygénation chimique (p.85). Ce livre appelé à faire autorité ne manque pas d’humour parfois sur les origines historiques des domaines. Ainsi Château-Chalon, au VIIème, proviendrait d’abbesses hongroises : « les plaisirs de la chair leur étant interdits, elles reportaient alors leur amour sur le vin » (p.86).

Le chapitre sur l’Espagne (p.101) condense tout le savoir de Marie-Louise BANYOLS sur l’art oxydatif du tonneau perpétuel et de la barrique oubliée, les chocs thermiques qui donnent naissance à ces vins d’harmonie et d’énergie « au goût d’éternité que l’on garde en mémoire » (p. 108, les morceaux de mémoire gustative), ces élixirs de mères et de marraines. On va de merveilles en merveilles iconiques. Pour preuve cette solera Aureo 1954 de la Maison DE MULLER sise à Tarragona où les grenaches noirs et blancs donnent « un vin de couleur ambre, subtil et élégant, offrant des notes de fruits secs, de pain grillé, d’anis et de réglisse avec une finale torréfiée » (p.111). Toutes ces expressions aromatiques intenses riches en nuances nous rendent à l’évidence sur la renaissance du Rancio sec en Catalogne.

Ce livre souvent touchant issu d’un travail titanesque sur un nouveau continent du vin n’exclut pas pour autant la technicité des notes aldéhydes ou de l’orographie (p.125). Laissons à l’infatigable amoureuse des amers subsumer magnifiquement son propos : « Nous voilà confrontés à la lenteur du passé ! Quel plus grand luxe pouvons-nous nous offrir à notre époque informatisée que celui d’apprécier des vins qui ont mûri pendant des décennies, voire des siècles et dont l’élaboration n’admet pas l’accélération » (p.119).                          

Hors Piste

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Adrien CACHOT
HORS PISTE
Flammarion
Parution le 16 juin 2021

 
Des boîtes de poulpe et des pipas dégustés en cachette sur les plages catalanes de son enfance, Adrien CACHOT a su préserver son amour du produit simple. Son énergie créative, le cuisinier cenonais la puise dans ses premières passions : des bicyclettes du footballeur girondin Lilian LASLANDES aux tags de la légende du graffiti vandale O’Clock. Pourtant, rien n’a été facile pour le surprenant finaliste de Top Chef 2020. C’est un stage dans un restaurant gastronomique qui a changé la vie de cet inadapté au système scolaire. « Une cuisine d’équilibre dans le déséquilibre » comme le résumé Paul PAIRET dans sa préface du livre.

Illustré par une cinquantaine de recettes originales, ce livre raconte sans fard le parcours sinueux d’Adrien CACHOT. Un chef au tempérament intuitif, sauvage et paradoxalement « tranquille ». Finaliste de la saison 11 de Top Chef (diffusée en 2020 sur M6), Adrien CACHOT est un cuisinier reconnu pour son originalité et son audace culinaire. Le Gault & Millau l’avait déjà nommé « Jeune Talent » en 2019. Il officiait jusqu’au printemps 2020 dans son restaurant le Détour (75009) et prévoit l’ouverture d’un nouvel établissement avant fin 2021.

Dans une préface concise, humaine et dense, Paul PAIRET raconte, par projection, son « coup de foudre, un moment de grâce » (p.6) pour Adrien CACHOT. Il décrit une grande singularité rien qu’à l’allure, au timbre de la voix, aux gestes, au sourire, au regard. On ressent une affection particulière du célèbre membre du jury perpignanais, chef des non moins illustres établissements sis à Shanghai, Ultraviolet, Mr & Mrs Bund et Polux.

Contre le concept de « génie culinaire », Paul PAIRET définit le chef différent de la manière suivante : « Je crois plus volontiers à la capacité de travail, à la culture, à l’immersion permanente, à la propension à chercher une forme d’expression dans la cuisine, à la recherche de sa propre identité, au discours des mains, pour que les ventres répondent, que les cœurs comprennent » (p.6). Où l’on saisit vite qu’Adrien CACHOT sort du cadre non seulement par sa passion mais surtout parce qu’il traverse la cuisine et qu’il se voit transpercer par elle. Elle engloutit toute sa vie.

