Dans la région aride de Nurri, dans les années 50, le père de Flavio MASCIA œuvre sur les rails de chemin de fer. Un artiste ferronnier, à la dure. La mère régimente déjà un « restaurant » mais dans une maisonnée de onze enfants. La route serpente, la fable et la table s’animent. La dame de maison excelle dans l’art culinaire du village : " raviolis au citron et au safran, du cousu main en forme de cuissot d’agneau ". Dans le sud des deux îles gémellaires, la fête de l’instant bivouaque vers tous les instants de la fête. Le rituel démarre dans le clair matin jusqu’à la douce folie délirante du déjeuner dominical. Haute couture de la pate, haute culture des gourmands. " Des plats de pauvre mais très riches ". Le gros ravioli remue à toutes les sauces : pomme de terre, pecorino, huile d’olive, tomate, menthe fraîche. A travail de tours de force, plat unique. La farce inoubliable nourrit son homme. Les conversations déboulent de la montagne et du canyon.
Timide, gauche, le garçonnet du pays des montagnes et des collines " ne connait pas la langue des voisins ", court à l’école sur la place du village. Sortir de son milieu, échapper à son fatum. Toute la fratrie plonge dans le rang du rail. Dès 9 ans, notre spécialiste des beaux produits de l’île plurimillénaire des horizons rocheux " veut étudier " pour partir. Berger, paysan, garde-barrière, très peu pour lui. Scientifique doué, il travaille pourtant précipitamment suite à un accident paternel. A 17 ans, un ami barman à Cagliari, l’encourage à intégrer « l’Hôtel Mediterraneo » non loin de la basilique de Bonaria. « Ce bar de vedettes », en 1973, incarne une tradition de confort et de bien-être, un joyau. Le patron de la terrasse aux citronniers du FONTANAROSA, sous le feu de la passion, rentre à l’ENALC (Ecole Hôtelière de Cagliari), un passeport pour le monde et le voyage, l’indépendance et liberté.
A Senigallia, dans les marches italiennes, le déclic surgit en apprentissage à l’ « Hôtel Bagni ». Un directeur exemplaire, Monsieur PICOLI, révèle le jeune homme à la comédie. Des maîtres de salle exceptionnels, deux chefs de cuisine bardés de premiers prix ferment le bal. Elève, client, serveur, le jeune homme de la province du Nuoro déguste la joie de tout goûter, aux innocents la bouche pleine. "J’ai compris la beauté de la cuisine à 18 ans. Tout me fascinait, le bar, la salle, l’école". Comprendre tous les produits, boire tous les vins, jusqu’au porto et au Grand Marnier. Gagneur avide des manières de table, bouillant des façons d’œuvrer, lecteur polyglotte, intellectuel de la restauration, l’ambitieux du pays des hommes supercentenaires (110 ans et plus) rêve des grandes maisons européennes (France, Angleterre). Il arrive au Sheraton de Porticcio les poches trouées, subit les premières frasques contre le rital. Il persiste, "pour comprendre le goût de la truffe, dominer les problèmes, malgré les coups de poing dans le bas des portes, les larmes de fin de service".
Fier, digne, l’homme du pays des chevaux sauvages vainc la guerre des salles entre corses et sardes, se délecte des "merveilleuses soupes, des succulentes bouillabaisses". Sur le terrain, il apprend auprès des maîtres et non plus dans les livres". Saisonnier durant sept ans, il s’éduque aux vins rares auprès d’un meilleur sommelier de France, au Domaine du Mont d’Arbois, à Megève. Commis, "je voulais apprendre et comprendre, faire saliver les clients avec la mousse au chocolat, vivre ma passion de l’art de la découpe". La bouteille de champagne s’ouvre telle une caresse, les flacons bordelais coulent à flot "pour ne pas mourir sot". A la vitesse de la poudre, notre solide fils du Flumendosa et de l’ogligliastrino campidiano, ingurgite le Larousse des vins. En 1974, grâce à une vieille diane froissée, en compagnie de deux chypriotes hagards, la ruée vers Paname le dépose. Il loge dans un hôtel douteux du boulevard Garibaldi. La ville grossit tel un œuf ivre de son chemin.
