Les Livres de Lesrestos.com

Types de livre



L'ivresse de la Révolution

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Michel CRAPLET
L’ivresse de la Révolution
Histoire secrète de l’alcool 1789-1794
Grasset
17 février 2021


« Rechercher les causes de la Révolution n’est pas sans danger pour l’historien ». Que dire de celui qui l’aborde à la lumière d’un sujet à la fois magnifié et tabou en France -l’alcool- et qui n’est pas historien de formation mais précisément alcoologue de métier ? Face à ces résistances, Michel CRAPLET s’attaque, en spécialiste de l’addiction, aux grandes heures de la Révolution. La prise de la Bastille, les massacres de Septembre, l’arrestation du Roi à Varennes, la chute de la royauté lors de la pris des Tuileries, les clubs bruyants où Girondins et Montagnards s’empoignent et philosophent, les banquets républicains, la Terreur et son redoutable comité de Salut public, les guerres de Vendée : autant d’épisodes célèbres de la Révolution que l’auteur revisite pour y déceler, sous les ors glorieux et tragiques de ces années tumultueuses, l’influence cachée de l’alcool.


On le découvre dans le livre, les boissons contenant de l’alcool, y compris les vins les plus courants, étaient des produits rares et chers sous l’Ancien Régime. Seule une infime partie de la population pouvait en consommer régulièrement. Offrir à boire était donc un cadeau. Voici l’histoire explosive de ces cadeaux aux effets puissants et difficiles à maîtriser, dont on suit la circulation au cœur de la Révolution. Il ne s’agit évidemment pas d’affirmer un parti-pris contre-révolutionnaire. Michel CRAPLET décrit sans détours les comportements pathologiques de tous les camps, y compris les aristocrates.


Sans exempter Louis XVI, auquel est consacré un long et fascinant chapitre. L’auteur est le premier à aborder la triple addiction du monarque qui allie trop plein d’alcool, excès de tables, passion de la chasse et sexualité problématique. Ni idéologue, ni naïf, Michel CRAPLET ne prétend pas expliquer la riche chronologie de la Révolution française par un déterminisme réducteur. La consommation d’alcool, qui n’est jamais la cause, est cependant très souvent en cause. Une enquête inédite et passionnante sur l’histoire secrète de l’alcool en temps de Révolution.


Michel CRAPLET est psychiatre et alcoologue. Longtemps attaché à l’Unité d’alcoologie du Centre Hospitalier des Quatre Villes (Saint-Cloud) et médecin délégué de l’Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie, il a été, de 1984 à 2014, médecin du service médical de la Préfecture de police de Paris, et a fondé et présidé, pendant 20 ans, Eurocare, une organisation non gouvernementale de prévention du risque-alcool en Europe. Membre du comité de rédaction de la revue Alcoologie, il est notamment l’auteur de Passion alcool (Odile Jacob, Paris, 2000), Parler d’alcool (La Martinière, Paris, 2003) et de A consommer avec modération (Odile Jacob, 2005). Ses mémoires d’alcoologue sont parues en février 2021 (Odile Jacob).


Le prologue de ce livre original commence fort avec la célèbre formule parodique de la Marseillaise : « Le jour de boire est arrivé ». Quelques jours avant juillet 1789, la violence de l’alcool apparaît au grand jour parmi les pillages : « Les Parisiens boivent beaucoup » (p.7). En août, les députés sortent de table pour rentrer dans la fameuse séance d’abolition des privilèges. En octobre, les gardes du corps tués ont le « cerveau plein d’alcool » (id). Les scènes de septembre 1792, après le pillage des caves du château de Versailles perdure plusieurs jours. Les massacreurs des prisons affichent une ivresse totale (p.8).


Michel CRAPLET procède en alcoologue, situe d’emblée l’alcool dans ses deux effets : désinhibiteur et tranquillisant (p.8). Mais il pousse encore plus loin l’analyse en « étudiant les difficultés économiques du peuple et les appétits des privilégiés » (id). En addictologue, il met en scène Louis XVI en « gros buveur » mais fait aussi défiler les jouisseurs excessifs ou les ascètes abstèmes (p.9). Historien, sociologue et médecin, il produit un éclairage inédit de la Révolution tout en précisant que « les boissons alcooliques étaient un luxe pour la grande majorité du peuple » (p.8) notamment des femmes confinées à la cuisine ou au salon au service des nouveaux maîtres.


En définitive, il démontre, sans doute pour la première fois, en quoi la consommation d’alcool fut un moment central des fêtes et banquets révolutionnaires (p.9). L’acte de boire ensemble, éminemment politique, fonde l’unité indivisible de la République mais il noue également un pacte entre le vin et le sang (p.166). Dans une longue introduction dans laquelle l’auteur justifie sa lecture de la Révolution en alcoologue tout en inaugurant, d’une certaine manière, une autre façon de faire de l’histoire, « par une ligne brisée avec d’innombrables ruptures » (p.11), Michel CRAPLET s’attache plus profondément à travailler sur la relation de l’homme à l’alcool dans l’histoire, entre « ébriété heureuse » et « ivresse dangereuse », sujet tabou pour les historiens eux-mêmes.


En effet, il articule un type de consommation à des classes sociales (alcoolisme mondain des bourgeois contre crapulerie des buveurs excessifs des classes populaires, p.30) : le noble qui se paye le luxe de la dépendance, le bourgeois profiteur de la Révolution qui accède à la vigne et à la connaissance des vins. Etudiant l’ambiguïté voire l’ambivalence des images du buveur (p.16), il introduit médecine, psychologie, sociologie et porte à la lumière ce que personne ne veut voir : « des bouteilles, des hommes ivres, dont les excès étaient bien connus à des postes de responsabilité, des massacreurs » (p.17). Le psychiatre « prétend combler les trous d’un black-out collectif » (id).


