PORTRAIT DE CHEF
Jean-Georges VONGERICHTEN

Par Fabien Nègre
  • Jean Georges Vongerichten
  • Jean Georges toast aux oeufs, caviar
  • Jean Georges Bar à la plancha
  • Jean Georges Sundae au potiron
  • Restaurant Market

Illkirchois new-yorkais infusé d’Asie, Chef multi-étoilé, Jean-Georges VONGERICHTEN a révolutionné, par la « fusion cooking », son amour des piments et des épices, sa grâce de l’acidité, sa ferveur pour l’architecture, la manière de sortir au restaurant de Los Angeles à Tokyo.     

 
Le 16 mars 1957, à Illkirch-Graffenstaden, accolée à Strasbourg, dans le quartier de la Meinau, bondit un extra énergique dans la maison de sa maman bâtie en 1887. Par une baroque prédestination généalogique du patronyme, VONGERICHTEN se traduit « sur le plat ». Le père dévale d’une lignée de négociants en bois et charbon. La houille arrive du Nord de la France, par les chenaux, sur des péniches hissées par des chevaux. En 1870, le canal gela pendant trois mois et les boulets débarqués furent vendus aux bordiers. « J’ai grandi dans le noir ».
 
L’enfant heureux du village, « fils de charbonnier », grimpe sur les montagnes d’anthracite nimbé de suie. La mère, native d’Ostwald, à deux foulées, dresse « la tambouille » pour toute l’entreprise familiale. Trois générations cohabitent. Au déjeuner, les ouvriers, les charbonniers, les chargeurs et les clients s’attablent tous ensemble dans un restaurant miniature : « Ma mère m’a appris la qualité, si elle cuisait du poulet c’était de Bresse, de l’agneau des Pyrénées. L’oie était locale et ses ragoûts magnifiques. Elle faisait des tartes au fromage blanc, aux mirabelles avec des petites prunes sauvages ».
 
Dans « JGV : A life in 12 recipes » (New-York, Norton & Company, 2019), le paddle man de surabonder dans un emballement tourbillonnant : « C’était la simplicité, l’économie, l’ingéniosité, et le pouvoir de la main avec le sel et le vinaigre, vin, herbes et miel fermenté, qui me guident encore aujourd’hui. Elle cuisinait des choses brillantes avec une grande acidité » (p.11). Jusqu’à cinq ans, le petit dialogue en alsacien et regarde les plats rouler devant ses yeux médusés : tendres pot-au-feu, baeckeofe mariné et mijoté à l’étouffée, choucroute hivernale « fabuleuse », céleri rémoulade, kougelhofs dominicaux.
 
Jusqu’au baccalauréat mathématiques élémentaires, à 15 ans, le brillant élève fréquente le Collège Episcopal Saint Etienne, à Strasbourg. Ensuite, dans une école d’ingénieur à la Wantzenau, tout déraille. Hanté par l’idée de reprendre l’affaire de têtes de moineaux, il s’arrange pour se faire expulser : « Pas ma destinée, perte de temps car je pensais déjà à ma carrière ». Le gourmand insouciant se délecte tous les jours au domicile : rôtis, chou farci, lapin braisé, épaule de cochon, charcuterie, saucisses, boudin.
 
Le dimanche, le paternel s’applique aux fourneaux pour éviter la messe de 10 heures : « Enfant de cœur, je passais partout ». Le géniteur ne plaisante pas avec la salamandre : canard à l’orange, poulet farci à la truffe, gigot d’agneau en persillade. Le jeune homme court les filles avec son Solex. Le 16 mars 1973, jour de ses 16 ans, tout bascule. Ses parents l’invitent à dîner chez Paul HAEBERLIN, à l’Auberge de l’Ill.
 
L’institution d’Illhaeusern rayonne alors de ses trois étoiles avec Jean-Pierre HAEBERLIN en grand directeur raffiné et l’apprenti Serge DUBS futur meilleur sommelier du monde 1989 : « J’étais estomaqué par le balai des serveurs, l’intensité du goût, la chorégraphie de la salle, le foie gras, le chevreuil, j’étais comme un fou, inspiré ». A la fin du repas, Georges VONGERICHTEN s’exclame : « Si vous cherchez un bon à rien pour faire la vaisselle, mon fils est là ». Par un concours de circonstances, l’illustre maison explorait les voisinages pour embrigader un bleu.
 
