PORTRAIT DE CHEF
Thierry MARX

Par Fabien Nègre

Ce Portrait a été écrit lorsque le chef Thierry Marx était à Cordeillan-Bages. Désormais il est à Paris au Mandarin Impérial.  

Dans une chartreuse du dix septième languide, à Cordeillan-Bages, à la concavité du vignoble girondin, l’audace inventive de Thierry MARX décadre tous les paradis paradigmatiques. Dans l’étreinte du silence, un voyage inédit dans un paysage inouï. Un maître du cérémonial joyeux de l’affirmation ultime de la réjouissance, un gai savoir.

Admiratif de l’innovation, de son rapport d’altérité à la tradition, Thierry MARX, en compagnie de scientifiques, de techniciens, de chimistes et d’alchimistes officie à Paris au FoodLab : une officine des saveurs. « J’ai plusieurs visions mais j’ai besoin du cerveau collectif ». Visionnaire à fleur de peau, ennemi du bruit et des furies, loin des guerres, il avance et devance, il échange dans le seul univers des échanges : la création. Otium et negotium conjuguent les plaisirs. Le laboratoire manifeste une marge d’erreur, une poursuite d’essais. Au restaurant deux étoiles Michelin, à Pauillac, asymptote de la perfection, le cosmonaute gastronaute suspend son vol au dessus du vide. « Expérimenter, avec la science, pour émulsionner une pulpe de fruit ». Certains mots fâchent le vocabulaire tout entier : « moléculaire ».



Thierry MARX, honnête homme à l’amitié quasi spontanée tant son ouverture généreuse, son écoute martiale infinie, forcent le respect et l’admiration, acquiesce : « une tasse de thé est moléculaire, une mayonnaise est moléculaire. Depuis Apicius, tous les siècles ont leur nouvelle cuisine ». Il sait que le concept de « gastronomie moléculaire », inventé à Harvard dans les années 50, se définissait seulement comme « la compréhension de la transformation du produit par la cuisson ». Il accorde que Ferran Adrià Acosta, né en 1962 à L'Hospitalet de Llobregat non loin de Barcelone, plongeur, pizzaiolo, cuisinier, inaugura « un séisme dans la gastronomie mondiale et il faut s’en réjouir ». Cette approche avant-gardiste pousse les moyens modernes sans taire le passé. Les cuissons à l’argile ou à l’algue sculptent un paysage culinaire : EASY MARX. L’art de cuire invente le moyen de « communiquer avec l’autre ». Il produit une écriture du réel.



Pendant vingt ans, l’ancien commis chez Ledoyen, Taillevent et Robuchon, foudroyé, copie Jacques MAXIMIN pour sa magistrale leçon de fraîcheur, Alain CHAPEL pour sa maestria symphonique, Bernard LOISEAU pour son magnanime engagement. Il vole autour du monde et des tendances (première étoile en 1996, deuxième en 2000), le Japon l’arrête. Il bouillonne d’activités. En 1999, il crée « COCIN’ART », une invraisemblable association de cuisine de rue afin de marier des univers hétérotopiques : designers, chirurgiens, sculpteurs. Le moine bouddhiste de l’estuaire tumultueux affectionne les travaux publics, les labeurs communs, les réunions et les unions. « La cuisine est un acte politique ». Empreinte de l’Archipel mais peu de l’Asie, la cuisine marxienne applique la règle des précepteurs de la triangulation : « Regard, Méditation, Dégustation ». Le paysage intérieur insuffle la forme, attise la curiosité, le plaisir de la frustration. « Grammage ». L’art culminant du goût confine à une agonistique.



« Accepter l’Autre dans la non-violence. Dans la sphère du combat, apprivoiser la violence ». L’essence de la saveur porte un décodage : partir d’un seul produit, rebondir sur une multitude. Le rituel du kaiseki, référence traditionnelle de la gastronomie nipponne, déploie neuf aliments, entre 35 et 55 grammes. Densités protéiniques raisonnées, gradation, procession bien plutôt que succession. Ritualisée jusqu’à l’acribie, l’univers émotif de l’ancien chef cuisinier du Regency Hôtel de Sydney parle pour lui. Pâtissier, chocolatier et glacier de formation (CAP en 1978), sa précision suprême du détail, son saisissement devant les découvertes boulangères enfantines le hantaient déjà lorsqu’il demeurait au dessus de la célèbre boulangerie de Bernard GANACHAUD (MOF79, inventeur de la fameuse flûte Gana en 1968), sise au 150, rue de Ménilmontant 75020. Ce « métier viril » le conduit aux mondes de l’art. Le bonze de Bages passe ses journées buissonnières aux Beaux-arts.