C’est la médiation d’une anamnèse qui traduit le déraillement, la pudeur, les doutes et la certitude au sens wittgensteinien. Cet arrachement façonné par le risque indique un caractère sensible et tenace, ludique et rigoureux (p.7). La créativité d’un chef résulte de l’agencement de dispositifs mémorisés croisés avec fulgurance. Pas de goût sans culture ni mémoire, sans ancrage identitaire profond et ouverture infinie sur le monde. Un chef est un éveillé au sens bouddhiste sans pour autant se réveiller. Rompre avec les prénotions, saccager les illusions, éloigner les vieux mensonges dans une ruse de modernité, voilà quelques directions.

Paul PAIRET choisit les mots justes : « un volcan désinvolte et facétieux qui se retient d’exploser en permanence mais qui se trahit parfois » (p.7). Un vrai talent en devenir s’affirme toujours dans son étrangeté sans bizarreries. Ce premier livre nous l’expose avec l’énergie libre de la joie. A 31 ans, Adrien CACHOT se présente sans tabou, « hors piste » dans une forme d’exemplarité pour tous les novices tourmentés et les « parents dépassés ». Il a d’ailleurs une belle formule : « Aujourd’hui j’ai trouvé ma voie et ma différence est une force » (p.9). L’audace prime tout.

Les premières pages (13-29) retracent la construction passionnante des lents bricolages d’une personnalité. Le banlieusard cenonnais ultra lucide nous entretient de la mixité dans un milieu social « qui fait moins de cadeaux » (p.13). L’envie d’en découdre, la faim de lumière mais aussi l’humour percent partout. Le multiculturalisme (catalogne, bordeaux, gitan) associé à un environnement de fous de travail féconde une humilité et un respect de l’altérité (p.14).

La culture musicale (métal, rap, funk) inspire une vie artistique même si Adrien CACHOT dévoile d’emblée sa vision : « je déteste dire que la cuisine est de l’art » (p.17). Cette dénégation fructueuse n’exclue pas l’incompréhension du « délire de l'école » (p.55) et les cahiers permanents de dessins. La singularité se forge, en outre, par le sport (football) qui fait vivre des moments d’une intensité rare (p.22). Puis viendra le graffeur, qui, pendant dix ans, pratique cet art « intuitif, animal, brutal, sauvage » (p.26). L’adolescent gaucher cherche l’adrénaline et peut-être la limite.

Il se sait « ingérable », « imbuvable » ou « sale gosse » (p.61). La cuisine, thérapie de l’âme, le sauvera car, attiré par la brutalité et les « trucs extrêmes », il aura pu finir militaire : « J’ai un problème avec l’autorité, je n’aime pas que l’on m’oblige, à part en cuisine, c’est le seul endroit où j’ai accepté car j’apprenais vraiment quelque chose » (p.29). La soif d’apprendre l’emportera sur presque tout sous la coupe de Nicolas MAGIE. L’ambition de « devenir fort » s’imposera (p.57).

Paris, malgré ses minuscules cuisines et sa compétition acharnée, le séduira par ses mentors (Christian ETCHEBEST, Benoît GAUTHIER) et son « expérience de fou » (p.59). Les « excès d’ego » (p.60) qui produisent des échecs fructueux ne le découragent pas. A 23 ans, il veut « devenir quelqu’un » (p.61). On notera la belle page (p.64) sur le Japon et la rencontre avec sa compagne « Emie » : « Le Japon, çà va bien au-delà de ma passion pour la cuisine. Je pense qu’un jour je partirai m’y installer ».

Une profonde dimension d’humanité, une sensibilité au partage sillonnent tout l’ouvrage par le souci des belles rencontres où les clients se transforment en amis, par le désir d’excellence dans le rêve des deux étoiles, par la désinvolture pragmatique de ne jamais se prendre au sérieux : « la cuisine, c’est que du bonheur… il y a tellement de choses plus graves et plus dures » (p.69). Ce livre revigorant empli de recettes stylées et pour le moins originales se clôt sur une exposition détaillée de ce qu’Adrien CACHOT explicite comme une « cuisine humaine qui essaie de rechercher une émotion avec pas grand-chose » (p.169).

Il s’agit peut-être finalement de la caractérisation d’un horizon générationnel : inspiration illimitée, usage de produits peu onéreux ou rejetés, maîtrise d’un art sans règles, primat des récompenses humaines sur les récompenses matérielles, marquer les esprits par l’énergie d’un lieu (p.172-173). Un livre d’appétit et de pensée.  

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