Le 13 juillet 1973, Jean-Georges VONGERICHTEN se ressouvient du charbon mais au fourneau. Il se pique de pâtisserie : « Je voulais de l’action, de la précision pour tout faire après ». Il percute à la vitesse de la lumière : crème glacée vanille, sorbet cerise, parfait nougatine, langue de chat et crème brûlée, petits fours et mignardises, sabayon au champagne. Au garde-manger, il monte des « vinaigrettes extraordinaires » dont celle liée au caviar avec œuf haché, capres et cornichons. Il en réalise aussi une « sublime » au homard qui borde une terrine de langoustine.
   
Il se rue, peu après, au poste poisson où « tuer une anguille était comme vivre dans un cauchemar ». Pourtant, la matelote du poisson serpentiforme régalait les friands du monde entier avec ses champignons sauvages, sa sauce au pinot noir, oignons et lardons. Chaque plat s’inscrit dans un spicilège : la « truite au bleu », la truffe surprise ou sous la cendre. Paul HAEBERLIN, en maître du foie gras, le traite en brioche et en croûte. Le gamin file chercher le lait de ferme le matin, dépèce le chevreuil l’après-midi, plume le faisan le soir avant que d’admirer la quenelle de brochet, le saumon soufflé ou la mousseline de grenouilles.      
 
Ces trois années d’apprentissage inestimables valident son CAP à l’Ecole Hôtelière de Guebwiller. « Je voulais devenir le meilleur en cuisine et je plaçais la barre haut ». Le jeune prodige passe un an chez Paul BOCUSE pour étudier les gammes du grand classicisme à la française : poularde en vessie, loup en croûte sauce choron, filet de sole aux nouilles Fernand POINT. Chez Eckart WITZIGMANN, brillant chef triple étoilé autrichien, au TANTRIS, à Munich, il voit la créativité échevelée. Jamais autant de fées magistrales se penchèrent sur le berceau d’un aspirant.
 
Mais il y a mieux et encore plus intense. En 1976, l’éveillé des épices fraie les portes d’un paradigme inconnu, une rencontre qui chambardera toute sa vie : Louis OUTHIER au restaurant L’OASIS à Mandelieu-La-Napoule. Cet aristocrate du goût toujours impeccablement cravaté sous sa veste immaculée lui assène dès le premier jour : « Tout ce que tu crois savoir et que tu as appris avant, oublie-le » (in JGV, ibid., p.56). « En avance sur son temps », ce personnage fringant le nomme chef de partie en 1980.
 
La cuisine du Roi de la Riviera se déploie en instantanéité, au moment : « Tout était fait à la minute : l’œuf au caviar pour deux, le turbot soufflé au champagne, le loup en croûte Fernand POINT ». A 23 ans, sous l’aile du géant belfortain stylé, le petit alsacien décolle pour l’Asie. Il œuvre dans trois établissements d’une beauté éblouissante : le merveilleux Hôtel Oriental de Bangkok au restaurant le Normandie, le Méridien de Singapour, le monumental Mandarin Oriental de Hong-Kong. « L’extraordinaire Outhier m’a tout appris ». S’ensuit un dialogue croisé attachant, en toute confiance, entre le seigneur et son vif compagnon de route.
 
Le mandarin de la mandarine expédie à son protégé tous les ingrédients introuvables en Asie : beurre, crème, foie gras, truffes. En retour, le furieux lieutenant débordant de vitalité qui ouvrira dix restaurants pour son mentor diligente épices, herbes, gingembre, citronnelle et autres pâtes de curry. Cet échange ingénieux par-dessus les continents enfantera la langouste aux herbes thaïes, le foie gras gingembre et mangue. « Le langage de la cuisine est universel, j’avais le goût de l’aventure, j’avais un drive incroyable, j’étais son fils, son petit, son miroir de rigueur ».
 