« Dans chaque plat, je vois un paysage en mouvement ». Des silences aux pianos. Le bruit, pollution contemporaine, vexation ultime de l’esprit humain, l’aventurier du Cheval blanc de Nîmes, ne l’accepte plus depuis longtemps. Trauma cinglant de la campagne de Beyrouth entre 1982 et 1983, lorsqu’il combattait dans les phalanges chrétiennes. L’audition lentement recouvrée, il mit quatre années à établir un « management fondé sur le calme ». Par là, l’espoir 3 étoiles 2004 Michelin ne goûte rien tant que la musique. Homme de la voie et amoureux des voix (Maria Callas, Edith Piaf, Sœur Marie Keyrouz, Ayo). « Mon rapport à la cuisine relève du lyrique ». La danse du soprano coloratur immisce dans un temple créatif, une méditation. Sur les bords de la Gironde, sur un banc, « je médite ». Le chef de l’année 2006 GaultMillau révolutionne la gastronomie française, un univers autoritaire ex-cathedra. La rue l’inspirait d’emblée. Encombré, issu d’une famille d’immigrés d’Europe de l’Est, il s’invente une tante bretonne.



Dérangeant, il obtient peu de visibilité car il vient d’une « cuisine planétaire ». Ses voisins : tunisiens au kebab, asiatiques, africains. Son monde scolaire s’identifiait à son monde culinaire. « Mon rapport au produit n’existait pas ». Le sublime gamin du quartier de Saint-Fargeau ne raconte pas le jardin de sa grand-mère mais son paysage, la rue impressionnante partout dans le monde. « Au Japon, c’est le seul moyen de rentrer en contact avec des gens en comprenant ce qu’il mange. On sympathise autour d’un cornet de frites ». La cuisine dessine le meilleur rapport à l’intégration. La streetfood repère les idées simples, la seule alternative plausible à « la mal bouffe », l’unique vertu éducative du goût. « Demain, des gamins auront envie d’aller voir une signature de cuisine ».



Le petit de la rue des Amandiers apprête un travail sur le bien être et la santé, le savoir être à table. Au Centre Pénitencier de Bédénac, en Charentes, il transmet des gestes de paroles, des savoirs d’altérité. « Il n’y a pas de mets qui ne suscitent pas de mots ». Le buccal crée le lien. TALLEYRAND, dans son discours politique, comprend la cuisine comme outil de diplomatie pertinent. Aujourd’hui, la cuisine équivaut à un outil de communication. « Je ne veux pas entendre la nième histoire fallacieuse du chef qui achète ses pommes de terre à Rungis tous les matins. L’univers gastronomique résulte d’une mystification fantasmée, fantasmagorique. Il se raconte des histoires ». Paul BOCUSE soulignait trois temporalités sérieuses : savoir-faire (maîtriser), savoir-faire-faire (manager), faire-savoir (communiquer). Ces trois temps s’articulent. De son sidérant parcours anomique, le Compagnon du Devoir retient la fragilité du chemin.



Il œuvre pour les autres : « les Restos du cœur », le Fooding, l’univers carcéral. « Les progrès de la génétique nous offrent des viandes sublimes, les techniques de cuisson nous permettent de faire en trois minutes ce que nos grands-mères mettaient trois heures à faire. Dans cette amélioration, j’entraine le plus de gens possible ». Loin de la ghettoïsation, vers la massification, l’ami des maraichers des Capucins invoque l’accessibilité au plus grand nombre. « La manière définit l’expérience d’un kairos, une intensité d’émotion, une incarnation ». Après le cortex, le client traduit un autre. Sa joie irrigue une liberté de complicité, de plaisirs, des moments. La cuisine défile par la connaissance absolue du produit. « Sublimation du produit », « fraicheur de l’instant ». La table sublime l’esprit contre la bourgeoisie monarchique du terroir. La grandeur de la France tient dans sa gastronomie.