La question des sources et des archives devient alors cruciale ainsi que la méthodologie employée pour compter les cadavres de bouteilles (p.22,81). Plus largement, ce livre passionnant mais parfois teinté d’addictologie (p.102, note 2 ; p.174, p.195 sur la tournée, injonction faite à chacun de boire avec les autres ; la page 220 sur les alcooliques qui se mentent d’abord à eux-mêmes, la note 1 de la page 254 où l’alcoolique se caractérise par sa passion et son émotion, son incohérence et sa persévérance ; p.278) et de « moraline » (Nietzsche) s’inscrit dans une histoire globale de la violence où « l’ivresse permet aux soldats de tuer avec moins d’angoisse et moins de culpabilité et ensuite d’oublier plus facilement leurs actes » (p.25). L’ivresse révolutionnaire se définit d’ailleurs comme « totale, associant à une excitation intellectuelle de nombreux facteurs : consommation d’alcool et de tabac, voire d’autres psychotropes, privation d’aliments parfois jusqu’au jeûne et accumulation de fatigue, marches des journées et discussions nocturnes » (p.97).


On lira, en contrepoint, les pages surprenantes sur le portrait de Louis XVI (p.115) en « alcoolique peu mondain » poly-addicté pour utiliser un vocabulaire plus actuel. Les passages sur Danton, « buveur sans modération ni précaution » (p.183) en bon vivant populaire, opposé à Robespierre, « buveur d’eau mal aimé » (p.185) captivent. On regrettera, çà et là, les leçons de distinction de l’alcoologue en historien du « trou noir », entre une boisson alcoolisée et alcoolique, entre une personne avinée et un individu ivre (p.249).
 
On pourrait, en outre, voir une certaine « psychologisation » ou « biologisation » de l’Histoire là où, in fine, il n’y que fines observations d’une nouvelle investigation.               

Le vin de la philosophie

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Grégory DARBADIE
LE VIN DE LA PHILOSOPHIE
Les promenades philosophiques de Bacchus
Collection « Le Savoir boire »
Editions APOGÉE
19 janvier 2021

 
Quel est le vin de la philosophie ? Une idée plus ou moins précise sur une réalité sensible qu’attestent la soif, le goût ou le désir ? L’alternative peut séduire, mais elle est assurément trompeuse. Derrière le mot vin, se tiennent simultanément une idée et une réalité concrète. L’oublier serait se condamner à errer dans le ciel des idées en perdant de vue ce qui y donne accès : le sensible. Que faire contre l’errance ? Comment ne pas perdre de vue le réel ? L’invitation rabelaisienne à trinquer est à méditer, entre l’écueil de l’ivresse du corps qui empêche de raisonner et l’ivresse de la raison qui oublie ce dont elle est censée parler.


La philosophie interroge notre relation au vin : ce que nous sommes (goût, perception, ancrage, éducation), ce qui est, entre nature et culture, et ce qui nous lie à cet univers. Grégory DARBADIE exhorte à pratiquer le doute pour explorer de nouveaux chemins de pensée. Il échange, questionne, met en œuvre dans cet ouvrage une philosophie organique et charnelle. Il enseigne la philosophie en lycée (Seine-Saint-Denis) et en Université (Paris). Il est également l’auteur de Paris Philo aux éditions Parigramme en 2015.


L’ivresse de la philosophie basculerait-elle parfois en philosophie de l’ivresse tant le plaisir se partage ? C’est la question posée très brièvement par Daniel LABREURE, directeur de la Maison d’Auguste COMTE (Paris VIème) : « Car il en va la philosophie comme du vin : le plaisir de déguster l’une ou l’autre peut aussi bien se savourer seul qu’en bonne compagnie » (p.9). Cette étrange comparaison digne d’un café philosophique forme le pari de cet opus qui s’ouvre sur une partie dédiée aux racines de la philosophie où l’auteur ne manque pas d’appuyer par une bien curieuse dilection « chauvine » qui parcoure également tout le livre pour son amour du champagne : « Le champagne me sauva » (p.13).


Le breuvage aux bulles en collerette n’incarnerait pas moins que la « fraîcheur de la vie », « l’épaisseur du corps », « l’acidité en équilibre » (p.14). Puis, dans le défilée exhaustif des poncifs, vient l’apologie des rives du Médoc où « le parfum des roses plantées au pied des allées étourdissaient les esprits » (p.14). Enfin, le professeur de philosophie en terminale s’empare de sa problématique sur la grande « affaire du goût » (p.15) et nous administre une leçon d’authenticité et surtout de dégustation afin d’éclairer notre discernement égaré : « On croit parfois parler du vin sans s’apercevoir que l’on parle d’autre chose : de fruits surtout (pomme, poire, litchi, pamplemousse, melon, noix, abricot), privant le précieux nectar de toute identité propre » (p.16).  

Le goûteur, à la mode kantienne, dessine « une entente universelle » (p.17) par « le cliquetis de verres et l’échange d’appréciations portées » (id). Ne soyons pas trop sévères et avançons. Les expériences de la sensibilité humaine se révèlent sociales car « le concept de vin ne se boit pas » (p.19) et « le vin est naturel et divin » (p.22). Mieux, « le vin ne serait plus divin » (p.23). L’auteur entend poser l’ivresse comme expérience de la liberté mais on ne voit pas bien comment sinon par la profondeur d’un truisme inexact : « chaque vin évoque le cépage d’un lieu sous un climat. Le vin est porteur d’un monde souvent étranger à celui qui le boit » (p.25).

