PORTRAIT DE CHEF
Christian le SQUER

Par Fabien Nègre

Ce Portrait a été écrit alors que Christian le SQUER était chez LEDOYEN. Depuis fin Octobre 2014 le chef est dans le restaurant Le CINQ de l'hôtel George V Four Seasons.

LEDOYEN. Une Adresse légendaire. Bien plus et encore plus mystérieux, un havre de légendes gouverné avec ultime maestria par le plus discret des triple étoilés français : Christian Le Squer. De sa ria d’Etel (Plouhinec, Morbihan) aux doubles macarons de l’Opéra, ce noble breton sportif au sourire nimbé de bonheur n’admire rien tant que le panache patricien d’un crustacé ou la distinction charnelle d’un tailleur Chanel.

Au temps de Louis XV, les carrosses et autres cavaliers affluaient sur cette partie courue des Champs-Élysées. Les baraques d’amusement animaient le pavé. En 1791, Pierre-Michel DOYEN, traiteur réputé, transforme la guinguette en restaurant, inventant tout d’un coup le service à la carte. Robespierre, Danton, Marat s’attablent en clients assidus. Sous le Directoire, Joséphine de Beauharnais rencontre Bonaparte chez DOYEN. En 1814, l’établissement, devenu «LEDOYEN», obtient les faveurs du Guide des Dîneurs qui souligne «l’élégance des salons, l’heureuse disposition des cabinets particuliers et la promptitude dans le service». Sous la monarchie de Juillet, le talentueux Jacques-Ignace Hirttorff dessine le Pavillon LEDOYEN sous les marronniers, saules pleureurs et fontaines. En 1842, le tout-Paris des fins esprits et des divines dames s’y presse. Le fastueux maelström du Second Empire amplifie encore la notoriété de ce rendez-vous de charme.
Les jours de vernissage, Degas, Manet, Cézanne, Pissaro, Monet y prennent également leurs quartiers. Agrandi en 1898, rénové en 1909, le Pavillon accueille Maupassant, Zola, Flaubert, quand Gide y fonde la NRF. Les Années Folles placent le lieu au cœur des modes et des mondains, des élégances excentriques et des célébrités éclectiques. Depuis sa réouverture en 1962, le PAVILLON LEDOYEN ne cesse d’incarner l’élite des rendez-vous politiques et les exquises jouissances de la grande bourgeoisie parisienne. A la montée de l’escalier central marqueté par l’Histoire, personne ne se douterait, que, derrière ses somptueux rideaux se drape l’une des gastronomies les plus créatives de Paris. Christian Le Squer arrive d’un riche terroir et de parents de ferme. Il surgit du pays où les âtres mangent bon et bien, scrutent les justes produits. Besogneux en mouvement, voyageur intarissable, il compose une symphonie, en nez musicien.

Titulaire de l’Ecole hôtelière de Vannes, il fait ses classes, à vingt ans, au mess des officiers de Saint Augustin. Là, coup de foudre ou coup de cœur. Ses camarades lui content l’épopée fantastique des hautes maisons. Il les écoute comme un enfant qui reçoit ses cadeaux de noël sous le sapin. Seule réticence, la relation physique au sucre. Volontaire, il galère. Personne ne veut de lui, pas de réseau. Il débute à «La Fermette Marbeuf». Puis, il passe au restaurant de l’Opéra. En trois ans, trois créations irrévocables (langoustine, turbot, ris de veau), qui saisissent deux étoiles. En 1996, Jean-Marie Messier vient le chercher pour remplacer Ghislaine Arabian chez LEDOYEN. Un jour de mars 2002, il sent une agitation invraisemblable dans sa brigade, son chef lui procure la grosse émotion de son existence : la troisième étoile. Une sensation indestructible d’intégrer un club ultra sélect. Lors de la remise des prix, une anecdote historique se produit. Guy Legay, ex-chef redouté du Ritz, témoigne que Christian Le Squer devient le seul de ses élèves à atteindre ce niveau. Il octroie une confidence à l’assistance : «Aujourd’hui, l’élève a dépassé le maître». Toute la salle pleure. Avant lui, jamais le Pavillon LEDOYEN n’avait gravi ce sommet. Excellent chef, il culmine aujourd’hui dans son art. A 40 ans, il trouva sa syntaxe sans aucun héritage. Chaque passage dans un établissement nourrit le parcours, apporte une pierre : créativité, management, travail du produit, responsabilités. Pour comprendre le métier, il en pratiqua toutes les strates.

