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Races bretonnes, une histoire bien vivante.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : François DE BEAULIEU
Titre : Races bretonnes, une histoire bien vivante.
Editeur : coédition Apogée/Ecomusée de Rennes.
Date de parution : 9 novembre 2022.

 
Races bretonnes, une histoire bien vivante raconte la naissance, la quasi-disparition et le sauvetage de la vache Bretonne Pie-Noir et de la Froment du Léon, du mouton d’Ouessant et du Landes de Bretagne ou de la chèvre des Fossés. Le livre évoque aussi le triste sort du poney d’Ouessant, du bidet breton, de la vache de Carhaix et d’autres races éteintes. 250 documents, dont beaucoup sont inédites, illustrent un récit qui couvre plus de deux siècles de l’histoire régionale. Chevaux, vaches, moutons, chèvres, ânes et volailles de Bretagne ont accompagné les humains pendant des millénaires et cet ouvrage explore les liens originaux qu’ils ont tissés.
 
Loin d’être les reliques d’un temps passé empreint de nostalgie, ces animaux portent aujourd’hui des enjeux à la fois économiques, sociaux, écologiques et culturels. Il s’agit d’un patrimoine vivant issu d’une longue aventure humaine. La préservation et la transmission de cette richesse irremplaçable seront au cœur de l’agriculture de demain.
 
François DE BEAULIEU vit à Morlaix. Il a publié quelque 70 livres et plusieurs centaines d’articles, presque tous consacrés au patrimoine naturel et culturel de la Bretagne. Il a écrit, en particulier, des ouvrages tels que Les Bretons et leurs animaux domestiques, La Poule Coucou de Rennes, Le Mouton d’Ouessant, La Chèvre des Fossés, La Mémoire des chevaux, La Mémoire des landes. Il a été le commissaire scientifique d’expositions sur le loup, les tourbières, les landes, les révolutions agricoles, les pommes et les races domestiques de Bretagne. 
 
L’excellente préface de Jean-Luc MAILLARD, Directeur-conservateur de l’Ecomusée de la Bintinais, revient sur les années 1990 et la redécouverte de la poule Coucou de Rennes (p.3). Bien plus, il s’agit de la prise de conscience de la menace de la disparition d’un pan entier de la biodiversité. En outre, il y va de la préservation d’un véritable patrimoine naturel autant que culturel : les races et variétés locales des régions bretonnes.
 
Après trente ans de travail de terrain, d’engagements et d’efforts, pour accroître les effectifs, conserver les types génétiques initiaux, accroître le nombre d’éleveurs, faire connaître les qualités gustatives des produits, valoriser la rusticité des races anciennes par des usages d’éco-pâturage; la France des terroirs et des campagnes détentrice d’un merveilleux bestiaire, se voit enfin reconnue dans sa richesse c’est-à-dire un patrimoine à la fois culturel et naturel associé au patrimoine paysager : les estives de montagnes, les Grands Causses, les bocages, les prés-salés, les landes.
 
Remarquablement édité par Apogée, petite maison d’édition rennaise qui fait un grand travail qu’on ne soulignera jamais assez, cet ouvrage sur les races bovines, équines et ovines anciennes à savoir rustiques nous prouve que la rusticité anticipe l’avenir des nouvelles problématiques de l’élevage (p.179).  
 

Journalisme

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Olivier VILLEPREUX
Titre : JOURNALISME
Editeur : ANAMOSA
Collection : LE MOT EST FAIBLE
Date de parution : Mars 2021.

 
Nous voudrions attirer l’attention sur la collection « Le mot est faible », dirigée par Christophe GRANGER, de l’excellent éditeur parisien ANAMOSA qui s’origine dans la phrase d’Orwell : « La pire chose que l’on puisse faire avec les mots, c’est de capituler devant eux ». Cette série de petit livre fort utile tous écrits par des chercheurs ou des praticiens présente le mérite de la clarté, de resituer les problématiques contemporaines conceptuelles avec un recul critique au sens du discernement et de la distanciation d’une problématisation qui fait souvent défaut ailleurs.
 
Loin des mots valises, des concepts évidés sans cesse de leur extension et de leur compréhension, souvent de leur sens, à force de psittacismes obsessifs, la collection « Le mot est faible » rentre en lutte dans un monde -le nôtre- qui n’aime rien tant que décréter le bouleversement de tout. Même les mots paraissent perdre leur sens. La révolution incarne l’étendard des conservateurs, la régression se présente sous les atours du progrès, les progressistes s’identifient aux nouveaux réactionnaires, le salaire figure un coût, le salariat une entrave, le justice une négociation et le marché une morale.
 
Tout ce détournement ne relève pas du travail secret d’une propagande. Il appartient à la dérégulation générale qui fait l’ordre d’aujourd’hui, vidant les mots de leur sens, les euphémisant et prenant appui sur l’ombre creuse qu’il met à leur place. Pour aller contre ce monde, il n’est alors peut-être pas de meilleur moyen que de le prendre aux mots, que de refuser, comme disait Orwell, de capituler devant eux. C’est toute l’ambition de cette série d’ouvrage courts et incisifs, sans prétention mais ambitieux, animés d’un souffle décapant aux angles originaux : chaque fois, il s’agit de s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pouvoir, de l’arracher à l’idéologie qu’il sert et à la soumission qu’il commande pour le rendre à ce qu’il veut dire.
 