Grégory DARBADIE voudrait « laisser parler le vin, faire entendre les voix de son silence » (p.27). Sa méthode multiplie les points de vue philosophiques sur le vin tout en considérant, avant tout, que le « vin a besoin des hommes » (p.31). La deuxième partie se concentre sur les terroirs des philosophes. Elle expose une galerie de portraits philosophiques dans leurs rapports avec le vin, le cépage ou le vignoble. Avec Montaigne, « le vin n’égare pas l’homme. Le vin est un usage de soi » (p.40). Le corps du vin réfère au corps de celui qui le déguste. Passionnant et instructif.

Montesquieu, « l’énigmatique philosophe vigneron » (p.45) omet de parler du vin dans l’Encyclopédie mais aime le plaisir de vivre (p.48) pour en commercer (p.51) en véritable vigneron qui devient philosophe (p.51). Diderot, élève brillant à Louis-le-Grand, aime à citer le champagne, « nectar des dieux », élixir de pureté de l’esprit et du corps, pacificateur des relations humaines, boisson des philosophes qui met un terme au malheur (p.59). Bachelard, célèbre baralbin, goûte Gevrey-Chambertin grâce à son ami Gaston Roupnel (p.64).

Le jeune professeur dans le 93 de citer le très beau texte du Professeur à la Sorbonne : « le vin n’oublie jamais, au plus profond des caves, de recommencer cette marche du soleil dans les « maisons » du ciel » (p.67). Michel SERRES, par ses belles pages sur Yquem, dans Les Cinq Sens, nous rappelle que la « dégustation du vin n’est pas une simple expérience de soi mais une découverte de la transcendance du monde » (p. 77). La partie consacrée à Marcel CONCHE, qui vient de nous quitter début mars, illustre l’émotion du vin, essence du travail, expression de la tristesse et de la joie.

On regrettera, cependant, les formulations maladroites comme autant de manies stylistiques incongrues qui parcourent tout le livre du type : « La culture commence aussi avec l’agriculture » (p.81). La troisième partie disserte sur le vin de la pensée. Loin d’une vérité sur l’altérité, le vin amène à dire quelque chose de profond et de vrai sur soi (p.92). Le passage pertinent sur Rabelais qui explicite l’humanisme du partage contenu dans l’invite exclamative à « trinquer » se voit entaché par une phrase de piètre avocat à court d’arguties : « le vin qui rend devin et divin » (p.101).
 
Hormis un problème de construction et des résumés d’étapes qui nous suggère ce qu’il faut retenir comme si le lecteur souffrait d’absence de discernement en la matière, une page de conclusion pour ne pas conclure ne suffira pas à sauver un livre qui aurait pu tisser une belle méditation sur l’art de boire, sur les circonvolutions de la dégustation ou l’émotion sensible prise au plaisir de converser avec un jus de raisin sans raison, l’affirmation dionysiaque du goût.          
 

SOLEIL. Mythes, histoire et sociétés.

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Emma CARENINI
Titre : SOLEIL. Mythes, histoire et sociétés.
Editeur : LE POMMIER
Date de parution : 2 mars 2022.
200 pages, 20€.

 
Il s’agit sans doute du premier livre de philosophie lumineux qui ose mettre les pleins feux sur notre étoile. Le soleil constitue la source de toute vie et de toute énergie et nous y pensons à peine. Il semble une évidence. Toujours là, donc banal, ou presque. Il se montre, par définition, en plein jour. Il n’a rien à cacher. S’il a parfois les honneurs de la littérature, peu d’écrits en parlent pour lui-même, qu’on cherche véritablement à savoir ce qu’il représente, ce qu’on en a pensé, ce qu’il nous dit de nous.

Pourtant, le soleil a profondément modelé les manières de penser de tous les peuples. Des croyances des Incas aux astronomes modernes, des éclipses antiques à la fusion nucléaire, de Zarathoustra au gothique de Suger, des haruspices romains aux collapsologues contemporains, le soleil s’avère multiple, riche de sens et d’imaginaire. De quoi le soleil forme-t-il le miroir ? Que disent de nous, à travers les âges, nos façons de regarder, d’étudier et de vénérer l’astre du jour ? Dans cet essai à la brillante solarité affirmative et à la subjectivité assumée, Emma CARENINI, jeune agrégée de philosophie née en 1993, démontre que le rapport des hommes à la lumière naturelle a une histoire et que le soleil se tient au fondement de nos philosophies et de nos sagesses.    

Remarquons, dès l’abord, l’exergue de l’ouvrage sur une citation hommage à Albert CAMUS, extraite de Noces, en 1959. S’il existe un écrivain qui a célébré le parfum des corps et la vérité tragique du soleil face à la mort, la fraîcheur des embruns iodés, la fierté du soleil, dans la tendresse et la gloire, c’est bien l’auteur de l’Etranger. Dans son introduction (pp.8-17) d’une plume dégraissée et élégante non dénuée d’un réel sens littéraire, la jeune professeure de philosophie qui participe à la nouvelle revue intitulée GERMINAL, va positionner sa problématique par un éloge fougueux de la lumière ou plutôt de la luminosité mais également se livrer, en toute partialité, à un éloge de "ce soleil qui se lève sur le Parthénon » (p.7) et sur « les petits ports d’Algérie et de Provence » (id.).

Dans ce paysage de pierres chaudes et de cigales, d’oliviers romains, et parfois de carte postale, on pourrait s’interroger sur une possible mythification voire une réelle mystification où « passé et présent se rejoignent dans l’éternité lorsque le soleil nous inonde de sa lumière » (p.8). Or, loin du folklore de la vacance estivale méditerranéenne, l’enthousiasme ontologique d’Emma CARENINI voudrait « saisir un esprit, un sentiment du Midi, qui n’est plus tout à fait du Midi, qui est universel » (p.8).