Il sait la chamarrure de sa Bretagne. Au Nord, moins de soleil mais des crustacés princiers plus iodés. Au sud, des fruits de mer éblouissants. Dans la contrée des environnements boisés et des plaisirs de la baignade, la table envahit tout, la terre caresse la mer, le bouquet de crevette à portée d’artichaut. Ce terrain hors norme embrasse une immense culture du palais, les us et coutumes des manières de bouche, un savoir manger quasi naturel. En chef breton, Christian Le Squer cultive ses ailleurs dans la complétude des poissons et la courbe des légumes. Pourtant, personne n’expliquera jamais ce qui fait LEDOYEN, une réussite flamboyante dans une institution au diapason de la contemporanéité, des ondoiements de la rémanence du temps qui s’évapore devant nos yeux esbaudis. Perce aussi la beauté luminescente et l’exigence terrifiante de cette clientèle unique en son genre (patrons médiatiques, fins politiques, célébrités extravagantes) dans le ballet feutré des berlines qui froissent le gravier à l’approche du dîner. Du haut goût comme d’un lyrisme jalousement partagé. Il y va du secret de l’entre soi de la gourmandise, de celles et ceux qui requêtent du sur-mesure, des « cas difficiles », de l’original ultra contemporain dans un haut lieu du classicisme.

Christian Le Squer aiguise sa curiosité, il aime à priser et savourer de nouveau tous ses plats. Il attise le relief caractéristique de ses propositions douces et marquées, ductiles et tranchées. Dans le tournoiement du monde, sa cuisine compose la saveur du jour. Certains mets, parfois, se cristallisent. Ils forment des « spécialités », des référentiels à destination de la clientèle. «Une maison prestigieuse propose des réussites culinaires universelles». Notre chef intraitable, si généreux, avance sa théorie du « raisonnable maîtrisé ». Une façon régulière raisonnée ne sombre pas dans l’élucubration, représente un angle vital cultivé qui respecte les hôtes. Dans l’harmonie et non l’équilibre, dans la conciliation et non la réconciliation, le Sage du DOYEN écoute l’huile d’olive au pays du beurre, touche à la légèreté au territoire du dodu. Il élabore la cuisine qu’il aime, celle des pommes de terre encore chaudes réveillées par la beurrée, celle de la chair infiniment délicate du crustacé lové dans l’huile d’olive vierge extra montée aux agrumes.

Seul son palais vaque, une absolue priorité. Après les levées gustatives, survient l’assemblage des matières, le design courtois de la mise en contour. La création déploie le pur, le bon, l’agréable, une certaine idée du sensible dans cette gastronomie réduite, vigoureuse. Seul l’assemblage engage sa quête de couronnement. Puissance et finesse, à l’instar d’un cru éduqué. Au vrai, Le Squer tourne autour de l’invisibilité en écho à l’inférence deleuzienne : l’évènement passe inaperçu, l’étreinte est une distance. Les flacons girondins conviennent partout, noblesse oblige. Une maison de cette tenue, dans sa rareté, forme un lieu et un milieu, elle porte en elle toute une réflexion sans théâtralisation. Elle insuffle une «cuisine cuisinée mais avec beaucoup de saveurs». Elle n’explique rien, elle ne maintient aucun ordre. Elle exprime juste la passion du goût : les odeurs iodées et marines du poisson sans rien étouffer, les fragrances franches des sous-bois rafraîchissant la bouche.