Dans « Journalisme », Olivier VILLEPREUX, journaliste sans journal, auteur, traducteur, documentariste, ouvre son petit essai sur l’aubaine que représente, pour le journalisme, le personnage de Donald TRUMP (p.10). En montrant que les inégalités sociales produisent des effets sur la fabrique de l’information, l’ancien journaliste au journal L’EQUIPE, remarque d’emblée la difficile définition du métier de journaliste si hétérogène dans ses pratiques et ses buts (p.12). Il décrit ensuite la fragile liberté d’une profession où « objectivité n’est pas neutralité » (p.23).
 
Le journaliste, souvent davantage un travail qu’un statut, devrait pouvoir affirmer l’être, à cette condition qu’il engage sa conscience vis-à-vis du public : celle de ne pas céder à la facilité et au confort (p.34). Olivier VILLEPREUX poursuit un but élevé dans sa vision du journalisme : révéler ce qui est caché ou en dire plus long et plus intelligemment sur un sujet que quiconque. Dans des passages instructifs pour la jeune génération qui souhaiterait rentrer en journalisme, l’auteur aborde la presse engloutie par les médias avec un brin de nostalgie, regrettant sans doute le journal en tant que structure mais aussi atmosphère (p.35).
 
Il n’élude pas non plus les effets de la numérisation de l’information sur les pratiques des journalistes (p.42). Dans cette jungle numérique, l’essayiste critique l’imposition des rubriques qui subvertissent et limitent le potentiel journalistique par l’extrême spécialisation (p.60). On lire avec délice la vision originale du journalisme que déploie Olivier VILLEPREUX : un travail qui réclame du temps et de la fraîcheur, la vibration d’une curiosité toute personnelle (p.63). Contre la formation qui confine parfois au formatage, le journalisme « sur le tas » demeure, selon la formule d’Edwy PLENEL, « une autodidaxie permanente » (p.76).
Pour finir, ce petit ouvrage tonique qui ouvre de riches perspectives de réflexion sur l’immédiateté qui tue le journalisme se conclue par une belle définition de ce métier qui se transforme en art dès lors qu’il s’agit d’approcher la vérité : « il ne faut pas donner au lecteur ce qu’il veut, il faut donner au lecteur des réponses à des questions qu’il ne se pose pas forcément de lui-même et ne peut résoudre seul » (p.105).
 
Dans la même collection, Olivier MARTIN, sociologue et statisticien, professeur à l’Université Paris Cité, signe Chiffre (parution le 5 janvier 2023) de manière éminemment politique. Les chiffres, omniprésents, semblent imposer une vérité à laquelle nous devrions nous soumettre. Or il est temps de (re)trouver une possibilité de les discuter, d’en déchiffrer les significations. Il est grand temps de se ressaisir de ces objets sociaux, pour retrouver une capacité d’en débattre, un droit de les critiquer et une liberté de les redéfinir.
 
Chiffres de contamination, mesure de l’intelligence, nombre de chômeurs, score de popularité, montant de la dette publique, indicateur de performance…. Si les chiffres sont omniprésents dans nos sociétés, que nous disent-ils réellement ? De quoi parlent-ils exactement ? Davantage qu’une vérité sur le monde, ils révèlent nos besoins de nous coordonner, de trouver des manières de faire des choix et de disposer de conventions pour nous entendre. Ils nous parlent d’une multitude de choses qu’ils contribuent en permanence à créer.
 
Fruits de l’activité humaine, ils expriment et matérialisent nos décisions, nos valeurs, nos conventions : les chiffres sont des objets sociaux et humains, et non des données naturelles s’imposant à nous. Tout l’objet de cet ouvrage est ainsi de prendre la mesure des dimensions conventionnelles, sociales et politique des chiffres, en identifiant les enjeux de pouvoirs auxquels ils sont associés. Ce déchiffrage permet de reprendre conscience des choix qui les fondent, de mieux comprendre leurs portées réelles et qu’ils doivent redevenir les objets politiques qu’ils sont en réalité, devant aussi être accessible au débat démocratique.   
 
Il faut donc retrouver une capacité à déchiffrer les chiffres, en ne se laissant pas intimider par l’autorité que leur confère leur apparente naturalité ou les pouvoirs qui les promeuvent. Olivier MARTIN, auteur de l’Empire des chiffres. Une sociologie de la classification, Armand Colin, en 2020 expose clairement les enjeux des chiffres dans son introduction intitulée : « Tout se discute sauf les chiffres » (p.5). La magie opère car on prête aux chiffres une capacité à énoncer des faits et à les attester, en écartant tout doute et toute contestation (p.10).
 
Pourquoi les chiffres ont-ils autant d’autorité ? Leur pouvoir résulterait-il réellement de leur capacité à dire le vrai et à énoncer des faits indiscutables ? Connaître équivaut à mesurer depuis longtemps dans nos sociétés. L’auteur de ce petit livre captivant analyse notre croyance dans la capacité des chiffres à exprimer l’objectivité et à permettre d’accéder à la vérité sur trois plans : le premier mouvement qui place la science et la technique au cœur de notre modernité ; un deuxième mouvement qui installe l’idée que la mesure forme la condition nécessaire à la science et au développement technique ; un troisième mouvement qui diffuse cet impératif de chiffrage à toutes les sphères de l’activité humaine (p.14).
 