Là, le bas blesse un peu mais ne se déchire pas encore. Aucun raisonnement structuré, argumenté et rationnel y compris avec force auteurs (Camus, Pagnol, Valéry, Mistral, Giono, Cézanne) ne peut démontrer la supériorité de la splendeur de ce Sud éternel étreint par la nostalgie du soleil « une fois entrer dans la brumaille triste des villes du Nord » (p.8). Qu’il existe une puissante attractivité contemporaine pour le rivage et le soleil pour presque toutes les populations du monde, nous n'en disconviendrons point mais les lumières nordiques présentent un charme propre à leur solarité.

La concaténation argumentative pourrait laisser croire à une pétition d’autorité quelque peu radicale à la Jacqueline DE ROMILLY : « ce goût de la lumière qui est aussi un goût de la grandeur… la civilisation grecque, mère de la pensée occidentale, accordait une grande attention à la lumière » (p.9). Ce que les provençaux ou les méditerranéens recherchent bien plutôt dans leur pudeur coutumière, relève du secret, du silence, de la fraîcheur ombreuse. Ne nous faisons pas l’avocat du diable et poursuivons dans « ces lieux et ces moments » (p.9) illuminés où l’émerveillement rompt la banalité ; « ces univers où les oliviers sont argentés, les yeux abrutis de soleil, la peau sèche sous le duvet blondi par la mer, le même saisissement nous prend devant la lumière crue, omniprésente » (p.10).

Des Grecs aux esprits héliotropes d’aujourd’hui, une filiation existerait. On frise l’imaginaire du cliché déroutant avec les « ombres marbrées des platanes » chez Pagnol ou « les chants des cigales » chez Aristophane mais tout le mérite de l’énergie solaire réside dans le fait que chaque civilisation lui fait jouer un rôle singulier : « Dis-moi quel est ton soleil, je te dirai qui tu es » (p.11). Emma CARENINI décille l’évidence en pratiquant un double mouvement d’archéologie-généalogie de la pensée du soleil mais également en montrant que « la vie au soleil a façonné une pensée particulière » (p.12) que d’aucuns nomment « pensée méditerranéenne » (id).

Le soleil relève du corps. Il nous augmente étrangement, nous rend silencieux : « Le soleil est implacable » (p.13). Nonobstant de très belles pages sur la solarité dans la pensée occidentale (p.15), on regrettera parfois un découpage un peu trop forcé où la nuit incarne un réceptacle toujours inquiétant alors qu’elle ouvre un espace à vivre sans témoins selon Michaël Fœssel. Autre impression : une forme d’européocentrisme tourbillonnant sur l’invention de la raison hellénistique dont la nostalgie se réactive en permanence : « C’est pourquoi la Méditerranée, plus que d’autres régions moins ensoleillées, a pu donner naissance à un « moi universel », ce « moi » de la philosophie qui ne pense pas au nom de l’individu singulier, mais au nom d’un « je » anonyme, celui de l’humanité. Le lien noué entre la philosophie occidentale et la lumière est ancestral. Nietzsche a évoqué l’impression solaire que lui faisait la lecture des philosophes de la Grèce antique. Lisant Epicure, il est saisi d’un plaisir singulier. Il dit « jouir de l’Antiquité comme d’un bonheur d’après-midi » » (p.15).

L’auteure renoue avec l’ambiguë théorie des climats selon laquelle « le climat a des effets sur les corps et les esprits des hommes, sur leurs institutions et sur leurs mœurs » (pp.20, 83). Seules les civilisations solaires par une capacité collective à tirer partie de l’énergie solaire auraient établi un savant équilibre entre « soleil sain et soleil assassin » (p.23). Un des tours de force du présent ouvrage tient, en outre, dans l’idée que les sociétés humaines se fabriquent de la « vie bonne » (p.25) qui ne le serait pas tant que cela sans la lumière. Dans l’épaisseur de la matérialité de notre existence, le soleil figure à la fois une conquête technique et spirituelle.

Le chapitre premier traite du Dieu soleil au cœur de l’ancienne Babylonie où se tisse le « mariage immémorial des sociétés agricoles avec le culte solaire » (p.30). Les premiers cultes solaires instaurent d’ailleurs « un lien direct entre la vie des hommes et celle des astres » (p.37). Chez Aurélien, le soleil passe de « l’astre commun à l’astre du commun » (p.53). L’architecture gothique de la Chrétienté, par une philosophie de la lumière, tire bénéfice des possibilités esthétiques et liturgiques offertes par le soleil (p.60).

La page 62, remarquable de clarté, nous enseigne que, dans le monastère, les heures d’office scandent la marche du soleil. « L’espace-temps entier est encadré et informé par le rythme de l’astre solaire ». Toute l’architecture de l’Abbaye de Saint-Denis, s’inspire, par exemple, d’une philosophie de la lumière  par l’art des vitraux (p.64). Le chapitre II analyse les âges d’or et les utopies. On notera que certaines utopies négatives ou destructrices (p.88) ne ressortissent pas « à la douceur » (p.69) avancée par l’auteure.

On s’étonnera, plus avant, d’étranges affirmations qui paraissent méconnaître l’histoire politique selon lesquelles la lumière du soleil forme une condition indispensable de toute vie sociale heureuse (p.70) ou que la plupart des utopies développent en détail un principe communiste (id). L’équation semble toute posée : le froid s’identifie au mal et le chaud au soleil et au bien (p.79). « Là où il y a du soleil, il y a une possibilité de civilisation » (p.76). Le Chapitre III intitulé « quand le soleil donnait l’heure » traite du temps rural et du temps cosmique.