Les agents de surface soutiennent, les liants contiennent, les bulles émulsionnent. Le consultant du Café LAVINAL, transporté par les ganaches de son gigantesque ami Sadaharu AOKI, tendu vers une intense créativité, concède : « Nous sommes parfois dans la souffrance ». Rigueur industrielle, innovation majeure fracassant le phantasme mijoté de la casserole, le Judoka des vignes raille un métier grippe-sou d’audaces, crispé sur ses peurs. « Le plat est réussi quand l’émotion physique est indescriptible ». Des jeux de vibration de l’enfance à la débrouillardise de l’univers du luxe, de la lumière odorante du pain parisien, des souvenirs de poulet beyrouthin doré, des saveurs du Mékong, des plats simplissimes dans des paysages sublimes, Thierry MARX tire un cirque halluciné, une transe du silence. De ses mémoires d’agneau roulé dans une couronne brulée au centre d’un quartier dévasté, il comprend que la vie prendra toujours le dessus. Des preuves d’amour : désir, partage, chair.



Mêlée de l’étude méticuleuse du confucianisme tardif, de vertus médicinales ou thérapeutiques, la cuisine tellurique marxienne vise « Le canard des immortels », à l’aune des frères Shan dans leur restaurant bordelais unique en Europe, « Au Bonheur du Palais ». Son inoubliable « risotto de soja » : concrétion vitale nipponne dans l’huitre du bassin, truffe et sel. Des paysages enluminés, des particularismes de l’universel, des voussures entoilées. Les grands maîtres du sushi lui enseignèrent les fondamentaux du produit. La fadeur iodée de la température post-mortem. « Déstructurer un produit pour lui donner un confort de dégustation au plus prêt de son goût originel, faire en sorte que l’animal ne soit pas mort pour rien ». Le boulanger du « Baba d’Andréa » jongle avec le temps, joue sur les tempi. La découpe mentale de l’épluchure d’un légume condense sa fièvre savoureuse. La matière le séduit en compagnon charpentier. Dans les bois, la senteur des arbres enivre parfois les apprentis jusqu’à l’évanouissement.

La matière circonvient, brutale et sensuelle. « L’abattoir m’insupporte. Au Japon, la mort n’est pas gratuite. Rien n’est laissé au hasard dans toutes les strates de la société. Un seul art martial compte parmi tous ceux que j’ai pratiqué : le sabre, le courage de la vérité ». Dans la sphère dynamique, l’effacement figure une disparition épiphanique. Cuisine du quotidien, cuisine d’exception. Loin de l’asphyxie dogmatique d’Escoffier, l’homme de la Terre et de l’Estuaire décoche sa liberté. « La Cuisine fonde le rêve ultime : rentrer de nouveau en communication avec le monde et avec les autres ». Philosophe-poète fildefériste, clown taurin affirmatif, le sage designer de tout son service compose une médiation dans un univers de paix. « Dans un temple bouddhiste, au nord de Kyoto, j’ai mangé une cuisine végétarienne d’une puissante qualitative insensée. Pierre GAGNAIRE vous met une droite lorsqu’il sort un plat, comme Marc VEYRAT. La joie c’est un épanouissement, une plénitude, un flottement, un élan, une détente ».



Dans la syntaxe de l’immense douceur de ce quatrième dan de jiu-jitsu, la croyance en la fable déborde la rencontre de l’histoire. Harmonie contre unisson, l’aubaine de l’embellie persiste. « J’ai eu la chance de manger chez Adria quand quelques happy few y dînaient. Cela a profondément influencé ma vision de la cuisine ». Celui qui se qualifie d’« enfant de GaultMillau » n’apprécie guère le trouble de l’hypermédiatisation. Il croit à la cohérence des étoiles mais il sait qu’« une cuisine rencontre un public ». Dans le grand voyage immobile du semi-pris, dans le délassement des textures et des températures sur les coagulations végétales ou animales, aux confins de la succulence, à la bordure de la rupture, à la lisière de la liaison, le professeur au French Food Culture Center de Tokyo nous éblouit par ses transitions. « Pigeon au thé, cannelloni céleri et betterave, croustillant de piquillos et rhubarbe ». Elles signifient l’extrême modernité d’une langue qui parle un autre langage sous la voûte céleste. Simultanément, elle image une structure proto-archaïque de l’élément gustatif. « Oeuf sous pression, caviar ».