Il n’y aurait donc rien à dire sur les chiffres, nous ne pourrions que les prendre au sérieux. Pas si sûr. Ce petit livre corrosif, malicieux et finalement très subversif s’emploie méthodiquement à démonter toutes les prénotions. Il nous débarrasse de cette idée fausse qui nous fait assimiler la science à des pratiques de mesure et par inversion qui nous fait voir les mesures, nombres et chiffres comme des faits scientifiques (p.18). Les chiffres jouent depuis longtemps, un rôle social essentiel en permettant aux composantes de chaque société de s’articuler et de s’ajuster.
 
Le sociologue des pratiques numériques nous éclaire à chaque page sur les innombrables pratiques de chiffrage des biens et des marchandises avant l’avènement de la métrologie, science des mesures et de leurs unités (p.22). On notera le passage vraiment passionnant sur, par exemple, entre autres, l’histoire de la seconde qui nous paraît naturelle alors qu’elle résulte de millénaires de construction intellectuelle et matérielle, de socialisation à ces pratiques de découpage et de chiffrage du temps. Cette histoire résulte du choix d’une unité et de sa définition mais aussi de la construction progressive d’un rapport chiffré au temps (p.26).
 
Un livre absolument essentiel pour qui veut comprendre que le chiffre est relationnel, il met en relation des individus, collectifs ou institutions qui agissent de concert en se référant à ce chiffre. Il structure par les définitions et conventions qu’il incarne (p.34). On passera sur la statistique, étymologiquement science de l’Etat. On lira également avec le plus grand intérêt la tentative finale d’élaborer une théorie de la quantification qui repose sur trois fondamentaux : une convention, un dispositif technique et un pouvoir (p.58). L’auteur revendique enfin une capacité à déchiffrer les chiffres sans se laisser intimider par l’autorité que leur confère leur apparente naturalité ou les pouvoirs qui les promeuvent. Il appelle à les reproblématiser en mettant à jour les enjeux sociaux, économiques et éthiques qu’ils recouvrent. Les chiffres redeviennent alors des objets politiques en réalité (p.87).
 
Dans cette même petite collection courte et incisive, animée d’un souffle décapant, Annabelle ALLOUCH signe Mérite (2021). Elle n’aura pas démérité pour nous montrer que le mérite n’existe pas dans notre système sauf à considérer la dimension sensible de l’ordre social méritocratique. Annabelle ALLOUCH, maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Picardie, dédie ce petit ouvrage à son père, décédé en 2021, premier de cordée. Ce petit opus émouvant qui s’ouvre sur deux récits aux antipodes, l’honneur des travailleurs, ces premiers de cordées, qui arrivent à 4h et qui commencent à 6h30, boulangers dans les gares TGV.
Une autre histoire parallèle, en juin 2017 contant une plume du Président, inventeur du « premier de cordée » qui s’offre des vacances à Gstaad en cadeau qu’il se fait à lui-même après être sorti major à l’agrégation de philosophie. Le mérite se caractérise alors par la lutte perpétuelle entre les différentes lectures de ce que l’on entend par justice sociale (p.13). Pratique sociale de l’évaluation, de la comparaison souvent quantifiée et du classement perpétuel des individus, il détermine l’accès à un bien ou à une position sociale selon le « talent », l’effort au travail ou la souffrance que l’on veut bien lui reconnaître.
 
Dans notre quotidien, ces formes de classement ordinaires n’ont rien d’anodins. Le paradoxe du mérite tient dans toutes les recherches en sciences sociales sur l’étude des inégalités qui soulignent le rôle des capitaux économiques et sociaux sur la distribution des positions sociales. Le mérite a tout d’une « sociodicée » pour le reprendre le terme de Bourdieu inspiré par Weber et Leibniz. C’est de cette évidence paradoxale du mérite que traite ce livre éveillé. L’auteure définit le mérite comme un discours sur l’allocation des biens, des positions et de la reconnaissance, qui, à force d’être au cœur du fonctionnement des institutions sociales, est intériorisé et incorporé par les individus au point de devenir un véritable « sens pratique », un outil de catégorisation ordinaire pour penser de manière préréflexive le monde social et son organisation (p.18).
 
Ce petit ouvrage dense et original place en son cœur la part incarnée, donc affective et sensible du mérite. C’est aussi un hommage à un père, né au Maroc, qui débarqua à Hendaye, un jour de décembre 1973, par goût pour la culture française et pour y faire sa vie. Un père qui ressemble à tous ceux qui croient que la mérite es la seule solution ou la moins mauvaise pour organiser l’ordre social et que leur destin peut être modifier par leurs propres actions (p.21). Le mérite fonctionne comme une fiction nécessaire selon le sociologue François DUBET.
 
Annabel ALLOUCH analyse avec brio et surtout singularité la circularité du mérite dans le cadre scolaire : « C’est la position sociale (elle-même souvent corrélée à l’origine sociale) qui déterminerait l’adhésion au mythe de l’école comme institution méritocratique. Être désigné comme méritant à l’école incite à croire au mérite » (p.27). Les élites se reproduisent sur la base de la cooptation des publics « naturels » et non de la sélection méritocratique (p.38).
 