On y apprend des éléments peu connus sur l’émergence des cloches de travail au milieu du XIIIème siècle et la révolte des ouvriers provinois du textile (p.95). On lira également avec intérêt le passage sur l’aiguille du cadran solaire ou gnomon, chef d’orchestre de l’ombre et de la lumière, appareil de connaissance (p.99). La réinterprétation de l’allégorie de la caverne platonicienne comme naissance de la science astronomique (p.100) où le cadran solaire est la projection de la position de la Terre dans l’univers, ne manque pas d’originalité : « Le cadran solaire n’avait pas seulement pour fonction de donner l’heure, tant s’en faut ; il était le point cardinal d’une géométrie du monde » (p.102).

Le Chapitre IV expose « les nouveaux soleils de la science moderne ». D’Aristarque de Samos, au IIIème siècle avant J.-C, qui intuite le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, à l’hypothèse subversive qu’il existe plusieurs soleils dans un univers infini (p.106), Emma CARENINI met en avant, de manière fort originale, les maîtres d’œuvre moins bien connus de cette révolution théorique : Giordano BRUNO (p.109) ou Nicolas DE CUES (p.107). « L’homme sait désormais qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers. Le terme « immensité » ne veut rien dire d’autre : littéralement, l’im-mens est ce qui dépasse absolument l’esprit (mens) » (p.111).

Avec un talent de conteuse indéniable, la jeune admissible à l’ENS de la Rue d’Ulm, consacre une page à décrire, comment, « en 1610, Galilée subvertit l’usage de la lunette destinée initialement à des menées stratégiques et militaires au cœur de Venise » (p.115). Plus tard, cette « pensée solaire » (Foucault) affirmera avec Descartes, que le monde se structure par la lumière qui seule permet la vision du sujet connaissant (p.119). Le chapitre V étudie le soleil comme un objet de luxe dans les villas de l’aristocratie romaine : « La distinction ultime, c’est de posséder une maison construite selon les principes de l’architecture solaire. Le luxe, c’est la maîtrise technique de l’ensoleillement » (p.124).

Les Grecs, afin de se délivrer de certaines dépendances énergétiques, développeront une « architecture héliotrope » (p.131) : « l’usage du soleil faisait partie intégrante de la définition et du degré d’une civilisation, par opposition à la barbarie » (p.134). La maîtrise de la lumière demeurera longtemps l’expression d’un style de vie considéré comme supérieur (p.142). Emma CARENINI, à la manière d’Alain CORBIN (p.163 : la nouvelle culture solaire, nouvel engouement pour l’été), montre bien dès les années 1833, comment s’invente la « Riviera », de quelle manière l’ensoleillement des intérieurs demeurera longtemps, un luxe de happy few (p.151).

Le Chapitre VI pense le soleil comme un objet de santé publique c’est-à-dire que se met en place dès le XVIIIème siècle, partout en Europe, dans les grandes villes, un hygiénisme (p.159). Il suffit de lire la page 167 qui nous instruit du Docteur ROLLIER, qui en 1910, ouvrait la première « école au soleil » destinée aux garçons prétuberculeux, implantée à plus de 1000 mètres d’altitude. En 1940, le médecin dominait un empire de dix huit cliniques et sanatoriums pour cure héliothérapiques. Le Chapitre VII se penche sur le « désir universel en l’homme : capter l’énergie du soleil » (p.171).

Convoquant Marx et la thèse de Fernand BRAUDEL dans son grand livre méconnu en trois volumes : La Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Armand Colin, 1979, Emma CARENINI rappelle que l’homme est par nature, un convertisseur d’énergie (p.172) et surtout que toute énergie utilisée par les sociétés humaines, à l’exception notable de la fission nucléaire, provient d’une manière ou d’une autre du soleil (p.175). Elle se livre à une conclusion assez mélancolique et pragmatique selon laquelle « le soleil aussi a une fin » (p.178) en distinguant bien l’impossibilité pour l’homme d’imaginer sa fin comme terme lors même qu’il la pense comme limite (p.179).

Dans une tournure stylistique très ulmienne, il faudra distinguer la fin du monde et la fin d’un monde. Or, nous savons aujourd’hui que l’extinction du soleil ne relève pas de la crainte mais de la certitude (p.180). Dans l’émouvante page métaphysique et cosmogonique 181, la jeune philosophe pense l’impensé de la fin de la lumière, la fin pure et simple : « lorsque le soleil explosera, tous les débats philosophiques, toutes les guerres, toutes les passions, toutes les questions qui différent aujourd’hui leurs réponses seront réduites à néant. Dans 4,5 milliards d’années s’éteindra le soleil, et avec lui notre pensée ; et il n’y aura plus personne, en effet, pour sonner le glas ou le raconter ».

Soudain troublé par la maturité philosophique de ce premier opus, nous ouvrons le chapitre VIII avec la joie de l’apaisement. Dans un geste nietzschéen, il s’intitule « Eloge du midi » et témoigne d’une énergie à décamper pour vivre dans le soleil. Philosopher à midi équivaut alors à saisir le soleil dans sa lumière zénithale. Dans le pays du Midi, le sage veut trois remèdes : grandeur, calme et lumière (p.187). Un bien bel essai d’une vitalité prometteuse.     

Portrait d’une fille qui ne se ressemble plus

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Laurent GEORJIN
Titre : Portrait d’une fille qui ne se ressemble plus
Editions du Canoë
Paris, novembre 2021


 
Né le 25 août 1968, Laurent GEORJIN ne se contente pas d’écrire des fictions, il les fait jouer par des comédiennes et des comédiens pour France Culture et surtout pour La Première RTBF dont il réalise la plupart des fictions qu’elle produit. En 2009, l’une d’elle a été nominée au prix Europa à Berlin tandis qu’il publie son premier roman aux éditions Esperluète, Portraits en forme de nuage qui passe. En 2019, il écrit Sept moments avec Amin pour Yolande MOREAU qui l’enregistre pour La Première. Son écriture faite de « voix » s’inscrit aussi dans l’image.