Notre homme du pays des mines, tendu et ému, s’essaye à un étrange véhicule suburbain, le métropolitain. La place de la Concorde tournoie en ces demeures mordorées. Enfin, en 1975, un mythe, mieux, une légende : MAXIM’S***. Impressionné par le directeur de salle ultramontain, tétanisé par les soucoupes amoncelées, cloué par le Chef Michel MENANT, notre garçon s’initie à toutes les sauces, de la diable à la périgourdine. "Une armée en marche. Une maison infiniment complexe : étage, salle, guéridon, découpage, flambage". Le restaurant, amphithéâtre ourlé des passions sociales, tréteaux de toutes les vanités, reçoit le beau-monde planétaire des fortunes flapies, orchestrées par le fameux Roger VIARD. Un personnage qui sait calmer les ardeurs et les hyperesthésies des princesses du rang royal. Les Onassis et autres Nyarko se volent la vedette. La bataille des egos épuise. "Dans un restaurant, il faut tout administrer, tout voir"
Le compatriote de Paolo FRESU, à 21 ans, retourne au pays natal. Il fuit les italiens gâtés, les extravertis infernaux, les arrogants discourtois. Son ami, Hugo MIRAVALE, en 1978, le coopte pour le « Mirabelle» de Londres. "Des fêtes, des pâtes et des filles, puis ma femme". Le 18 janvier 1980, notre attachant barman sarde rentre au Pavillon de l’Elysée. Il s’instruira des liqueurs et des cigares auprès des rois et des reines. A 30 ans, " je veux devenir patron et non has been ". Premier distributeur (F Distribution avec Fausto LOI) de pecorino à Paris, en 1986, conseiller des restaurateurs italiens, agent en vins pour la SAPAR, l’amateur de Porceddu (petit cochon de lait entier souvent parfumé aux myrtes et au laurier) rachète FELLINI, rue de l’Arbre Sec. Avec l’aide de l’Institut Oenologique de Vérone, il repère le nec plus ultra car il ne désire pas " vendre de la farine ". En 1995, il acquiert FONTANAROSA pour devenir "une tête, pas une queue".
Ardent défenseur des produits sardes, fin connaisseur de son marché, Flavio MASCIA introduit la fregola, le malloreddus, la botarga, la mirto, les figues de barbarie, les arbouses. Depuis 25 ans, il œuvre sans relâche au service de la qualité cisalpine. Il parle en sage savoureux : " un jambon désossé sur commande, des huiles d’olive presque à boire, du miel d’arbousier sarde, tantôt amer, liquide, crémeux ou granuleux, du gorgonzola. Des merveilles ". Un coureur de fond qui parcourt les foires (Vérone, Parme, Milan). En érudit gustatif qui affectionne de raconter des histoires d’enfant, il se documente, il excelle dans la compréhension des mouvements imperceptibles de sa clientèle. Ambassadeur de la Sardaigne et de l’Italie à Paris, il chante sa collection de grappas. Discrètement, des professionnels étoilés (David DALMASSO, Christophe GUYON, sommelier d’Enoteca Pinchiorri***à Florence) fréquentent sa douce terrasse ombragée.
D’un regard madré, mâtiné d’une indicible poésie, Flavio MASCIA nous délivre sa dernière philosophie du client : " Avec mes clients, je suis moi-même. S’il rentre chez moi, il m’a choisi. Regarde les yeux, surtout des femmes. Un bon jour, une belle voix, un bel au revoir. Accompagner et raccompagner. Parler des produits avec vérité et peu de mots. Chaque table est un monde à part ". Le cuisinier écoute à l’aune d’un couturier. Les clients cristallisent des modèles. " Les formes de nos vies, des anecdotes ". FONTANAROSA provoque la rencontre, un havre de vie, une place des fêtes. Des paysages méditerranéens, le goût explose dans une mise en bouche à la truffe. A la faveur de la scène, la ponctarelle, une salade hors norme, nous dépayse. Un chausson au fromage et au miel nous décille. Ici, un pain sarde, cuit à même la pierre, rafraichit notre bouche. Là, des jeux de matière annoncent le voyage léger de l’été : "curlugionis alla Campidanese" (raviolis farcis à la ricotta, zestes d'orange et de citron, safran, sauce tomate), "malloreddus" (gnocchis au safran, sauce tomate, saucisses et grains de fenouil), "fregola alle seppie et il loro inchiostro" (pâtes torréfiées aux seiches et à leur encre). Chaque mangeur construit une île dans la tentation de l’île.
Photos : Chamourat ; DR.