Le mérite du présent livre consiste à montrer que, dans la société française où les hiérarchies scolaires déterminent les inégalités de salaire et de trajectoire, c’est cette rhétorique du mérite qui, bien que singulière, changeante ou de nature discriminatoire selon les époques, tend à s’imposer comme un universel (p.54). L’auteure de la Société du concours, au Seuil, en 2017, a le courage de repolitiser la notion car tous les mérites ne se trouvent pas reconnus comme « méritoires » (p.74).
 
Le mérite devient, ressaisi différemment, une expérience sensible du social, qui passe par les sens, les sentiments et les émotions, de ce qui nous lie aux institutions et aux autres, dans notre quotidien, sans que cette expérience passe nécessairement par la verbalisation (p.89). Le mérite en actes publicise la valeur d’un individu. Il faut lire toute cette belle méditation sur le mérite presque pour sa dernière page (p.102) qui ouvre sur une pensée de la dimension sensible de l’ordre social méritocratique pour se déprendre d’une lecture faussement consensuelle, de réhabiliter des éléments du social rendus illégitimes par sa visée universalisante.
 
Prendre au sérieux l’affectif c’est aussi une manière de nous approprier le sens du mérite en lui rendant un visage. C’est sur cette subjectivité que repose un système qui objectivement ne lui accorde nulle place.
 
Samuel HAYAT, chercheur en sciences politiques au CNRS, signe un beau Démocratie (2020) en croisant les outils de la théorie politique, la sociologie historique et l’histoire des idées pour retrouver, dans les débats et les textes du passé, la pluralité des sens possibles des concepts centraux de la politique.
 
Son court essai percutant démarre par les pouvoirs du concept de démocratie. Depuis quelques années, les soulèvements dans de nombreux pays touchent autant les pays aux régimes autoritaires que les démocraties établies. L’auteur dégage deux traits communs dans le fracas des révoltes : la demande d’une justice sociale et fiscale, la contestation des élites politiques (p.5). La brillante analyse qui suit déplie les tensions paroxystiques entre des élus dénoncés comme une oligarchie ne servant pas les intérêts des plus pauvres mais les siens propres et les puissants adossés parfois à des forces étrangères.
 
Par là-même, le concept de démocratie se brouille. Les soulèvements récents (2019 notamment) demandent une démocratie réelle. Dans leur bouche, la démocratie se dédouble : une démocratie faussée qui organise la domination des élites politiques et l’appauvrissement des masses ; une démocratie réelle mais inexistante encore à venir. S’appliquant à équarrir les préjugés, Samuel HAYAT éclaire la crise historique des régimes démocratiques car non seulement les modèles politiques des démocraties libérales subissent des turbulences sans précédent mais de grandes puissances ne s’en réclament pas, en premier lieu la Chine.
 
L’ouvrage s’attache alors à comprendre ce que « peut vouloir dire la démocratie si on prend au mot ceux qui la revendiquent » (p.10). Il se concentre sur le mot démocratie dans les sens que lui donnent celles et ceux qui s’en emparent pour en faire un étendard dans leurs luttes. La démocratie prend une tout autre signification, celle de la défense des intérêts des plus démunis (p.12). Un petit essai vivifiant qui met en lumière les divers sens de la notion de pouvoir que l’idée démocratique met en jeu : la souveraineté, le gouvernement, la domination (p.15). Une démonstration réflexive qui conduit à la pratique démocratique d’aujourd’hui : prendre parti, refuser d’être gouverné, lutter contre la domination. Une lecture tonique pour appréhender les aspirations à l’œuvre dans les soulèvements en cours et repenser la démocratie.
 
Stéphane DUFOIX, professeur de sociologie à l’Université de Paris Nanterre, s’attaque au mot Décolonial ou « décolonialisme » (parution le 5 janvier 2023). Depuis quelques années, ces mots font leur apparition dans le débat public français, dans les tribunes, discours, essais ou encore éditoriaux divers. Ils y occupent une place très particulière, celle du mot qui divise en prétendant défendre l’unité, celle du mot qui agit en prétendant se contenter de décrire, celle de la victime contre l’ennemi qui menace. 
 
Comme nombre de titres de la collection « Le mot est faible », l’objectif de l’ouvrage est d’explorer les transformations de certaines approches épistémiques contre-hégémoniques à l’échelle mondiale. Si le mouvement décolonial n’est pas le seul existant, il est sans doute l’un des plus repris actuellement, du fait de son affinité sémantique avec l’idée de décolonisation. Explorer ces nouvelles approches nécessite aussi de s’intéresser aux logiques de résistance -politiques et intellectuelles- qui s’exercent en particulier en France à leur égard. L’ouvrage tente non pas de rester neutre mais de plaider pour un engagement académique, tout à la fois réflexif et situé, attentif à saisir à quel point et de quelle manière l’ethnocentrisme -pas seulement eurocentré- invite au binarisme.
 
Il s’agit d’inciter à réfléchir et à rendre possible un dialogue scientifique plus large, ouvert au(x) monde(s) et à une forme d’universalité différente qu’on appelle « pluriverselle » ou tout simplement « plurielle ».
 