Ce labeur titanesque restitue autant l’émotion qu’il ne montre la dangerosité du présent. Corser la saveur en corsaire vous transporte sur la ligne de dislocation, sur un balai de sorcière, trois étoiles. Un boudin provoque l’amour mais requiert une technicité, il appelle une tête de cochon entière. Le parfum d’une tranche de lard demande sa marinade de soja aux graines de sésame. Ouvrez la porte, ne faîtes pas cavaliers seuls, trouvez une équipe pour vous accompagner. Christian Le Squer nous fait souvenance de tout l’imaginaire d’une brigade, du style propre à chaque établissement, de la sensibilité historique du Pavillon car il sait le savoir du client. Les clients avisés enseignent certaines cuissons. Leurs connaissances infinies, passionnées, acquises lors de la fréquentation quotidiennes des trois étoiles leurs assurent une science comparative. Une clientèle instruite tire vers les sommets, grandit l’attachement à ce que le terroir offre de sapidités.

Partage de l’amour et amour du partage correspondent aux frictions de la joie, à la joie du frisson. Il révèle le plat dominical de sa mère «où l’on ressentait l’Amour». Dans une restauration moderne, en sommellerie, la «tendresse douillette» change tout. Quand la betterave rouge tutoie l’anguille, le public reconquiert la netteté des saveurs coutumières. Aujourd’hui, Christian Le Squer s’inquiète de la disparition des chasses royales : perdreaux sauvages, lièvres. Pas de grand office sans grand produit, la rareté rend les chefs otages des fournisseurs. En chaque chef, la part de féminité perle dans le dressage pictural, dans les articulations audacieuses. «Insatisfait pathologique», «obsessionnel de la perfection», l’orchestrateur d’ETC. (Epicure Tradition Cuisine) améliore l’idéal. Il mange sa cuisine trois fois par jour, la regrette quand il s’éloigne, admire les senteurs qu’il tient en sa mémoire. Il voudrait que les hommes se souviennent longtemps de sa langoustine souveraine, de son boudin audacieux. Des plats signés et des mets signatures, une seule odeur, une seule couleur.

Un trois macarons fonctionne en bulldozer, une machine à composer durant trois heures des trouvailles merveilleuses. Manger instille de l’amour comme une visite au musée, une soirée à l’opéra. La démarche ne relève plus de l’anodin, elle opère une destination de fête. Les convives implorent les luxes du service et déplorent toute imperfection. Ce moment passé, sublime et inoubliable, dans le « packaging du partage » ne souffre aucune médiocrité. La restauration impacte un moment d’exception du palais. Le turbot ou le ris de veau s’offrent suaves, spontanés, pansues, cuits à la perfection, à la limite de la rupture. Christian Le Squer, tenace pédagogue, drôle, joyeux alerte, enseigne des leçons gustatives et des traits de civilisation à ses deux enfants, Ronan et Solène, palais supérieurs. Le choix du Roi.

A 45 ans, le Chef des Cuisines du DOYEN parcourt le monde avec allégresse, en jeune homme aguerri. En testant tous les augustes restaurants new-yorkais, il exerce son incroyable palais à tout et partout. A l’affût des textures vaporeuses et des produits angéliques, il apprend l’agro-alimentaire, la synthèse trafiquée. Persuadé que la haute gastronomie mutera en enjeu social voire culturel car trop onéreuse, trop rare, il observe avec attention les glissements de la culture du bien-être qui ne se forme plus dans la maison mais avec l’extériorité masculine. L’homme, pointu, se penche aujourd’hui plus que jamais sur la cuisine. Seule la femme d’un haut niveau social perçoit les enjeux alimentaires. Pape heureux, pope malicieux, Christian Le Squer se souvient de cette mère qui ne cuisinait pas mais qui lui apprit très vite l’air marin et les belles matières. Gourmand éveillé, gourmet satisfait, ogre gentil.