Elle l’amène très tôt à se tourner vers le cinéma. Il réalise plusieurs courts et moyens métrages et prépare actuellement un premier long métrage, accompagné par Les Films du Tambour de soie.

Dans ce livre touchant sur ceux qui connaissent « le jour où l’espace a coupé le temps », pour reprendre la belle formule scientifique et poétique d’Alain MANIER, spécialiste de la psychose, le narrateur s’adresse à une jeune femme qui vient de se donner la mort après avoir été internée dans un hôpital psychiatrique pendant sept ans. Il a lu le journal qu’elle a laissé, ce Portrait d’une fille qui ne se ressemble plus et imagine sa vie après lecture : l’univers de l’institution psychiatrique, une infirmière, Nadine, de laquelle elle était proche, des patients qui étaient aussi des amis, Brigitte, Abderhamane, Yves, l’amoureux contrarié qui ressemble au premier amour, un jeune homme blond rencontré de « l’autre côté » sur une plage, avant l’internement et la mère comme une ombre dans la vie de sa fille.

Laurent GEORJIN, dans ce court récit poignant de 130 pages qui se lit d’une seule traite, nous arrache des larmes car il nous conduit dans les eaux obscures du premier lieu, dans l’air asphyxié de la lumière trop crue mais aussi nous renvoie à notre condition d’être humain, trop humain, qui se racontent des histoires dans la souffrance de l’enfermement. Il s’agit de la vie, en elle-même, qui s’écoule, de l’autre côté. D’emblée, comme dans un dispositif disciplinaire foucaldien (l’armée, l’école, l’usine, l’asile, l’hôpital, le ghetto du logement social) ou un agencement deleuzien de contrôle, tout repère temporel s’abolit : « Tu n’as pas de calendrier sous les yeux ni à portée de mains » (p.9).

L’auteur se faisant narrateur en s’adressant à la jeune femme nous emporte non pas dans une description clinique mais dans une émouvante structure presque cérébrale hypnotique qui nous projette dans la topologie labyrinthique du dedans, dans la tessiture des émotions vitales de ceux qui se trouvent à jamais dissociés : « Déjà de l’autre côté, le temps ne te préoccupait pas, il passait presque sans toi… Le temps te rattrape. Il te retire de l’éternité » (p.9). Un véritable auteur, un écrivain, s’évalue par une seule phrase dense, puissante, légère lue à haute voix et au hasard du tressage textuel.

Il en figure pléthore, à instant, dans cette courte fiction quasi radiophonique de Laurent GEORJIN où on entend les voix qui s’élèvent : « Comme si l’autre côté était immuable et qu’il était définitivement protégé de toutes les menaces d’anéantissement que peuvent avoir les esprits dérangés » (p.10). Soudain, le doute s’installe entre le dedans et le dehors, entre notre côté et l’autre côté, entre l’illusion de l’éternité, celle qui les contient toutes et notre appartenance à peine voilée au monde des « sans-tête » (p.10) pourtant pas acéphales.

Nous glissons sur le film de l’effondrement où la fête se transforme en dernières festivités. A Noël et même au jour de l’an, les spectres nous hantent, « la présence fantomatique" (p.10) revient dans une errance de soi. Subsumons-nous. Aux confins du simulacre, ceux qui portent des chapeaux de papier les mangent : « Imiter les vivants n’insuffle pas la vie » (p.10). Dans le tragique de la souffrance, la hantise suicidaire de l’effacement perdure, obsessionnelle : « Tu t’es isolée dans ta chambre, dans le parc de l’institution où tu as toujours marché seule, guidée par ton objectif » (p.11).

Laurent GEORJIN, d’une écriture à la fois radiophonique mais entièrement visuelle et sans cesse métaphorique, non seulement nous inscrit dans le cerveau d’une schizophrène avec la plus grande acuité poétique mais nous projette aussi dans notre condition en questionnant les derniers moments d’une vie. Dans le dialogue intérieur du narrateur avec cette jeune femme séduisante, il pointe les broutilles ontologiques de nos vies (p.12), la volonté d’oubli et de disparition confrontée à la mort. On se souviendra de la distinction foucaldienne décisive entre la mort et la disparition.

Dans une esthétique de l’effacement, nous n’avons d’autre ambition que disparaître mais surtout ne jamais mourir. Ainsi, le fatigué se distingue de l’épuisé en ce qu’il expérimente tous les possibles pour reprendre le belle séparation deleuzienne sans doute inspirée par Samuel Beckett (p.13). Il semble alors que l’impatience se concentre sur la différence topologique entre « ce côté » et « l’autre côté » tout en l’élidant : « Tu ne retourneras pas de l’autre côté, jamais, tu as perdu la manière d’y être ou plutôt, tu l’as abandonnée » (p.13). Chaque page de ce récit puissant nous convoque à une large méditation sur la présence « absentisée » ou sur cette absence meurtrie d’une autre conscience, celle du tragique « entre les murs de l’institution psychiatrique ».

Par-là, la question de la temporalité envahit presque tout et flotte entre achèvement du temps, trépas et disparition : « il n’y pas de solution dans la vie… le bon chemin devient une impasse » (p.14). Il faudra préparer son départ comme une prière aux autres pour donner un sens à tous les cieux que nous avons manqués dans une dernière intensité (p.15). L’auteur nous introduit ensuite dans la galerie des portraits de l’institution. Il y a « Nadine l’infirmière », « la grosse Nadine, la boudinée (p.18), aimantée par les « réalités des sans-têtes comme une profonde reconnaissance de soi » (p.16).