 

Pour l’intersectionnalité

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteures : Eléonore LEPINARD, Sarah MAZOUZ
Titre : Pour l’intersectionnalité
Editeur : ANAMOSA, Paris.
Date de parution : janvier 2022, 3ème édition.

 
Dans ce petit ouvrage par sa pagination, 66 pages seulement, mais fort par sa puissance heuristique et son aspect dépassionné structurant, les deux chercheuses montrent que « l’intersectionnalité possède un souffle critique à même d’animer les sciences sociales. A rebours d’une sociologie d’expertises surspécialisée et courant le risque d’être socialement hors sujet, elle donne à voir et à comprendre des expériences de marginalisation et d’oppression ; elle permet d’analyser comment les forces qui structurent nos sociétés de façon hiérarchique -capitalisme, patriarcat, hétéronationalisme, xénophobie- s’imbriquent et se renforcent mutuellement. Née dans le chaudron des luttes sociales, l’intersectionnalité nourrit la démarche contre-hégémonique des sciences sociales ».
 
Eléonore Lépinard est sociologue, professeure en études de genre à l’Université de Lausanne. Ses travaux portent sur les mouvements et les théories féministes, l’intersectionnalité, le genre et le droit.
 Sarah Mazouz est sociologue, chargée de recherches au CNRS (Ceraps) et membre de l’Institut Convergences Migrations. Ses travaux s’appuient sur des enquêtes ethnographiques et mobilisent les critical race studies, la sociologie du droit, la sociologie des politiques publiques et l’anthropologie critique de la morale.
 
Soulignons, une fois encore, d’emblée, le travail remarquable des éditions ANAMOSA dirigées par Chloé Pathé, autant au niveau de la clarification des enjeux théoriques contemporains que des nouvelles méthodologies en présence dans la recherche mais également de la forme des ouvrages toujours très bien édités. Témoin la collection « Le mot est faible » dont nous traiterons ultérieurement.
 
Dans ce petit livre dense et clair, les deux sociologues s’appliquent tout d’abord à expliciter la force critique d’un concept à l’aune de la panique qu’il suscite. Ensuite, elles démontrent et finalement démontent les stratégies de légitimation à l’œuvre dans le surplomb affiché par les chercheurs académiques installés en proposant des épistémologies du point de vue qui éclairent les expériences et les savoirs minoritaires faisant droit à la fois à une politique de la présence et un universalisme concret pour une démarche contre-hégémonique des sciences sociales.
 
Evitant les polémiques stériles en apaisant le débat, sériant les résistances que l’intersectionnalité suscite (p.7), Sarah MAZOUZ et Eléonore LEPINARD rappellent les combats militants des féministes africaines-américaines des années 1980 qui, articulant la critique marxiste de l’exploitation capitaliste et la découverte freudienne de l’inconscient, introduisaient la question de la représentation politique de celles pour lesquelles la domination subie se situait au croisement de plusieurs rapports de pouvoir, la race, la classe et la sexualité, et se faisant, le concept d’intersectionnalité qui nous invite à complexifier l’analyse tant scientifique que politique (p.8).
 
Les deux types de discours, selon les auteures, celui du Ministre Blanquer et ceux de certains chercheurs comme Noiriel et Beaud dans leur ouvrage « Race et sciences sociales », convergent car ils se présentent comme sujets d’un discours universel à l’opposé de discours qui seraient communautaristes et donc a fortiori porteurs de querelles identitaires (p.12). Les stratégies de délégitimation de l’intersectionnalité à l’œuvre proviennent non seulement d’universitaires qui jouissent de positions académiques bien établies mais également  de l’ignorance de leurs privilèges de genre et de race, symptôme d’une résistance active à la prise en compte conceptuelle, analytique et épistémologique, de certains rapports sociaux en sciences sociales (p.15).
Pis, « celles et ceux qui s’opposent au concept d’intersectionnalité n’y connaissent pas grand-chose » (p.17). Le premier procès porte sur la mauvaise identité, race et genre. Ces catégories analytiques qui visent à éclairer une réalité empirique requièrent une réflexivité et une autonomie de la réflexion scientifique en sciences sociales. La deuxième attaque tient dans le spectre de l’essentialisme (p.25). Or, l’intersectionnalité en appelle justement à sortir d’une lecture strictement arithmétique de la domination pour insister sur les configurations plurielles et toujours contextualisées dans lesquelles différents rapports sociaux s’articulent (p.27).
 
Loin d’une réification des identités, l’intersectionnalité renvoie à une critique de l’essentialisation, l’analyse portant sur des expériences de discrimination et la condition minoritaire qui en découle (p.31). Le troisième procès fait à l’intersectionnalité réside dans le fait qu’elle privilégierait le genre et la race sur la classe selon Noiriel et Beaud. Or, l’intersectionnalité pointe que tout rapport social s’articule fondamentalement avec d’autres (p.34) et les modalités de cette articulation et ses conséquences s’avèrent fondamentalement historiques et donc variables(p.35).
 
L’intersectionnalité oblige à penser l’interconnexion de toutes les formes de subordination (p.37, note 43). Elle complexifie plutôt l’analyse des régimes d’oppression et construit, dans un souci d’égalité et de réciprocité, des causes communes (p.38). Ce petit livre stimulant se termine sur quelques idées force. L’épistémologie du point de vue n’accorde pas de privilège épistémique aux dominés mais elle défend l’idée que la science ne peut pas non plus faire sans leurs points de vue et leurs expériences (p.51).
 