En 1985, le plus américain des chefs étoilés français s’installe au Lafayette House, dans l’Hôtel Drake de New-York. Là, il dévoile pour la première fois son style culinaire au monde. Le New-York Times lui décerne 3 étoiles en 1986 et 4 étoiles en 1987. Seul le regretté Gilbert LE COZE, au Bernardin, avait accompli un an auparavant pareille prouesse. CNN dîne dans sa cuisine avec un homard au jus de carotte, épicé à la citronnelle et piments; une Saint-Jacques tartare de thon au jus de courgette.   
 
En 1991, le boxeur thaïe amateur inaugure « JoJo » dans l’Upper East Side, son vrai premier restaurant en hommage à sa mère qui le surnommait par ce sobriquet. Au Vong, ses quatre premières initiales, il modèle pour la première fois le mouvement de la « fusion cooking ». Cette façon d’associer sapidités et aromatiques thaïes aux techniques de cuisson hexagonale ou d’articuler cuisine européenne et asiatique révolutionne la cuisine contemporaine. La suppression des fonds, des consommés de viande, des sauces crémées au profit de la subtilité, de la légèreté des bouillons de légumes et des vinaigrettes aux herbes devenues culte anticipent une tendance de fond.
 
A 40 ans, celui que l’on désigne par les trois lettres d’or JGV baptise son troisième Vong à New-York. La même année, il oint le « 66 », un restaurant chinois audacieux. Coco, piment, gingembre ou citron vert, il définit une autre approche avec des dumplings au foie gras, le riz frit aux crabes frais qui parviennent vivants au restaurant, des légumes biologiques, du turbot sauvage. Quelques semaines plus tard, le bâtisseur apyre livre son « Jean-Georges » qui le propulse dans une dimension planétaire. Campé dans la Trump Tower, il obtient rapidement 4 étoiles au New-York Times et 3 étoiles lors de la parution du premier Guide MICHELIN New-York.   
 
Cette ondée de consécrations n’influence pas la personnalité hors-norme du chef esthète mais élargit tous les possibles. « Les étoiles m’ont donné des ailes ». Il engage une collection de restaurants à concepts tels que « Le Prime » (1999) à Vegas, dédié au steack ou le Spice Market (2004) dans la ville du World Trade Center. Rare chef cuisinier français qui essaie d’apporter une réponse au monde, le yogi régulier a ouvert 74 établissements, en a conservé 42 et emploie plus de 5000 personnes sur 5 continents dont 2500 aux États-Unis : « Les gens m’approchent, je voulais faire du business dans le monde entier pour changer, j’adore les deals. J’ai besoin de voyager, cela m’inspire. Je sors tous les soirs au restaurant ».
 
L’autre transformation opérée depuis vingt ans par celui qui aime la vitesse réside dans une mutation managériale qui change les codes de la restauration. « J’ai besoin que mon cerveau soit reposé et libre, chaque jour est un nouveau matin ».          L’auteur de cinq livres de cuisine dont deux avec le célèbre écrivain culinaire Mark BITTMAN se singularise par son style. « Le plus difficile est de garder un restaurant à haut niveau. Je voudrais créer un restaurant par mois. J’ouvre, je pense l’architecture, j’accompagne le personnel. Ce ne sera jamais aussi fabuleux que le premier mois. Le désir de servir entouré d’une grande équipe ».
 
L’auteur du « foie gras poché au fenouil, sauce caramel-poivre noir » nous présente aujourd’hui pour les 20 ans du MARKET à PARIS (75008) des « toasts aux œufs, caviar et herbes » suivis d’une « Saint-Jacques crue dans la coquille, concombre mariné au kombu, citron ». Le « carpaccio de betteraves, avocat aïoli au piment et herbes » touche par la dextérité de sa matière. Le « Bar à la plancha, sauce habanero citron vert, choux de Bruxelles rôtis au thym » diffère par sa fraîcheur sudiste. Le « Chevreuil en croûte d’épices, choux rouge et purée de châtaigne » nous restitue l’enfance alsacienne. Le « Sundae au potiron, graines de potiron et noix de pecan » flaire bon New-York City.
 
Jean-Georges VONGERICHTEN, flamboyant introverti solitaire se retourne, éclate de rire et murmure : « Silence is my best friend ».
 
 

MARKET

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