La vie du produit se réalise autrement, la dynamique des chocs thermiques pronostique une ouverture radicale. Notre adolescent des beautés bellevilloises sélectionne un référentiel de cuisson dans la tradition. « Bar âge de pierre au cacao ». Il y pilote des décalages vrillés, des questions de véhicule mental, des interrogations de transport spirituel. « Foie gras choc passion ». A l’horizon de l’avenir, un grand chef maitrisera des techniques poétiques insérées dans des formes de narrativité. Un univers autour d’un plat, non pas des plats autour de l’univers. Non pas des plats paysagers mais un paysage dans chaque plat. « Filet de bœuf fumé aux sarments, pommes de terre confites au jus à quintessence ». « Caille conique, saveur tajine ». Le pic en toiton s’inspire du tajine, minuscule marmite à mi-chemin entre la vapeur et le rôtissage. La cuisson par la sole du four exhausse les saveurs dans une charpente totale.



Les « Colonnes de Buren » dans le bœuf fumé épanouissent le désir de créer une ligne de fuite, une perspective architecturale qui transgresse les limites de l’assiette. « L’assiette n’existe pas. Elle symbolise encore un conflit ». Au vrai, le complice de travail de la photographe Mathilde DE L’ECOTAIS sculpte des transparences. Avec la marque japonaise culte, Sugahara, située à Chiba, près de Tokyo, il collabore à la fabrication de plats soufflés à la bouche qui métamorphosent la dimension de la lumière. Abolir le concept d’assiette équivaut à restituer à la vaisselle sa modularité spatio-temporelle. Déguster à l’orée de la prise. Une incommensurable saveur, la sublimation esthétique du produit. L’ancien parachutiste interroge le passage, la voie, la transmission gestuelle de la délicatesse sereine de l’étrangeté. Oeuvre d’un sage ou d’un fou, nul ne saura. L’ancrage du topos signe les traits de caractère du logos. Toute la vie de notre amateur de grands liquoreux en fin d’après-midi, dans ce bras de terre médocain isolé, perdu, balance entre l’ordre monacal de l’ampélographie, façonné par la main hirsute de l’homme et les désordres remuants de l’axe médian du fleuve.



Presque né au Maghreb, captivé par les Orients, Thierry MARX, traverse tous les creusets communautaires : ashkénazes et sépharades des hauteurs de Belleville où l’odeur des olives marinées s’achevait en danse entêtante; quintessence sophistiquée de l’élite cultivée des gastronomies marocaines et libanaises ; folies culinaires du pays du Soleil Levant. « Nous ne sommes pas des marchands du Temple. Nous vendons du rêve, de la poésie, de l’émotion. La table rend heureux ». L’ami des nutritionnistes et des neurochirurgiens, édifie un abord philosophique du point de satiété. Il gramme le plaisir de nos prises en bouche. Emprise Kaiseki ou virtuosité Aikido, il songe à un dîner terminé par du sel où le convive rebrousserait chemin. L’empire sucré représente une autre dégustation dans un nouveau décor. Le globe irréel de fin de soirée implique un point de vue métabolique différent.



Tous ses collaborateurs pratiquent les arts martiaux afin de saisir la fluide évanescence parfois déstabilisatrice du service. Entre chaque proposition, un cycle de sept minutes. Une synchronie avec la salle. Street Marx, Sweet Marx. La pharmacopée et le désordre convoquent une nouvelle dimension. La pâtisserie cuisinée change les formes et les couleurs. Vapeur, chocolat, framboise, balsamique. Les caramels au beurre salé déstructurent les tartes au citron. « Les gens atterrissent dans la sphère dynamique ». Des classiques classieux dans un paysage, des légumes en sortie. Chutney d’aubergine en dessiccation. Passe-passe sur les jus tel un Dashi. « Le semi-pris quasi instantané de ma grand-mère. Ni trop froid, ni gelée, la puissance de la saveur ».



L’« Avant-beurre », souvenir de la substance baratée par le garçon de ferme à Beuzeville (Normandie), conte cette crème acidulée par son foisonnement même. « Saucisson virtuel, craquant de lentilles au lard ». L’ex prodige tourangeau au Roc-en-Val frappe à jamais ses clients, son restaurant offre le comptoir de la vie, un homard bleu dans une boule de vapeur. « Le client n’a jamais rien goûté ». Il ne connaîtra pas cette sensation de crème glacée au sortir de la CARPIGIANI. A l’oreille, à l’œil, au toucher, le parcours sensible sans mélancolie de Thierry MARX nous ouvre au chant soufi de notre propre intériorité. Sans cris, dans une euphonie apaisée du sens civique, juif, communiste, bouddhiste, shintoïste, le Maestro humain trop humain du Château Cordeillan-Bages, à Pauillac, nous rafraîchit la mémoire par l’éternelle étincelle du présent, ici et maintenant.



Photos : Mathilde DE L’ECOTAIS
 
 

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