Elle remet en cause les aveuglements majoritaires, en demandant qui nos institutions académiques accueillent-elles et quels savoirs valorisent-elles et font-elles éclore. En tentant d’y répondre, elles donnent toute leur place à des travaux potentiellement porteurs de transformation sociale pour les groupes marginalisés qui produiront une recherche scientifique qui renouvelle notre compréhension du monde social et le donne à voir dans sa complexité (p.58). L’intersectionnalité construit du commun sans passer par une abstraction des différences.
 
Elle invite donc à produire un universalisme concret incarné dans les différences et les histoires spécifiques de celles et de ceux qui forment le corps politique (p.65). « Un modèle qui ne prétend pas mettre à bas l’héritage des Lumières mais bien à éclairer leur part d’ombre » (p.61) comme le rappelle justement les auteures de cet essai vivifiant pour les sciences sociales.      
 

MUCEM VIH/SIDA. L’ÉPIDÉMIE N’EST PAS FINIE.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Coordonné par Stéphane ABRIOL, Christophe BROQUA, Renaud CHANTRAINE, Caroline CHENU, Vincent DOURIS, François LOUX, Florent MOLLE et Sandrine MUSSO (1973-2021).
Titre : MUCEM VIH/SIDA. L’ÉPIDÉMIE N’EST PAS FINIE.
Editeur : ANAMOSA, Paris.
Date de parution : novembre 2021.
 

Quarante ans et 36 millions de morts après sa découverte, le VIH circule encore. Si les traitements antirétroviraux permettent désormais de vivre avec la maladie, on compte toujours près d’un million de décès chaque année dans le monde. L’apparition du sida et sa propagation dans les sociétés contemporaines ont provoqué des bouleversements intimes et sociaux, révélé des fractures et suscité des luttes historiques. Notre société porte les héritages de celles-ci, mais aussi la persistance des disparités engendrées ou révélées par le VIH/sida.
 
Les luttes se poursuivent, pour briser le silence, éviter les nouvelles contaminations et réduire les inégalités, notamment en termes d’accès aux traitements. Retraçant son histoire sociale, l’exposition « VIH/Sida : l’épidémie n’est pas finie ! » et ce livre qui s’en fait l’écho s’appuient sur l’important fonds d’objets et d’archives du MUCEM, constitué dans les années 2000 par le biais d’une enquête ethnographique qui a permis la collecte de nombreuses traces des luttes, en France, en Europe et en Méditerranée. Le projet a été conçu en étroite collaboration avec des personnes vivant avec le VIH, des militantes et des militants, des soignant.es et des chercheuses, des chercheurs.   
 
Ce livre articule ainsi une histoire subjective de l’épidémie avec plusieurs récits relatifs à la collecte, permettant un dialogue entre le point de vue des acteurs.trices et celui du musée. Il a l’ambition de dresser un bilan des conséquences sociales de l’épidémie et des luttes qui lui sont opposées, pour inscrire cette histoire dans un cadre patrimonial et questionner la place de son héritage. Toutefois, loin d’enfermer le sida au musée, il s’agit aussi d’alerter : cette épidémie n’est pas finie.
 
C’est avec beaucoup d’intérêt et d’émotion que nous avons lu l’ouvrage complet et sans doute unique, ici recensé, conçu à l’occasion de l’exposition « VIH/sida : l’épidémie n’est pas finie ! » présentée au MUCEM, à Marseille, du 15 décembre 2021 au 15 mai 2022 (p.299). En effet, cet épais volume illustré de photos, de témoignages couvre presque tous les aspects afférents à cette épidémie qui a fait presque 40 millions de morts dans le monde depuis sa découverte en 1983 : les représentations publiques du sida, les expériences et pratiques des luttes, la vie avec les traitements et soins, les conséquences du virus, les manifestations publiques et les héritages.
 
Cette somme qui fera date, composée par plus de 40 autrices et auteurs d’univers divers, s’inaugure sur une page bouleversante, celle de l’in memoriam de Sandrine MUSSO (1973-2021), disparue d’un cancer lors de la finalisation du livre. Anthropologue de la santé à l’EHESS, clef de voûte du dispositif participatif mis en place pour monter l’exposition, débordant le monde académique et universitaire, en prise avec la vie de la cité, engagée dans des questions brûlantes comme les effondrements des immeubles de la rue d’Aubagne, le fil rouge de sa vie se situait entre expériences vécues et politiques.
 
L’introduction s’interroge sur la présence du VIH/SIDA au Musée et explicite le titre de l’exposition qui reprend un slogan historique d’Act Up : « l’épidémie n’est pas finie ! ». Non seulement il n’existe pas de fin du sida dans notre horizon historique mais la fin de l’épidémie demeure un horizon à attendre. Le sida n’est pas terminé non plus comme le montre la généalogie du projet, dès 1993, au MNATP (Musée National des Arts et Traditions Populaires). Exposer, s’entend alors comme vivre intensément une expérience collective témoin la collecte des 12 532 objets, en majorité des dons, afin de donner la parole aux malades sur des thèmes considérés comme appartenant au champ médical.
 