La tête bancale fascine les profonds courageux dans la nuit de leur solitude absolue : « La réalité de son impuissance à aimer » (p.17). Le cœur défaillait déjà, « le prince charmant est mort depuis longtemps » (p.18). On se prend d’affection pour cette dame, « vivante écorchée vive » (p.19) qui, elle, détient « cette intelligence de la vie qui lui épargne l’illusion » (p.18). Dans cet étrange espace lilial où le silence se diffracte sous le bruit des talons, des questions obsessives tourbillonnent : « les escarpins à talons moyens sont les chaussures idéales pour fuir, accéder à la rivière, courir sans se retourner » (p.20).

Dans la nuit épaisse du corps-scaphandre, l’amour demeure : « Ce soir, le dernier de ton existence, ta liberté te donnera des ailes et te rendra invisible pour toujours » (p.21). Plus loin, on croise la figure contemporaine du « nouveau psychiatre inquiet » (p.23). La frontière entre la certitude du savoir et le doute abyssal se fait ténue. Le trouble s’installe dans la spécularité entre le médecin et sa patiente. La relation de séduction, par l’abrupte distance de sa resplendissante épée, n’existera pas comme de « l’autre côté » (p.24) : « Le nouveau psychiatre a eu à te regarder dans le couloir » (p.25). Un autre couple surgit, celui monstrueux de l’infirmière et du patient (p.100).

Dans les pages suivantes, Laurent GEORJIN, par une pensée subtile de la souffrance en tant que perte abyssale, nous montre que la certitude sans fin du savoir psychiatrique équivaut parfois à la vérité hadale dans la dangerosité de la proie au doute. Seule la solution de la conscience repousse la perte et l’effondrement : « Ta vérité est là, indéniable, et elle te fait face comme un ennemi courageux…Tu as envie de pleurer, de crier, de griffer le papier peint qui recouvre les murs du bureau avec tes ongles ou de le déchirer avec tes dents » (pp.27-28). La consolation de la mémoire bute sur l’enfance, oubli de soi.

Puis, entre en scène « Brigitte, la plus jeune des sans-têtes qui donne l’impression d’avoir vécu toute une vie entière, ridée de la tête aux pieds, dans un corps de pachyderme » (p.33). La spatialisation des corps s’éloigne de celle des présences. Dans une dimension althussérienne de l’enfermement, « les nuages glissent entre les barreaux » (p.35). Abderhamane apparaît, « le désir incarné, pour son malheur » (pp.36, 96, 97). L’auteur évoque également la violence médicamenteuse qui donne des airs fantomatiques aux pensionnaires, ceux qui voudraient que le ciel abolisse les barreaux.

Autres personnages saisissants : « Monsieur le Directeur » (p.41) qui ne conçoit les problèmes que de manière abstraite ; Yves, le « beau garçon au corps musclé et au visage poupin » (p.41) qui les allonge toutes dans son lit : « Yves met une certaine élégance dans sa séduction et tourne autour d’une fille avec une insistance qui va crescendo. Il n’insiste pas lourdement, non, ne s’impose jamais de front. Yves est un séducteur qui tisse une toile dans laquelle la fille s’englue. Au début, fascinée, elle ne le sait pas » (p.42).

Une histoire d’amour avec un « jeune homme blond » (p.47) rencontré sur la plage, devant la maison de sa mère, après sa disparition, blessera, à jamais, la belle jeune femme à laquelle le narrateur s’adresse : « Certainement personne n’aime être regardé comme s’il venait de mourir » (p.104). Dans ce silence de « l’élan de destruction » (p.55), l’auteur de ce magnifique « Portrait d’une jeune fille qui ne se ressemble plus », nous dessine le miroir brisé de notre humanité : « La volonté d’un sans-tête est une violence qui ne peut être saisie, ni par lui-même ni par les autres, elle se nourrit de lui pour exister, indépendante, à part entière, comme une force qui n’est pas humaine ni animale, une force qui contient l’essence de toute chose et la vérité de tout être » (p.53).          

Ceux qui laissent l’éternité prendre place en eux (p.68), qui ont le regard enfoncé dans l’horizon (p.82), qui doutent qu’ils existent vraiment (p.73), qui courent entre les arbres (p.89), perdent leur chemin dans la voracité de la peur (p.90) nous apprennent la renaissance du désir pur et simple, ce besoin d’aimer et d’être aimé par une demande d’amour (p.92) qui nous bouleverse à la lecture de la lettre d’adieu qui conclut ce livre : « Le goût de vivre est une chose si fragile et parfois si peu évidente que l’on ne sait pas l’avoir perdu » (p.128).  

Ces Excellents français

Critiques littéraires

Par Fabien Nègre

Auteur : Anne WACHSMANN
Titre : CES EXCELLENTS FRANÇAIS. Une famille juive sous l’occupation.
Editeur : LA NUEE BLEUE
Année de parution : 2020.
 

A l’origine, une boîte. Retrouvée dans un tiroir familial, elle contient une centaine de cartes postales enfantines datées de la Seconde Guerre mondiale, d’apparence guillerettes, mais qui laissent entrevoir les déménagements, les séparations, la nourriture qui fait défaut, la peur, le bruit des armes. Puis une envie, un besoin irrépressible de remonter le temps pour recomposer la vie du petit Jean-Paul, de ses parents Lise et Poldi, de cette famille juive d’origine étrangère qui s’imaginait faire partie de ces « excellents français » que chantait Maurice CHEVALIER en 1939.
 
Avocate comme son père et son grand-père, héros de cette histoire, Anne WACHSMANN, mène durant plusieurs années une enquête minutieuse pour comprendre comment sa famille a reussi à survivre, comme tant d’autres familles juives françaises, aux persécutions de Vichy et des nazis. Cette recherche, semée d’embuches et de fausses pistes, la porte de Strasbourg à Agen, de la Suisse à l’Allier, en passant par Auschwitz, Marseille ou Grenoble. Elle convoque les écrits de nombreux historiens et les témoignages d’écrivains sur la vie des Juifs sous l’Occupation (PEREC, MODIANO, SINCLAIR), compulse les archives, enquête dans sa famille élargie.
 