Parfois, avec des gastronomes hors pair, il délire, déraille rapidement, s’embarque dans des essais pantagruéliques. Ces exercices spiritueux, ses hommages charnels le rapprochent de la simplicité de la substance. Afin de parfaire sa maturité technique, il parie sur les niveaux de cuisson. Savourez tous les pains de LEDOYEN. L’homme du Carré des Champs-Élysées court dans la cour des Grands, ses tableaux dorment à côté du Louvre. Terriblement humain, entrepreneur courageux, il introduit une liberté sensible de manger sans se prendre au sérieux, «sans sauver des vies». Emporter les gens très loin dans la subtilité. Avec ses amis confrères (Jean-François Piège, Eric Frechon), il compare la cuisson d’une épaule ou d’un râble dans le lièvre à la royale. En Indonésie, il contemple la pêche de minuscules crevettes vivantes, poêlées puis fumées sur des noix de coco. Un délice extatique. A Tokyo, chez JIRO***, hypnotisé par la pureté du riz, la lenteur palpitante de l’eau, la découpe parfaite du poisson, il croyait la montagne en pleine ville. A Arcachon, il nage, court au petit matin sur la plage. Les entretiens du corps.

Pour l’heure, il jubile à l’idée du tempo de sa prochaine partition : un pot-au-feu d’abats d’origine lombarde. Un groin de verrat, une joue de goret, une langue d’agneau, un ris de veau étouffés dans une infusion de champignons des bois au vinaigre d’herbes et de fruits confits à la moutarde italienne. Son doux visage de santon de crèche s’illumine au songe de ce « mets extraordinaire ». Il imagine déjà ces viandes enlacées : filandreuses, laiteuses, gélatineuses. Bon breton en proie à la peur de reprise de la mer, attentif et prudent, attaché à ses équipes, Christian Le Squer intensifie sa vie heureuse par une «quête culinaire intellectuelle». Patron accompli aux commandes d’une robuste PME (180 fiches de paye par mois), il projette l’ouverture d’un autre bistrot parisien. Savoir de la discrétion, efficace du secret.

In fine, LEDOYEN ne ressemble à rien d’autre : une sensibilité exacerbée dans des assiettes réunies, non pas dissociées à l’engouement nippon, un personnel rompu à l’art suprême des civilités. Pour inventer chaque jour cette éblouissante cuisine «terre mère» en parfumeur, il lèche les vitrines, arpente les rues, guette les tendances. Il joue ses poissons à saturation de sel, fuyant l’arrogance du poivre. Dans ses cases mentales microcosmiques, les fameuses épices embaument. Carvi, Cumin hantent sa mémoire olfactive. L’avidité de la gourmandise grave mille goûts. Le mangeur n’imagine pas l’ouvrage. De la haute couture à la pureté de l’élégance. Dans un monde agité, l’anguille semble toute bête mais elle subsiste, longue en bouche. Sans feux d’artifice écumeux, la distinction de l’ineffable voisine avec l’esthétique du silence. De grands moments. Tout remettre en jeu, au matin, dans une pièce théâtrale en guise de grand prix de Formule 1. Conserver l’excitation de la compétition, la prédation du débordement, emboués, bousculés.

LEDOYEN offre des orientations de vie, de majestueuses soirées impressionnantes de simplicité dans la complexité de l’évidence. Chaque femme désire, un jour, arborer un tailleur Chanel. Karl Lagerfeld redessina le tailleur de la féminité d’aujourd’hui. Distrait, omniprésent, Christian Le Squer vit dans le tourbillon d’un nuage. Se souvenir du sentiment, le sentiment d’un plat. La marche suprême.


Photos : DR – 1 : Christian Le Squer - 2 : Le jambon blanc avec morilles et parmesan aux spaghettis chez LEDOYEN - 3 : Le boudin maison au jus de fruit de la passion chez ETC. - 4 : Le croquant de pamplemousse cuit et cru au citron vert chez LEDOYEN - 5 : La salle de chez LEDOYEN.

LEDOYEN - Christian Le SQUER
1, Avenue Dutuit - 75008 Paris

LE CINQ Four Seasons George V
31, avenue George V - 75008 Paris



 
 

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