Epidémie pleinement politique, le VIH peut se mettre en miroir du Covid 19 dans une mise en perspective éclairante (p.17). En France, pourtant, la gestion du Covid 19 n’a pas bénéficié des acquis de la lutte contre le sida. Ce livre montre, à chaque page, la fragilisation des minorités sexuelles (hommes homosexuels, usagères de drogues, migrant.es, travailleuses du sexe, transgenres, détenu.es) qui perdure depuis trente ans pour inciter à l’action en ajoutant un seul mot d’ordre au bilan : le combat continue.
 
Il faut vraiment encourager les jeunes générations à parcourir, feuilleter, lire, étudier ce maître livre tant pour ses qualités éditoriales que ses textes de chercheurs. Le dialogue avec les archives télévisuelles témoigne d’une « altérisation » de la figure des séropositifs et des malades, une stigmatisation durable qui, elle non plus, n’est pas finie (p.38). La muséalisation du deuil et de l’activisme en objet patrimonial implique une véritable réflexion sur la place d’une épidémie au musée.
 
Julien RIBEIRO initie une esthétique du présent (p.91) dans les mutations de la maladie et ses représentations artistiques en citant AA Bronson : « nous devons nous rappeler que les malades, les personnes handicapées, et, oui, même les morts marchent parmi nous. Ils font partie de notre communauté, de notre histoire, de notre continuité » (p.93). Au chapitre des luttes, on lira plus particulièrement les fragments peu connus de l’histoire du TIPI, jusqu’en 2009, les singularités d’une mobilisation associative marseillaise dans le quartier de La Plaine (p.104).
 
L’histoire singulière des femmes dans la pandémie retracée par Catherine KAPUSTA-PALMER met en lumière un angle mort rarement évoqué (p.139). La partie dévolue à la vie avec les traitements et les soins vient nous rappeler, avec émotion, dans ces histoires liées aux post-sida et à l’arrivée du Covid-19, que la préservation de la relation à l’autre doit toujours l’emporter sur la discrimination liée aux peurs. Etre au plus près du désir de l’autre dans l’affaiblissement par la maladie importe plus que tout (p.187).      
 
 

Du sexisme dans le sport

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteure : Béatrice BARBUSSE
Titre : DU SEXISME DANS LE SPORT
Editeur : ANAMOSA
Année : 2022. Nouvelle édition.


Le présent livre constitue la nouvelle édition entièrement revue et augmentée d’un livre pionnier devenu une référence et lauréat du prix Sport et littérature en 2017.
 
 « Retourne faire la vaisselle et du tricot », « qu’elles s’occupent de leurs casseroles », « On dirait un tir de femme enceinte », autant de petites phrases bien trop souvent répétées dans le monde du sport où le machisme et le sexisme semblent régner sinon en maîtres, du moins dans une forme de connivence naturelle.
 
Du sexisme ordinaire, touchant d’ailleurs femmes comme hommes, aux violences sexuelles, dont les dénonciations se font désormais plus nombreuses, de la question d’une « nature masculine », du sport à celle de la féminité des sportives et des actrices du sport, à laquelle celles-ci entretiennent elles-mêmes un rapport non dénué d’ambiguïtés, l’ancienne handballeuse et sociologue Béatrice BARBUSSE décrypte et analyse pas à pas la réalité de l’ancrage du sexisme dans ce milieu. S’appuyant sur des cas concrets et sur son propre vécu, elle entend libérer une parole et souligne aussi les changements en cours, tout comme le chemin encore à parcourir pour une plus grande égalité.
 
Ancienne sportive de haut niveau et seule femme à présider en France un club professionnel masculin de handball tous sports collectifs confondus de 2008 à 2012, l’US Ivry Handball, Béatrice BARBUSSE, titulaire de l’agrégation de sciences sociales, est maîtresse de conférences en sociologie à Paris-Est.
 
Elle a été présidente du conseil d’administration du Centre national pour le développement du sport de 2015 à 2017, membre du conseil d’administration de la Fédération française de handball, au sein de laquelle elle a assumé la coresponsabilité du plan de féminisation national. Après avoir été secrétaire générale de la Fédération française de handball de 2016 à 2020, elle en est la vice-présidente déléguée depuis décembre 2020.
 
Dans son avant-propos, elle raconte de manière assez émouvante comment certains hommes ont changé leurs comportements à la suite de la lecture de la première version de son livre (p.8). Elle pose d’emblée que le combat sexiste ne concerne pas que les femmes mais surtout les hommes : « sans la bonne volonté d’une majorité d’hommes, sans alliés, il sera impossible d’avancer vers plus d’égalité » (p.10). Elle évoque son émotion profonde d’avoir la force de poursuivre ce combat de témoignage, de dénonciation, d’explication sans dissimuler son découragement et parfois « son envie d’arrêter très souvent » (p.11).
 
Il faut saluer le courage, les efforts, l’abnégation d’une championne unique qui œuvre pour les générations futures, pour ces femmes et ces jeunes filles qui doivent continuer de rêver en grand. La chercheure aborde tout de go la question de la « masculinité hégémonique » (p.12), cette forme virile, machiste et plus ou moins violente de la masculinité, telle une charge qui fait souffrir en silence. Par où l’on perçoit la fonction et l’histoire des effets de réel des livres dans notre société, qui éveille les consciences et transmettent des connaissances : « grandir pour construire individuellement mais aussi collectivement en déconstruisant de fausses croyances intériorisées dans le but de bâtir un vivre-ensemble plus harmonieux pour le plus grand nombre » (p.14).
 