Avec une écriture précise, fluide et documentée, elle fait revivre le quotidien de cette famille qui a résisté aux lois antisémites avec l’aide de héros anonymes, grâce à une capacité d’adaptation insoupçonnée, à des choix de chaque instant, à une grande part de chance et, surtout, grâce à l’amour sans faille qui transparaît dans des cartes postales toujours légères et colorées échangées entre un père et son petit garçon durant ces années noires.
 
Anne WACHSMANN, strasbourgeoise, avocate d’affaires à Paris, associée au sein d’un grand cabinet anglo-saxon, enseigne au Collège d’Europe à Bruges. Dans ce livre remarquable, elle enquête sur les traces de sa famille juive alsacienne, d’origine allemande et polonaise.
 
Dans sa préface émouvante et rigoureuse, Jean-Louis DEBRÉ explique la chanson de Maurice Chevalier, à l’automne 1939, « çà fait d’excellents Français », écrite spécialement pour remonter le moral d’un pays enlisé dans la guerre. L’auteure a choisi judicieusement son titre pour raconter l’histoire de sa famille allemande, polonaise installée à Strasbourg depuis le XIXème siècle. Des Juifs étrangers en moins de deux générations sont devenus d’« excellents français » et des plus brillants : médecins, avocats, magistrats, professeurs d’université.
 
Ce livre forme une enquête passionnante sur l’histoire d’une famille juive, bousculée par la tragédie de l’histoire mais nous donne aussi un document inestimable sur l’histoire du judaïsme alsacien et les raisons de l’attachement profond des Juifs d’Alsace à la République. Se raconter permet de supporter l’insupportable : une terre promise nazifiée et l’histoire de France à jamais entachée par ses persécutions antisémites. Un livre touchant et éclatant de vérité (p.12).
 
Dans son introduction, l’avocate alsacienne s’interroge sur la boîte d’Yvette, cette fameuse grande boîte d’archives et de photographies léguée par sa grand-mère maternelle, Yvette LÉVY. Elle revient également sur les raisons profondes de souhaiter devenir historienne à savoir faire revivre l’enfance paternelle durant la Seconde Guerre mondiale. Il y a sans doute une « fascination répulsive » (p.13) pour la période et une fascination admirative pour son arrière-grand-père prénommé Adolphe. Il fallait du courage et de la force pour « affronter cette boîte » (id.).

Au cours d’une conversation avec son père, Anne WACHSMANN apprend l’existence d’une boîte de 106 cartes postales « d’enfants » (p.14) que son grand-père lui avait envoyées tout au long de la guerre. Ces cartes, classées par année et destination, vont parler en quelque sorte chronologiquement et indiquer les voyages ou déplacements. Les lieux de résidence correspondent à des « pôles de regroupement » pour les Juifs pendant la guerre (p.15). Inspirée par la méthode d’Alain CORBIN mais aussi la méthodologie de l’historien Philippe BURRIN, celle qui « partait d’assez loin » (p.18) apprend et comprend que « toute l’histoire de la période doit réintégrer l’opacité de l’avenir, la mobilité des pensées, le tremblement des résolutions, les tentations de l’accommodement » (p.18).
 
Cet ouvrage comble, en outre, le manque d’études régionales sur « l’antisémitisme à la française » (p.20) qui existe bel et bien. Il apporte des connaissances de micro histoire et des questionnements pour résoudre des énigmes de vécu notamment cette question lancinante sur Néris-les-Bains où l’arrière-grand-père avait emmené toute sa famille avant la déclaration de guerre à l’Allemagne. Autre énigme à résoudre : comment son grand-père, avocat à Strasbourg, avait-il trouvé une place de juriste à la Fiduciaire de France à Marseille à l’automne 1940, et comment avait-il pu la conserver alors que les Juifs sont exclus du marché du travail en 1941 y compris en zone libre ?
 
Au travers des souvenirs de famille, il s’agit d’une contribution modeste mais majeure « à la construction d’un récit historique et de la mémoire collective » (p.25). A la Perec, ses touchantes cartes postales colorées envoyées par une famille en danger par ses origines juives, ses liens avec la franc-maçonnerie et ses racines allemandes, nous appellent à ce que plus jamais l’histoire ne bégaie entre d’excellents français mais aussi « la racaille honteuse » selon Pierre DAC.
 
Cette famille admirable s’adaptera à un quotidien bouleversé en essayant de vivre normalement dans une semi-clandestinité épuisante moralement et physiquement (p.55). En lisant ces pages dignes de Dora Bruder de Modiano, on apprend beaucoup notamment sur les cartes d’identité de français instituées par Vichy le 27 octobre 1940. Le grand-père Léopold WACHSMANN devient Léopold WILLEMAIN par un faux intégral, à Marseille, la même année. Une phrase de Robert BADINTER, reprise page 117 décrit bien le climat délétère de la période : « une atmosphère avilissante d’une médiocrité inouïe » marquée par l’adoration éperdue d’un vieillard qui incarnait soi-disant un passé glorieux.
 
Anne WACHSMANN, d’une phrase, résume bien sa famille de « juifs inclassables » : « Adolphe, Allemand jusqu’à ses 49 ans, qui s’exprimait dans un français parfait sans le moindre accent, Juif et franc-maçon, incarnait cette Anti-France que les nazis voulaient détruire et Vichy éradiquer définitivement du territoire national" (p. 144). Un témoignage essentiel.   
   
 

98 livres

Page :