La maîtresse de conférences nuance son propos pour poser un regard juste sur une réalité en évolution, celle de l’égalité réelle entre les femmes et les hommes dans le sport. L’approche analytique dépasse la seule méthodologie descriptive autant par les données inédites que par les thèmes abordés : répartition des  temps de parole entre hommes et femmes dans les réunions, maternité, égalité salariale, bibliographie. Le prisme des féminismes très actuel couvre tous les aspects des coulisses du sexisme sportif (p.21).
 
Dans son introduction, elle pointe les paradoxes entre le sport qui revendique des valeurs de justice et son univers qui, dans son mode de fonctionnement même, dans ce qu’il donne à voir, rentre en contradiction avec ses principes fondamentaux. L’approche historique permet, en outre, une étude des femmes de sport qui ne réduit pas le place des femmes dans le sport à la question du sport féminin (p.28). Par la technique de la participation observante, la dirigeante-sociologue s’appuie sur une expérience fondatrice et unique, celle de présidente d’un club de handball professionnel masculin champion de France de division 1. Témoin et cible, elle raconte et donne à lire un document (p.33).
 
Le premier chapitre porte un titre évocateur, « Le sexisme est dangereux » (p.34) en montrant que son caractère entraine des souffrances multiples et des conséquences insidieuses y compris contre les hommes eux-mêmes. Le sexisme forme un racisme qui ne figure en rien une abstraction (p.35). Ses formes vont du quotidien à l’institutionnel, du sexisme hostile assimilé à de la misogynie à celui ordinaire plus inconscient de l’infériorisation dégradante. La docteure en sociologie montre les origines sociohistoriques masculines du sport de haut niveau comme une « violence incarnée » (p.61).
 
Violence d’abord faite au corps dans un environnement sans cesse doloriste par exaltation de la douleur mais également violence subie par le corps en tant qu’outil de travail à optimiser (p.66). La souffrance s’incarne aussi mentalement, essence de la performance. Dans ces conditions, le sexisme sportif aussi s’exerce par la violence (p.68). L’auteure, jamais pamphlétaire, vient toujours nuancer son développement en insistant sur les hommes exceptionnels : « j’ai croisé des hommes extraordinaires qui, loin des attitudes rétrogrades et sexistes, m’ont apporté leur soutien, et c’est grâce à eux que j’ai pu tenir aussi longtemps dans ma fonction de présidente » (p.71).
 
Pour que la peur change de camp, pour vaincre la forte omerta dans le sport en tant que système à dénoncer, Béatrice BARBUSSE s’appuie sur des témoignages de journalistes, les travaux les plus récents de la sociologie pour défaire l’essentialisme par une généalogie constructiviste de la réalité existante dans l’univers agonistique du sport (p.100). Ordres, consignes et assignations se trouvent intériorisés à savoir incorporés non pas par la différenciation des sexes mais bien par leur hiérarchisation. Ce que François HERITIER nomme à propos « la valence différentielle des sexes » (p.108).
 
A l’origine des sports olympiques, Pierre de COUBERTIN s’affirme radicalement hostile à la pratique sportive féminine : « Le véritable héros olympique est à mes yeux l’adulte mâle individuel » (p.120). Le sport, domaine réservé des hommes, figure et symbolise la virilité. Par-là, l’ancienne handballeuse de haut niveau, démontre que le sport ne réside pas dans une activité neutre. Il porte une vision essentialiste qui produit un univers « par nature » masculin (p.134).
 
Utilisant les travaux de Pierre BOURDIEU notamment sur la domination masculine et ses mécanismes d’incorporation, l’ouvrage aborde la question de l’hypersexualisation (p.145) des sportives où « un physique de mannequin a plus de chance de décrocher un contrat qu’une autre » (p.144). L’apparence joue, en effet, un rôle central dont l’origine se corrèle au processus de socialisation sexuée inversée que les jeunes sportives subissent au cours de leur formation (p.160).
 
La démonstration se déplie ensuite avec des sportives célèbres éminemment féminines qui pratiquent parfois des sports violents, telle Ronda ROUSEY (p.173) ou l’exemplaire Serena WILLIAMS (p.198). Dans un autre chapitre, l’auteure décrit les impensés sociologiques qui détournent les femmes de certaines possibilités notamment dans le management (p.209). Dans cet ouvrage indispensable devenu un classique pour qui veut comprendre le sexisme dans le sport et les transformations pour en sortir, on regrettera parfois l’usage d’outils conceptuels ou méthodologiques un peu caduques comme l’analyse stratégique de type Crozier Friedberg ou les difficultés, dans le dernier chapitre, à définir un « féminisme sportif » (p.285).
 
Néanmoins, la tentative de mettre au jour les processus de construction des fausses représentations intériorisées depuis la naissance forme une clé majeure de la féminisation du sport, et au-delà, de la société (p.346). La conclusion sur le disempowerment au masculin appelle les hommes à devenir des alliés des femmes (p.347).        
 
 

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